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a^itt I.jukakï
tutti <'oUcfIi..n.
COrntciitiiISSl.
ï^rtV*#^ -^ * ' '^''^
TRAITÉ DES ÉTUDES.
TOME II.
ASTOilS >îliV^-\08lli.
PkMBf
TYPOGRAPHIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES, RUE J\COB, 50.
tX
TRAITE 7^
DES ÉTUDES,
PAR ROLLIN,
NOUVELLE ÉDITION, REVUE
PAR M. LETRONNE,
MEMBRE OB L'nrSTITUT ( ACAOÎM» DIS IVICXimOVS «T BXI.I.XS«I.KTT1BS ) ,
ET ACCOMPAGNÉE DES REMARQUES
DE CRÉVIER.
TOME DEUXIÈME.
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PARIS,
LIBRAIRIE DE HRMIN DIDOT FRÈRES,
IMPRIMEURS DB L'iNSTITUT ,
RUE lAQOB, 56.
1845.
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TRAITÉ
DES ÉTUDES
OU
DE LA MANIÈRE
D'ENSEIGNER ET D'ÉTUDIER
LES BELLES-LETTRES.
UVRE CINQUIEME.
DES TROIS GENRES D'ÉLOQUENCE.
Ce livre cinquième renferme des réflexions sur Péloquence du
barreau , sur Téloquence de la chaire, et sur Féloquence de Vf.-
criture sainte.
CHAPITRE PREMIER.
DB l'Éloquence du babbeau.
Les r^Ies quej*ai données jusqu'ici sur Téloquence, étant
presque toutes tirées de Gcéron et de Quintilien , qui se sont
principalement appliqués à former des orateurs pour le barreau ,
pourraient suffire aux jeunes gens qui se destinent à cette hono-
rable profession. J'ai cru néanmoins devoir y ajouter quelques
réflexions plus particulières, qui puissent leur servir comme de
guides , en leur montrant la route qu'ils doivent tenir. J'exami-
nerai d'abord quels modèles on doit se proposer dans le barreau
pour se former un style qui y convienne. Je parlerai ensuite des
moyens que les jeunes gens peuvent employer pour se préparer
à la plaidoirie. Enfin je ramasserai quelque chose de ce que
. TB- DES ÉTCD. T. II. ^
2 TRAITE DES ETUDES.
Quintilien a dit de plus beau sur les mœurs et sur le caractère
de l'avocat.
ARTICLE PREMIER.
Des modèles d'éloquence qu'il convient de se proposer
au barreau.
Si nous avions les harangues et les plaidoyers de tant d'habi-
les orateurs qui depuis un certain nombre d'années ont si fort
illustré le barreau français, et de ceux qui y paraissent encore
aujourd'hui avec tant d'éclat, nous pourrions y trouver des rè-
gles sûres et des modèles parfaits de l'éloquence qu'on y doit sui-
vre. Mais le petit nombre que nous avons de ces sortes de pièces
nous oblige de recourir à la source même , et d'aller chercher
dans Athènes et dans Rome ce que la modestie de nos orateurs ,
peut-être excessive en ce point, ne nous permet pas de trouver
parmi nous.
§ I. Démosthène et Cicéron modèles d'éloquence
les plus parfaits.
Démosthène et Cicéron , du consentement de tous les siècles et
de tous les savants, sont ceux qui ont le plus excellé dans l'élo-
quence du barreau ; et l'on peut par conséquent proposer leur
style aux jeunes gens comme un modèle qu'ils peuvent sûrement
imiter. Il s'agirait pour cela de le leur bien faire connaître, de
leur en bien marquer le caractère, et de leur en faire sentir les
différences. Cela ne se peut que par la lecture et par l'examen de
leurs ouvrages. Ceux de Cicéron sont entre les mains de tout
le monde , et par cette raison assez connus. Il n'en est pas ainsi
des discours de Démosthène; et, dans un siècle aussi savant et
aussi poli qu'est le nôtre , il doit paraître étonnant que, la Grèce
ayant toujours été considérée comme la première et la plus par-
faite école du bon goût et de l'éloquence , on soit si peu soi-
gneux, surtout dans le barreau, de consulter les habiles maîtres
qu'elle nous a donnés en ce genre ^ , et que , si l'on ne croit pas
' n Ego idem existimavi pecadis esse, apad tuos cives aactoritatem tuam , sub-
non hominis, qanm tantas res Grteri auscaltando tamen excipere Toces eorum^
sasciperent, profiterentar , agerent.... et proeul quid narrarent attendere. »
non admovere aurem, nec , si palam ( Cic. de Orat. lib. I , n. 153. )
audire eos non anderes , ne minueres
TRAITÉ DBS ÉTUDES. :&
devoir donner uo temps considérable à leurs excellentes leçons ,
on n*ait pas au moins la curiosité d'y prêter Toreille comme en
passant, et de les écouter comme de loin, pour examiner par
soi-même s*il est donc vrai que Téloquence de ces fameux ora-
teurs soit aussi merveilleuse qu'on le dit, et si elle répond plei-
nement à leur réputation.
Pour mettre les jeunes gens et ceux qui n'ont point étudié le
grec en état de se former quelque idée du style de Démosthène,
je rapporterai ici plusieurs endroits de ses harangues , qui ne suf-
firont pas , à la vérité , pour montrer tout entier ce grand orateur ,
ni peut-être pour donner des modèles de son éloquence dans tous
les genres , mais qui aideront au moins à le faire connaître en
partie , et à faire sentir ses principaux caractères. Py joindrai
quelques endroits de la harangue qu*£schine, son compétiteur
et son rival , prononça contre lui. Je me servirai de la traduction
qu'en a faite M. de Tourreil : j'entends la dernière , qui est beau-
coup plus travaillée et plus correcte que les précédentes. Je pren-
drai pourtant la liberté d'y faire quelquefois de légers change-
ments, parce que d'un côté on y a laissé beaucoup d'expressions
basses et triviales ' , et que de l'autre le style en est quelquefois
trop enflé et ampoulé * : défauts directement opposés au carac-
> Ce que nous demandions toas à cor bras de la volupté ; mais que , dans les
et à cri.... Le soin qa'ils ont de yous eonjom'iures et dans les évéHêments , vovs
corner aax oreilles... Si Yoas continaez courez les derniers périls. Voici le texte
à fainéanter.... Vous Yons comportez an de la première partie , qui seule suufrre
rebours de tous les autres hommes.... qaelque difficulté : Elô' 0(lïv (ru|l6s-
Vous ne cessez de m'assassiner de da- 6r,xevéx TOUTOU évixèvTaîçèxxXrjff^aiç
baudenes étemelles.... Us tous escamo- __,,_2y „„; v^l/yve^.e^/». w/;«^« »r.A^
teront les dix talents... Vous amuser de TÇ^W^ ï*' xoXaxeueff6ai TtavTa npoç
fariboles.... 11 se ménagea un prompt l^ôovVjv àxouou(nv. Voiflns le traduit
rapatriement .. Qnc si le cœur tous en »»«"* : ^«^ W eonsequimini , ut in con-
flit, je vous oède la tribune.... Mais, eionibus fastidiatis , assentationibus de-
tout compté, tout rabattu.... Non, en liMti , et omnia qua voluptati sunt au-
dussiez-Tous crèvera force de l'assurer diatU. Ce qui est le yéri table sens; et
fkussement.... Vous yomissiez des char- de Maucroy Fa suivi : « Vous vous rende»
retées d'injures ... Je rapporte ce peu difficiles dans vos assemblées ; vous
d exemples entre beaucoup d^ autres, ▼onleiy être flattes, et qu'on ne voua
pour avertir ceux qui liront cette tra- t»«nne q»» des propos agréables Ce-
duetion, très-estimable <f ailleurs^ de ne pendant cette délicatesse vous a con-
point imputer à V orateur grec de pareils duits sur le bord du précipice, m Ce qut
défauts d'expression. « trompé M. dé Tourreil est le mot
3 Je ne citerai qu'un endroit tiré de la Tpuçqiv, qui signifie ordinairement , deli-
troisième Philippique. De là il arrive dis albtuidare, diffiuere , in delieiis vi-
que dans vos assemblées , au bruit fiât- vere. Quand il aurait en ici ce sens , il
leur ^vMis adulation continuelle, vous n'aurait pas fallu l'exprimer par ces
vous endormez tranqttillemeni entre les termes pompeux , voris vous endormez
4 TBAITÊ DES ÉTUDBS.
tère de Déroosthène, dont Téloeution réunit en même temps
beaucoup de simplicité et beaucoup de noblesse. AI. de Mau-
croy en a traduit quelques discours. Sa traduction , moins cor-
recte en quelques endroits , me parait plus conforme au génie de
Torateur grec. Je Tai employée en partie dans le premier extrait
que je donne ici, tiré de la première Philippique.
§ II. Extraits de Démosthène et cTEsckine,
I. EXTRAITS DE DÉMOSTHÈNE.
De la première Philippique.
M. de Tourreil met cette première Philippique à la tête de
toutes les autres harangues.
Démosthène anime les Athéniens par Tespérance d'un meil-
leur succès pour l'avenir dans la guerre contre Philippe, si, à
l'exemple de ce prince, ils veulent s'appliquer sérieusement au
soin de leurs affaires.
« Si vous êtes résolus , messieurs % d'imiter Philippe, ce que
jusqu'ici vous n'avez pas fait : si chacun veut s'employer de
bonne foi pour le bien public, les riches en contribuant de leurs
biens, les jeunes en prenant les armes: enfin, pour tout dire
en peu de mots, si vous voulez ne vous attendre qu'à vous-mêmes ,
et renoncer à cette paresse qui vous lie les mains , en vous entre-
tenant de l'espérance de quelque secours étranger >, avec.l'aide
tranquillement entre les bras de la vo- ennemi qu'ils méprisaient ; et de l'autre
lupté , qui joints anx précédents , au fassent venus à ce point de délicatesse
bruit flatteur d'une adulation continuelle^ de ne pouvoir souffrir que leurs orateurs
forment un style tout opposé à celui de leur dissent la vérité. Car je crois qu'ici
Démosthène » dont l'éloquence mâle et t{>U9^v peut avoir ce double sens,
austère ne souffle point de ces sortes i ^j^ng jg g^ec , àvôpec 'AÔYlvaîot.
d'ornements. Mais les délices et la vo- q^ ^g conçoit pas pourquoi les anciens
lupté n'étaient point alors le caractère traducteurs de Démosthène et de Cicé-
des Athéniens i et d'ailleurs quel rapport ^^ ^^j imaginé de mettre dans la bou-
pouvaient-eUes avoir aux assemblées pu- g^e de ces orateurs le nom de Mes
bliques ? Au lieu qu'il était très-naturel gig^yg^ l.
que les Athéniens, enûés par les éloges » ^ê texte dit : Chacun en se flattant
continuels que les orateurs faisaient de ^ l'espoir que s'il ne fait rien , son voi-
lent grande puissance, de leur mérite ^^^^^^ tout pour lui. riau<7ri(T6e aÙTo;
supérieur, des exploits de leurs ancêtres, , ,>, « , i\^'y
et accoutumé, depuis longtemps à dl H^V°,^«^^ ëxaço; jrotTjaeiv eXuiÇcoy,
teUes flatteries , d'un côté fissent les im- xôv 5è irXriaiOV 7rav8 uuèp auTOU Tcpa-
portants dans leurs assemblées , et y pria- ^eiv. — L.
sent des airs fiers et dédaigneux pour un
THAITE DES ETUDES. 5
des dieux vous réparerez bientôt vos fautes et vos pertes , et vous
tirerez vengeance de votre ennemi. Car, messieurs, ne vous ima-
ginez pas que cet homme soit un dieu qui jouisse d'une félicité Gxe
et immuable. Il est craint, haï, envié, et par ceux-là même qui
paraissent les plus dévoués à ses intérêts. En effet. Ton doit
présumer qu'ils sont remués par les mêmes passions que le reste
des hommes. Mais tous ces sentiments demeurent maintenant
comme étouffés et engourdis , parce que votre lenteur et votre
nonchalance ne leur donnent point'lieu d'éclater : et c'est à quoi
il faut que vous remédiiez.
« Car voyez , messieurs , où vous en êtes réduits , et à quel point
d'insolence cet hemme est monté. II ne vous laisse pas le choix
de l'action ou du repos. Il use de menaces : il parle, dit-on , d'un
ton fier et arrogant. Il ne se contente plus de ses premières
conquêtes , il y en ajoute tous les jours de nouvelles ; et pendant
que vous temporisez et que vous demeurez tranquilles, il vous
enveloppe et vous investit de toutes parts.
« Eu quel temps donc , messieurs , en quel temps agirez- vous
comme vous le devez? Quel événement attendez- vous ? quelle
nécessité faut-il qui survienne pour vous y contraindre? Eh!
l'état où nous sommes n'en est-il pas une ? Car , pour moi , je ne
connais point de nécessité plus pressante pour des hommes
libres qu'une situation d'affaires pleine de honte et d'ignominie.
Ne voulez-vous jamais faire autre chose qu'aller par la ville vous
demander les uns aux autres : Que dit-on de nouveau? Eh quoi !
y a-t-il rien de plus nouveau que de voir un homme de Macé-
doine se rendre maître des Athéniens et faire la loi à toute la
Grèce? Philippe est-il mort ? dit l'un. Non , il n'est que malade,
répond l'autre. Mort ou malade , que vous importe , messieurs?
puisque, s'il n'était plus , vous vous feriez bientôt un autre Phi-
lippe par votre niauvaise conduite : car il est bien plus redevable
de son agrandissement à votre négligence qu'à sa valeur. »
De la seconde Olynthienne.
Cette Olynthienne est ordinairement la troisième.
Démosthène compare l'état présent des Athéniens avec la
gloire (le leurs ancêtres.
I.
6 XAAITB DES ETUDES.
a Nos ancêtres , que leurs orateurs ne flattaient point et n'ai-
maient pas comme les vôtres vous aiment, commandèrent, l'espace
de soixante-cinq ans ' , à toute la Grèce , du consentement una-
nime de la nation ; amassèrent dans le trésor public plus de dix
mille talents * ; exercèrent sur le roi ^ de Macédoine la domination
qu il sied aux Grecs d'exercer sur un barbare ; dressèrent de
nombreux et de magnifiques trophées pour des victoires qu'en
personne ils avaient remportées sur terre et sur mer : enfin ,
seuls de tous les hommes , ils transmirent par leurs exploits aux
races futures une gloire supérieure aux traits de l'envie. Tels ils
furent sur ce qui concernait la Grèce. Examinez maintenant
quelle était dans Athènes leur vie , soit publique , soit privée.
Leurs magistratures nous ont pourvus de beaux édifices , et ont
décoré nos temples de tant et de si riches ornements, qu'à l'a-
venir nul homme ne pourra jamais enchérir sur leur magnifi-
cence. Pour ce qui regarde leur conduite particulière , ils vivaient
si modestement , et persévéraient avec tant de constance dans
l'ancienne simplicité de nos mœurs, que si par hasard quelqu'un
de vous connaît la maison qu'habitait ou Aristide, ou Miltiade ,
ou quelque autre de leurs illustres contemporains , il voit qu'en
rien la moindre splendeur ne la distingue de la maison voisine.
Car ils croyaient que dans la conduite de l'État ils devaient se
proposer l'agrandissement , non de leur famille , mais de leur
patrie. C'est ainsi que , par une fidèle attention au bien général
des Grecs , par une piété exemplaire envers les dieux , par une
égalité modeste avec leurs concitoyens , ils parvinrent , et avec
raison , au comble de la félicité. Voilà quel fut l'état de vos aïeux
sous de si dignes chefs. Quel est aujourd'hui le vôtre sous ces
orateurs doucereux qui vous gouvernent.!^ Lui ressemble-t-il , et
en approche-t-il le moins du monde ? Je ne veux point appuyer
sur ce parallèle, quoique ce sujet m'ouvre un vaste champ....
« Mais vous qui parlez, me répondra-t-on , si les choses vont
« Le texte porte quarante-cinq ans, (477 av. J. C. ) et la 4« année de la 80 «
itévre xai TeTxapàxovra ; c'est Wolf (432 av. J.C.).—L.
qui, de son autorité, avait remplacé > 55,000.000 francs. V. /f<5^ ancienne,
Tsrrapaxovra par éÇ/ixovra : cet es- tome III. — L.
pace de temps parait comprendre l'iu- ^ Il vent parler de Perdiccas (Tbcctd.,
tervalle entre la 4* année de la 75' olymp. V , 83. ). — L,
THAlTi DES ETUDES. 7
mai au dehors , sachez qu'en récompense elles vont beaucoup
mieux au dedans. Et quelles preuves peut-on en allouer? Des
créneaux reblanchis , des chemins réparés , des fontaines cons-
truites , et d'autres bagatelles semblables? Jetez, de grâce, les
yeux sur les hommes à qui vous devez ces rares monuments de
leur administration. Les uns ont passé de la misère à Topulence ,
les autres de l'obscurité à la splendeur ; quelques autres ont bâti
des maisons particulières, dont la magnificence insulte aux édifi-
ces publics ; et plus la fortune de l'État a descendu , plus la for-
tune de telles gens a monté. A quoi donc imputer ce total ren-
versement ? et pourquoi enfin cet ordre merveilleux qui régnait
autrefois en tout se dément-il en tout de notre temps? Parce
qu*en premier lieu le peuple , alors assez courageux pour rem-
plir lui-même les fonctions militaires, tenait les magistrats dans
sa dépendance, et disposait souverainement de toutes les grâces ;
et que chaque citoyen s'estimait heureux de tenir du peuple et
honneurs, et charges, et bienfaits. Mais ence jour , au contraire,
les magistrats dispensent les faveurs , et ils exercent un pouvoir
despotique; tandis que vous, pauvre peuple, énervés et dénués,
soit de finances, soit d'alliances, vous ne jouez plus que le
personnage de valets et de canaille , faite seulement pour le
nombre : trop contents de votre sort si vos magistrats ne vous
retranchent ni les deux oboles pour le théâtre, ni la vile pâture
dont ils vous régalent dans vos jours de réjouissance. Et, pour
comble de lâcheté encore , vous prodiguez le titre de vos bienfai-
teurs à des gens qui ne vous donnent que du vôtre, et qui,
après vous avoir comme emprisonnés dans l'enceinte de vos mu-
railles , ne vous amorcent et ne vous apprivoisent de la sorte que
pour vous dresser au manège de la sujétion. »
De la harangvje sur ta Chersonèse.
Les pensionnaires que Philippe avait à Athènes ne cessaient
de porter le peuple à la paix. Démosthène découvre leur artifice
et leur trahison.
( rers la fin du discours. ) « J'observerai seulement qu'aus-
sitôt qu'on entame le discours sur Philippe, quelqu'un de
8 TBAITB DES ÉTUDES.
ces mercenaires se lève et s^écrie : Qu'il est doux de vivre en
paix! qu'il est dur d'avoir à nourrir une nombreuse armée !
On en veut à nos finances : et ils vous tiennent d autres
semblables propos, par lesquels ils ralentissent votre ardeur,
et ménagent à Philippe le temps de faire à son aise ce qu'il
veut... Ce n*est point à vous qu'il faut persuader de vivre en
paix; à vous, dis-je, qui, pleins de cette persuasion , demeurez
ici les bras croisés ; mais à cet homme qui ne respire que la
guerre... D'ailleurs il faut regarder comme dur, non ce que
nous aurons dépensé pour notre salut, mais ce que nous au-
rons à souffrir au cas que nous ne voulions pas y pourvoir.
Quant à la dissipation de vos finances , on doit y remédier en
proposant les moyens les plus propres à la prévenir, non en
vous portant à Tabandon total de vos propres intérêts.
« Pour moi , je me sens rempli d'indignation , messieurs , lors-
qu'au sujet de la déprédation de vos finances , qu'il ne tient qu'à
vous de réprimer en punissant d'une façon exemplaire les dépré-
dateurs, quelques-uns de vous poussent les hauts cris, parce
qu'il s'agit de leur intérêt particulier ; et qu'au sujet de Philippe ,
qui pille successivement la Grèce entière, et la pille à votre préju-
dice , ils ne profèrent pas un seul mot. D'où peut venir, messieurs ,
que y tandis qu'aux yeux de l'univers Philippe déploie ses éten-
dards , qu'il exerce des violences , et qu'il envahit des places ,
nul de ces gens-là ne s'avise une seule fois de dire que cet homme
commet des injustices et des hostilités ; et que si l'on vous con-
seille de ne pas souffrir de pareils outrages , et d'arrêter le cours
de semblables entreprises, ces mêmes gens crient aussitôt
qu'on veut raUumer une guerre éteinte ?
« £h quoi ! dirons-nous encore que vous conseiller de vous
défendre, c'est allumer la guerre.^ Si cela est, il ne vous reste donc
plus que l'esclavage. Car point d'autre milieu , si d'un côté nous
ne voulons point repousser la violence , et que de l'autre Tenne-
mi ne veuille point nous donner de trêve. Or le péril que nous
courons est fort différent de celui que courent les autres Grecs :
car Philippe ne veut pas simplement asservir Athènes , il veut
l'anéantir ; puisqu'il sait sûrement que vous ne voulez point
vous apprivoiser avec la servitude , et que , quand vous le vou-
TfiAlTB DBS ÉTUDES. 9
driez, vous oe le pourriez pas; car chez vous le commandement
a tourné en habitude. Et de plus , à la première occasion dont il
vous plaira de vous prévaloir, vous pourrez lui susciter plus de
traverses que tous les autres hommes ensemble. Il faut donc
poser comme un principe certain qu*il y va de notre ruine to-
tale , et que vous ne pouvez trop détester ni flétrir les mercenai-
res qui se sont vendus à cet homme. Car il n'est pas possible ,
non, il ne Test pas , de vaincre vos ennemis étrangers , tant que
vous ne châtierez point vos ennemis domestiques qui sont à ses
gages : mais de nécessité, tant que vous heurterez contre ceux-ci
comme contre autant d'écueils, vous n'agirez contre ceux-là qu'a-
près coup. »
De la troisième Fhilîppique.
« Faites , je vous prie , cette réflexion. Vous jugez que le droit
de tout dire appartient si fort à quiconque respire l'air d'Athè-
nes, que vous souffrez qu'au milieu de vous les étrangers et les
esclaves s'expliquent sans façon sur quelque matière que ce puisse
être , en sorte que les domestiques parlent ici plus librement
que ne font les citoyens dans quelques autres républiques. Il n'y
a que cette tribune d'où vous avez totalement banni la liberté
de la parole. De là il arrive que dans vos assemblées vous deve-
nez extraordinairement fiers et difficiles. Vous voulez y être
flattés , et n'entendre que des choses agréables. £t c'est cette dé-
licatesse et cette fierté qui vous ont conduits sur le bord du préci-
pice. Si donc aujourd'hui encore vous persistez dans cette dispo-
sition , je n'ai qu'à me taire. Mais si vous pouvez vous résoudre
à souffrir qu'on vous expose sans flatterie ce qui convient à vos
intérêts , me voilà prêt à parler. Car , malgré le train déplorable
des affaires et leurs divers dépérissements par notre négligence ,
tout cela, pourvu qu'enfin vous vous déterminiez à vous acquitter
de vos devoirs , peut encore se réparer....
« Au reste , vous le savez , tout ce que les Grecs eurent à souf-
frir ou des Lacédémoniens, ou de nous , au moins le souffraient-
ils de gens qui étaient Grecs aussi bien qu'eux : en sorte que
Ton pouvait comparer nos fautes à celles d'un fils qui , né dans
le sein d'une opulente famille, pécherait contre quelque règle de
10 TR41TB DES ETUDES.
la bonne et sage économie. Tel fils encourrait justement le repro-
che et Taccusation de dissipateur : mais qu'il envahît une succes-
sion étrangère, ou qu'il ne fût pas l'héritier légitime, c'est ce
qu'on ne pourrait point avancer. Mais si un esclave , ou un enfant
supposé , s'avisait d'engloutir et d'absorber des biens qui ne lui
appartiendraient en façon quelconque; juste ciel ! i'énormité du
cas ne révolterait-elle pas tout le monde ? et ne s'écrierait-on
pas d'une commune voix qu'elle mériterait une punition exem-
plaire ? Ce n'est pourtant point de cet œil qu'on regarde Philippe
et ses actions présentes, Philippe, qui non seulement n'est point
Grec, qui non-seulement ne tient aux Grecs par aucun endroit,
mais qui entre les barbares même ne se distingue que par être
sorti d'un lieu indigne qu'on le nomme; mais qui, misérable Ma-
cédonien par sa naissance, reçut le jour dans ce vil coin du monde
où jusqu'à présent ne s'acheta jamais un bon esclave. Que man-
que-t-il néanmoins à l'indignité avec laquelle il vous traite 7 n'est-
elle pas montée au comble? Non content, etc. »
Les extraits qui vont suivre étant tirés des harangues d'Eschine
et de Démosthène sur la Couronne, il est nécessaire d'avoir
quelque idée de ce qui en fadt le sujet. Cicéron nous l'apprend
dans l'avant^propos qu'il avait *mis à la tête de ces deux haran-
gues en les traduisant; et c'est le seul morceau qui nous reste
de cet excellent ouvrage.
On avait commis à Démosthène le som de réparer les murs
d'Athènes. Il s'acquitta noblement de cette commission , et géné-
reusement y mit beaucoup du sien.Ctésiphonà ce sujetlui décerna
une couronne d'or, proposa qu'elle lui fût donnée en plein théâ-
tre dans l'assemblée générale du peuple, et que le héraut déclarât
qu'on récompensait le zèle et la probité de cet orateur. Eschine
accusa Ctésiphon d'avoir violé les lois par ce décret... « Une
« cause ( si extraordinaire excita la curiosité de toute la Grèce.
« On accourut de toutes parts, et l'on accourut avec raison. Quel
« plus beau spectacle que de voir aux mains deux orateurs , ex-
* « Ad hoc jadiciam concaniu didtnr cansa, aecarata et inimicitiJs incensa
et tota Gnecia fkctoi esse. Qaidenim aat conteatio? » ( Cic. de opt, gen. Orat ,
tam yisendam , aot tam aodiendum fait, n. 22.
qoam •ommorum oratoram in gravissima
TRAITÉ DBS ÉTUDES. 11
« oellents chacun en leur genre, formés par la nature, perfection-
• nés par Fart, et, de plus, animés par une inimitié personnelle? »
II. Extrait de la harangue cTEschine,
Eschine, après avoir exposé dans le commencement de Texorde
les désordres qu'on a introduits dans la république , et qui en
troublent le bon ordre, continue ainsi :
« Dans une telle situation et dans de pareils désordres, dont
vous vous apercevez vous-mêmes. Tunique moyen, si je ne me
trompe , de sauver le débris du gouvernement , c'est de laisser
le champ libre aux accusations contre les infracteurs de vos lois :
que si vous le fermez, ou si vous souffrez que d'autres le fer-
ment , je vous prédis qu'imperceptiblement et dans peu vous
tomberez sous une domination tyrannique. Car, messieurs, vous
le savez , les hommes ne distinguent que trois espèces de gouver-
nement : la monarchie , l'oligarchie , et la démocratie. Quant aux
deux premières, elles ne se gouvernent qu'au gré de qui règne dans
Tune ou dans l'autre; au lieu que les lois établies régnent seules
dans l'État populaire. Qu'aucun de vous n'ignore donc, mais
qu'au contraire chacun sache avec une entière certitude que le
jour qu'il monte au tribunal pour discuter une accusation sur le
violement des lois , ce même jour il va prononcer sur sa propre
indépendance. Aussi le législateur , convaincu qu'un État libre
ne peut se maintenir qu'autant que la majesté des lois y domine ,
prescrit avant toutes choses aux juges cette formule de serment :
Je Jugerai selon les lois. Il faut donc que ce souvenir, profondé-
ment gravé dans vos esprits, vous inspire une juste horreur pour
quiconque ose par de téméraires décrets les transgresser ; et
que , loin de vous figurer jamais une pareille transgression
comme une faute légère , vous la regardiez toujours comme un
forfait énorme et capital. Ne permettez donc point que sur un tel
principe personne vous ébranle... Mais ainsi qu'à l'armée chacun
de vous rougirait de quitter le poste où l'aurait placé le général ,
que pareillement chacun de vous rougisse aujourd'hui d'abandon-
ner dans le sein de la république le poste où la loi vous place.
Quel poste .'Celui de protecteur du gouvernement. »
Cette comparaison , fort belle et fort noble par elle-même ,
a ici une grâce particulière, en ce qu'elle présem^ eovsvvsv^
i'i TRAITÉ DES ÉTUDES.
deux faces. Car, au même temps qu'elle intéresse les juges ,
elle pique vivement la poltronnerie de Démosthène , contre qui
elle renferme un trait d'autant plus délicat et plus malin , qu'il
paraît plus éloigné de toute affectation. On sait qu'à la bataille
de Chéronée cet orateur avait abandonné son poste et pris la
fuite. Cette judicieuse observation est de M. de Tourreil.
« Faut-il en votre personne ( il s'adresse à Démosthène ) cou-
ronner l'auteur des calamités publiques, ou l'exterminer ? En
effet, quelles révolutions imprévues , quelles catastrophes inopi-
nées n'avons-nous pas vues arriver de notre temps !... Le roi de
Perse, ce roi qui s'ouvrit un passage au travers du mont Athos,
qui enchaîna l'Hellespont , qui manda impérieusement aux Grecs
qu'ils eussent à le reconnaître pour souverain de la terre et de
la mer , qui dans ses dépêches osait se qualifier le maître du
monde depuis le couchant jusqu'à l'aurore, combat aujourd'hui,
non pour dominersur le reste des humains, mais pour sauver
sa propre personne. Ne voyons-nous pas revêtus et de la gloire
dont brillait autrefois ce roi puissant, et du titre de chefs des
Grecs contre lui , ceux-là mêmes qui signalèrent leur zèle à se-
courir le temple de Delphes ? Quant à Thèbes , qui confine avec
l'Attique, ne l'avons-nous pas vue en un seul jour disparaître du
sein de la Grèce?... Quant aux malheureux Lacédémoniens ,
pour avoir d'abord touché légèrement au pillage du temple, eux
qui s'arrogeaient jadis la prééminence dans la Grèce , ne vont-
ils pas maintenant envoyer à la cour d'Alexandre des ambassa-
deurs traîner le nom d'otages à sa suite , et, devenus un specta-
cle de misère , fléchir les genoux devant le monarque , se mettre
à sa discrétion eux et leur patrie , et subir la loi telle qu'un vain-
queur , et un vainqueur qu'ils ont attaqué les premiers , voudra
leur prescrire ? Athènes elle-même, le commun asile des Grecs ;
Athènes, autrefois peuplée d'ambassadeurs qui venaient en foule
réclamer sa protection toute- puissante , n'est-elle pas réduite à
combattre aujourd'hui, non pour la prééminence sur les Grecs,
mais pour la conservation de ses foyers ? Tels sont les malheurs
où nous a plongés Démosthène, depuis qu'il s'est mêlé du gou-
vernement...
« vous , de tous les mortels le moins propre à vous distin-
guerpar de grandes et de mémorables actions^ mais en même
TRAITE DBS ET U DBS. I3
temps le plus propre à vous signaler par de téméraires discours^
oserez-vous bien , à la vue de cette auguste assemblée, soutenir
qu'en yous on doive payer d'une couronne l'auteur de la désola-
tion publique ? £t cet homme , s'il l'ose, le souffrirez-vous , mes-
sieurs ? et la mémoire de ces grands hommes qui sont morts en
combattant pour la patrie mourra-t-elle avec eux ? Ah ! de grâce ,
pour quelques moments transportez-vous, en idée, du tribunal
au théâtre, et imaginez-vous voir le héraut qui s'avance, et qui
proclame la couronne décernée à Démosthène. Sur quoi croyez-
vous que les proches de ces citoyens qui donnèrent leur sang pour
vous doivent plus verser de larmes ? ou sur les tragiques aven-
tures des héros qu'ensuite l'on représentera , ou sur l'énorme
ingratitude d'Athènes?... Ne rouvrez pas les plaies profondes
et incurables des malheureux Thébains, par lui fugitifs, et re-
cueillis par vous dans Athènes... Mais puisque vous n'avez point
assisté en personne à leur catastrophe, tâchez au moins de vous
en former une image , et figurez-vous une ville prise , des murail-
les rasées, des maisons réduites en cendre, des mères et des
enfants traînés en esclavage, de vieux hommes et de vieilles
femmes réduits sur la fin de leur vie à servir, fondant en larmes ,
implorant votre justice; éclatant en reproches, non contre les exé-
cuteurs, mais contre les auteurs de la barbare vengeance qu'ils ont
éprouvée ; vous demandant avec instance que , loin de couronner
en aucune façon le destructeur de la Grèce, vous vous gardiez de
la malédiction et de la fatalité inséparablement attachées à sa
personne...
( Péroraison.) « Vous donc, messieurs, lorsqu'à la fin de sa
harangue il invitera les confidents et les complices de sa lâché
perfidie à se ranger autour de lui, vous, de votre côté, messieurs,
figurez-vous voir autour de cette tribune où je parle les anciens
bienfaiteurs de la république rangés en ordre de bataille pour re-
pousser cette troupe audacieuse. Imaginez-vous entendre Solon,
qui par tant d'excellentes lois prit soin de munir le gouverne-
ment populaire , ce philosophe, ce législateur incomparable,
vous conjurer, avec une douceur et une modestie dignes de son
caractère, que vous vous gardiez bien d'estimer plus les phrases
de Démosthène que vos serments et vos lois. Imaginez- vous en-
14 TRAITE DES ETUDES.
tendre Aristide, qui sut avec tant d*ordre et de justesse répartir
les contributions imposées aux Grecs pour la cause commune ; ce
sage dispensateur, lequel en mourant ne transmit à ses filles
d'autre succession que la reconnaissance publique qui les dota ;
imaginez-vous, dis-je, Tentendre déplorer amèrement Toutra-
geuse façon dont nous foulons aux pieds la justice, et vous
adresser la parole en ces termes : £h quoi! parce qu'Arthmius
de Zélie, cet Asiatique qui passait par Athènes, où il jouissait
même du droit d'hospitalité, avait apporté de For des Mèdes
dans la Grèce , vos pères se portèrent presque à l'envoyer au
dernier supplice, et du moins le bannirent , non de la seule en-
ceinte de leur ville, mais de toute l'étendue des terres de leur
obéissance : et vous , à Démosthène, qui véritablement n'a pas
apporté ici de l'or des Mèdes , mais qui de toutes parts a touché
tant d'or pour vous trahir, et qui maintenant jouit encore du
fruit de ses forfaits ; vous , dis-je , vous ne rougirez point d'ad-
juger à Démosthène une couronne d'or? Pensez-vous que Thé-
mistocle et les héros qui moururent aux batailles de Marathon
et de Platée, pensez-vous que les^ tombeaux même de vos ancê-
tres n'éclatent point en gémissements , si vous couronnez un
homme qui, de son propre aveu, n'a cessé de conspirer avec les
barbares à la ruine des Grecs ?
« Pour moi , ô terre ! ô soleil ! ô vertu ! et vous , sources du
juste discernement, lumières naturelles et acquises, par où
nous démêlons le bien d*avec le mal, je vous en atteste , j'ai de
mon mieux secouru l'État, et de mou mieux plaidé sa cause. J'au-
rais souhaité que mon discours eût pu répondre à la grandeur
et à l'importance de l'affaire. Du moins je puis me flatter d'avoir
rempli mon ministère selon mes forces , si je n'ai pu le faire
selon mes désirs. Vous , messieurs , et sur les raisons que vous
venez d'entendre , et sur celles que suppléera votre sagesse ,
prononcez en faveur de la patrie un jugement tel que l'exacte
justice le prescrit et que l'utilité publique le demande. »
III. Extraits de la harangue de Démosthène pour Ctésiphon,
{ Exorde. ) « Je commence par prier tous les dieux et toutes
les déesses ensemble que dans cette cause, messieurs , ils vous
TAAITÉ DSS irUDSS. 15
inspirent pour moi une bienveillance proportionnée au zèle cons-
tant que j'ai toujours eu pour la république en général et pour
chacun de vous en particulier. Ensuite, ce qui yous importe sou-
verainement , à vous , à votre conscience , à votre honneur , je le
demande aussi à ces mêmes dieux : savoir, que sur la manière
dont vous devez m'entendre , ils vous fixent dans la résolution de
consulter, non pas mon accusateur (car vous ne le pourriez sans
une partialité injuste), mais vos lois et votre serment, dont la
formule entre autres termes , tous dictés par la justice , renferme
ceux-ci : Écoutez égalemerU les deux parties. Ce qui vous im-
pose l'obligation, non-seulement d'apporter au tribunal un es-
prit et un cœur neutres, mais encore de permettre ' qu'à son
choix et qu'à son gré chacune des deux parties puisse librement
arranger ses raisons et ses preuves.
« Or, messieurs, entre plusieurs désavantages que j'ai dans
cette cause, deux surtout, et deux bien terribles, rendent ma
condition beaucoup plus mauvaise que la sienne. L'un , que lui
et moi nous courons un risque fort in^al. Car maintenant je
risque bien plus à déchoir de votre bienveillance , que lui à
succomber dans l'accusation^ puisqu'il y va pour moi de....
mais je ne veux pas que dès l'entrée de mon discours il m'é-
chappe un seul mot qui présage rien de sinistre : lui , au con-
traire , il m'attaque de gaieté de cœur et sans nécessité. L'autre
désavantage, c'est que tout homme naturellement écoute avec
plaisir quiconque accuse et invective, tandis qu'il n'entend qu'a-
vec indignation quiconque se glorifie et se vante. Lui donc, il
a pour sa part ce qui plaât universellement ; au lieu que ce qui
révolte presque tout le monde me reste seul en partage. Que si
d'un côté la crainte d'encourir l'indignation attachée au récit de
nos propres louanges me réduit à taire mes actions , je paraîtrai
ne pouvoir ni réfuter qui m'impute des crimes, ni justifier qui
me décerne des récompenses : d'autre part, si je viens à trai-
ter les services que j'ai rendus dans mon administration , je me
verrai contraint à parler souvent de moi. Je vais donc , dans ce
violent état , essayer de me comporter avec toute la modération
' Esehlne STait prétendu prescrire à Démosthène l'ordre qa'il devait garder
dans MB plaidoyer.
16 TRAITÉ DES ÉTUDES.
possible ; mais ce qu'exigera de moi la nécessité de me défendre
ne doit en bonne justice s'imputer qu'à Fagresseur, qui me Ta
volontairement imposée....
« Cependant , malgré ces faits incontestables , et comme cer-
tifiés par l'organe de la vérité elle-même, Eschine a tellement
renoncé à toute pudeur, que, non content de me déclarer l'au-
teur d'une telle paix , il ose me taxer encore d'avoir empêché
que la république ne la concertât avec l'assemblée générale des
Grecs. Mais vous, ô... (de quel nom doit-on justement vous
qualifier?) vous , lorsqu'on votre présence je rompais les ac-
cords de cette harmonie , lorsqu'à vos yeux je dépouillais la ré-
publique des avantages de cette confédération , dont aujourd'hui
vous exaltez l'importance avec les derniers efforts de votre voix
de théâtre < , laissâtes-vous échapper contre moi le moindre si-
gne d'indignation? montâtes-vous dans la tribune? eûtes- vous
soin de dénoncer, de développer une seule fois ces crimes dont
il vous plaît maintenant de me charger? Or certainement, si,
pour exclure les Grecs de toute participation à la paix , j'avais
pu m'oublier au point de me vendre à Philippe , le parti qui vous
restait à prendre, c'était, non de vous taire , mais de crier, de
protester, de révéler mes prévarications à ceux qui m'entendent.
Cependant jamais vous n'agîtes de la sorte, ni jamais personne
qui vive ne vous ouït articuler un seul mot qui tendît à cette
fin....
« Que si , sans nulle exception , Philippe ne cessait de ravir à
tous les peuples honneur, prérogatives, liberté^ ou plutôt d'abolir
autant de républiques qu'il fut en son pouvoir, vous, messieurs,
par votre déférence à mes conseils, n'embrassâtes-vous pas le parti
sans contredit le plus glorieux? Dites-nous, Eschine, comment
devait se comporter Athènes à la vue de Philippe mettant tout
en œuvre pour établir son empire et sa tyrannie sur les Grecs ?
Ou moi qui remplissais la fonction de ministre , quels conseils
et quels décrets devais-je proposer, surtout dans Athènes ( car
la circonstance du lieu mérite une attention particulière) ? moi ,
dis-je , qui dans mon âme savais que de tout temps jusqu'au
jour que je montai la première fois dans la tribune , ma patrie
' Eschine avait été comédien.
rAAlIB DES ÉTUDES. 17
avait perpétuellement combattu pour la prééminence, pour
rhonneur et pour la gloire , et que , par une noble émulation ,
elle seule avait sacrifié plus d'hommes et d'argent à l'avantage
commun des Grecs, que nul autre des Grecs n'en sacrifia ja-
mais à ses avantages particuliers ; moi , qui d'ailleurs voyais ce
même Philippe avec qui nous disputions de la souveraineté et
de l'empire, qui le voyais, quoique couvert de blessures, oeil
crevé , clavicule rompue , main et jambe estropiées , résolu pour-
tant à se précipiter encore au milieu des hasards, et prêt à li-
vrer à la fortune telle autre partie de son corps qu'elle voudrait ,
pourvu qu avec ce qui lui resterait il pût vivre dans la gloire et
dans l'honneur? Or certainement nul homme n'oserait dire
qu'à un barbare élevé dans Pella, lieu alors vil et obscur, ap-
partenait d'avoir Tâme assez haute pour désirer et pour entre-
prendre de subjuguer les Grecs ; mais qu'à vous y tout Athéniens
que vous êtes , qu'à vous , auxquels chaque jour, soit vos orateurs
dans la tribune , soit sur la scène vos acteurs , retracent la vertu
de vos ancêtres, il convenait de pousser la bassesse d'âme et la
lâcheté jusqu'à abandonner et livrer volontairement à Philippe
la liberté de la Grèce. Non , encore une fois , homme qui vive
n'aurait le front d'avancer une proposition si étrange,
« Attaquez- moi 9 Eschine, sur les avis que je donnai, mais
abstenez-vous de me calomnier sur ce qui arriva. Car c'est au
gré de l'intelligence suprême que tout se dénoue et se termine :
au lieu que c'est par la nature des avis mêmes qu'on doit juger
de l'intention de celui qui les donne. Si donc par l'événement
Philippe a vaincu , ne m'en faites pas un crime , puisque c'était
Dieu qui disposait de la victoire , et nou moi. Mais qu'avec une
droiture , qu'avec une vigilance , qu'avec une activité infatigable
et supérieure à mes forces , je ne cherchai pas, je ne mis pas en
oeuvre tous les moyens où la prudence humaine peut atteindre,
et que je n'inspirai pas des résolutions et nobles, et dignes d'A-
thènes, et nécessaires, montrez-le-moi, et alors donnez carrière
à vos accusations. Que si un coup de foudre ou de tempête sur-
venu vous terrassa, messieurs, et non-seulement vous, mais
tous les autres Grecs ensemble, que faire à cela ? Faut-il tomber
sur l'innocent ? Si le propriétaire d'un vaisseau l'avait équipé
2.
18 TEAITÊ DBS ETUDES.
de toutes les choses nécessaires , et prémuni pleinement contre
les hasards de la mer, et qu'ensuite il survlat une tourmente qui
en rompit et brisât les agrès, Taccuserait-on en ce cas d'avoir
été la cause du naufrage? Mais je ne gouvernais pas le vaisseau,
dirait-il. Moi non plus je ne commandais pas Tarmée, je ne
disposais pas de la fortune; au contraire , c'était la fortune qui
disposait de tout.
« Or, puisqu'il appuie si fort sur les événements, je ne crains
pas d'avancer une espèce de paradoxe. Que nul de vous , au nom
de Jupiter et des autres dieux, ne s'effarouche de l'hyperbole appa-
rente ; mais qu'il examine équitablement ce que je vais dire. Car
si par une lumière plus qu'humaine tous les Athéniens avaient
démêlé le$ événements futurs, et que tous les eussent prévus, et
que vous, Ëschine, qui ne lâchâtes pas un seul mot, vous
les eussiez prédits et certifiés avec votre voix de tonnerre , Athè-
nes , même en ce cas , ne devait point se départir d'un tel pro-
cédé , pour peu qu'elle respectât sa gloire , ou ses ancêtres , ou
les jugements de la postérité : car maintenant Athènes paraît au
plus avoir échoué ; genre de malheur commun à tous les mor-
tels , lorsqu'il plaît ainsi au souverain Être. Mais une républi-
que qui se jugeait alors digne de la prééminence sur tous les
autres Grecs ne pouvait se désister d'un pareil droit sans encou-
rir le juste reproche de les avoir tous livrés à Philippe ; puisqu'en
cas que sans coup férir elle eût abandonné une prérogative qu'au
prix de tout danger sans réserve nos ancêtres avaient achetée , de
quelle honte, vous Ëschine, n'auriez-vous pas été couvert.^
car à coup sûr cette honte n'eût pu retomber ni sur la républi-
que, ni sur moi. De quel œil, grand Dieu, soutiendrions-nous
la vue de cette multitude innombrable d'hommes qui viennent
de toutes parts à Athènes, si par notre faute les affaires avaient
dépéri au point où on les voit ; si l'on eût élu Philippe pour le
chef et pour l'arbitre de la Grèce entière ; si nous avions souffert
que d'autres sans nous eussent hasardé le combat pour détour-
ner un tel malheur ; surtout nous disant citoyens d'une ville
qui de tout temps aima mieux affronter de glorieux hasards , que
de Jouir d'une honteuse sûreté ! Car quel est le Grec , quel est le
barbare qui ne sache que les Thébams, et devant eux encore les
TfiAlTB DES BTUDE8. 19
Laeédémoniens parvenus aa plus haut degré de puissance, et enfin
le roi de Perse, auraient accordé volontiers à la république non-
seulement la possession de ses propres États, mais encore tout ce
qu'elle aurait voulu, pourvu qu'elle eût pu se résoudre à recevoir
la loi, et souffrir qu'un autre dominât sur les Grecs? Mais par
des Athéniens, ainsi qu'il y parut, tel sentiment ne pouvait s'ad-
mettre, ni comme héréditaire, ni comme supportable, ni comme
naturel. Et depuis qu'Athènes existe , personne n'a jamais pu
l'induire à plier lâchement sous des puissances à la vérité supé-
rieures, mais tyraoniques , ni à s'acquérir par de serviles com-
plaisances une indigne sûreté. Au contraire, dans une possession
immémoriale de combattre pour la principauté, pour l'honneur et
pour la gloire, die a persévéré dans tous les temps à braver les
plus grands périls.... Sidonc je tentais d'insinuer que mes conseils
vous déterminèrent à penser en dignes fils de vos prédécesseurs ,
je ne sache personne qui ne pût légitimement me taxer d'arro-
gance. Mais je déclare ici que si vous prîtes de semblables réso-
lutions, la gloire vous en appartient; et je reconnais que long-
temps avant moi la république pensait avec cette magnanimité.
Je ne me vante uniquement que d'avoir aussi coopéré pour ma
part à tout ce qui se fit alors dans le ministère.
(Péroraison.) « Au reste, messieurs , il faut que le citoyen
naturellement vertueux ( car en parlant de moi je me restreins
à ce terme pour moins irriter l'envie) possède ces deux qualités :
savoir , dans les exercices de l'autorité , un courage ferme et
inébranlable, pour maintenir la république en sa prééminence;
et de plus, dans chaque conjoncture et dans chaque action
particulière, un zèle à toute épreuve. Garces sentiments > dépen-
dent de nous , et la nature nous les donne : mais pour le pouvoir
et la force, ils nous viennent d'ailleurs. Or ce zèle, vous trouverez
absolument qu*ii ne se démentit jamais en moi; jugez-en par les
œuvres : ni lorsque l'on demandait ma tête , ni lorsque Ton me
traduisait au tribunal des Amphictyons, ni lorsque Ton s'ef-
forçait de m'ébranler par des menaces , ni lorsque l'on tentait de
m'amorcer par des promesses, ni lorsqu'on lâchait sur moi ces
* C'est ainsi que pensaient les stoïciens.
20 TEiklTB DBS ÉTUD£S.
hommes maudits comme autant de bétes féroces, jamais en
aucune façon je ne me suis départi de mon zèle pour vous. Pour
ce qui regarde le gouvernement, dès que je commençai à y avoir
part , je suivis la droite et juste voie de conserver les prérogatives,
les forces, la gloire de ma patrie; de les accroître , et de me con-
sacrer entièrement à ce soin. Aussi, lorsque d'autres puissances
prospèrent, on ne me voit point me promener avec un visage
content et serein dsuisla place publique, étendre une main cares-
sante, etd'une voix de congratulation annoncer la bonne nouvelle à
des gens que je crois quila manderonten Macédoine; ni au récitdes
événements heureux pour Athènes on ne me voit point trembler,
gémir, baisser les yeux vers la terre, à Texemple de ces impies
qui diffament la république ; comme si par de telles manœuvres
ils ne se diffamaient pas eux-mêmes. Ils ont toujours Toeil au
dehors; et lorsqu'ils voient quelque potentat profiter de nos mal-
heurs , ils font valoir ses prospérités , et publient qu'on doit
mettre tout en œuvre pour éterniser ses succès.
« Dieux immortels, qu'aucun de vous n'exauce de semblables
vœux ! mais rectifiez plutôt l'esprit et le cœur de ces hommes
pervers : que si leur malice invétérée est incurable , poursuivez-
les sur terre et sur mer, et exterminez-les totalement. Quant à
nous autres , détournez au plus tôt de dessus nos têtes les mal-
heurs qui nous menacent, et accordez-nous une pleine sûreté ! »
Succès des deux harangues.'
Escbine succomba , et paya de l'exil une accusation téméraire-
ment intentée. Il alla s'établir à Rhodes, et ouvrit là une école
d'éloquence dont la gloire se soutint pendant plusieurs siècles.
Il commença ses leçons par lire à ses auditeurs les deux haran-
gues qui avaient causé son bannissement. On donna de grands
éloges à la sienne : mais quand ce vint à celle de Démosthène ,
les battements de mains et les acclamations redoublèrent. Et
ce fut alors qu'il dit ce mot > , si louable dans la bouche d'un
* Le mot d'Eschine est bien plus éner- 7câ>; iixV/\\LCtl , xaOà oOx Y)XOWaTe
giqae : Et çne serait ce donc si vous aviez {joeï; ToO 6r)pioy éxe^voy.
entendu cette béte féroce ? 6au(JLC)(2^cTS
TfiUTB DES ETUDES. 2t
eonenii et d'un rival : Eh! que seraU-^e donc si vous t aviez
entendu lui-même *f
En rapportant, comme je viens de feire, quelques endroits
des harangues d'Ëschine et de Démosthène, je n*ai pas prétendu
qu'ils fussent suffisants pour donner une juste idée de ces deux
grands orateurs. Ce qui fait la partie la plus essentielle de l'élo-
quence , et qui en est comme l'âme , manque nécessairement à
des extraits détachés du corps de l'ouvrage entier. On n'y voit
point le dessein, le plan, l'économie, la suite du discours; la
force, la liaison, l'arrangement des preuves; cet art merveil-
leux par lequel l'orateur sait tantôt s'insinuer al^ec douceur dans
les esprits , tantôt y entrer comme par violence , et s'en rendre
absolument le maître. D'ailleurs il n'y a point de traduction qui
puisse rendre cette pureté, cette élégance, cette finesse, cette
délicatesse de l'atticisme , dont la seule langue grecque est sus-
ceptible , et que Démosthène avait portées au souverain degré
de perfection. Mon dessein n'a été , en copiant ces extraits, que
de mettre les lecteurs qui n'ont point étudié la langue grecque en
état de pouvoir se former quelque idée du style de ces deux ora-
teurs. Les jugements avantageux qu'en ont portés daus tous les
temps les plus habiles écrivains serviront encore davantage à
faire connaître leur caractère , et pourront peut-être inspirer le
désir de voir de plus près et de connaître par soi-même des
hommes d'un si rare mérite , et dont on dit tant de merveilles.
M. de Tourreil en a ramassé plusieurs ; j'en rapporterai ici une
partie.
§ III. Jugement des anciens sur Démosthène.
Quintilien , estimateur non moins éclairé qu'équitable , en
parle en ces termes' :
« Une foule d'orateurs vint ensuite ^ , Démosthène à leur tête.
* Valer. Max. lib. 8 , e. 10. ram, is dicendi modos, at nec qaod desit
' Lib. 10, c. I. in eo, nec qaod redondet , invenias. Pie-
3 « Seqoitar oratornm ingens ma* nior .Sschines, et magis fusas , et gran-
nos. . . quortim longe princeps Démo- diori similis , qao minas strictas est. Car>
■thenet, ac pêne lex orandi fait. Tanta nis tamen plas habet, lacertoram mi-
vis in eo, tam densa omnia, ita quibos- nus. »
dam nervis intenta sant , tam niliil oUo-
32 TRAITÉ DES ÉTUDES.
le modèle > auquel doit nécessairement s'assujettir quiconque as-
pire à la véritable éloquence. Son style a tant de force ; il est si
serré, si nenreux * ; tout s'y trouve dans une telle justesse et dans
une précision si exacte, qu'il n'y a rien de trop ni de trop peu.
EscMoe est plus étendu et plus diffus. Il paraît plus grand parce
qu'il est moins ramassé; il a plus d*embonpoint et moins de
nerf.
« Ce qui caractérise l'éloquence de Démosthène, c'est la vio-
lence des mouvements, le choix des paroles et la beauté de l'or-
donnance, qui, soutenue jusqu'au bout, et jusqu'au bout accom-
pagnée de force et de douceur, attache et fixe continuellement
l'esprit des juges. Eschine véritablement n'a pas tant d'énergie ;
mais néanmoins il se signale par la diction, que tantôt il orne
des plus nobles et des plus magnifiques figures, et que tantôt
il assaisonne des traits les plus vifs et les plus piquants. L'art
et le travail ne s'y font point sentir. Une facilité heureuse , que
la nature seule peut donner, règne partout. Il est brillant et so-
lide : il étend et il amplifie, mais souvent il serre et presse ; en
sorte que son style, qui au premier coup d'oeil ne paraît que cou-
lant et doux, se trouve, lorsqu'on vient à le regarder de plus près,
énergique et véhément : en quoi le seul Démosthène le surpasse ;
de façon que sans contredit Ëschine tient le second rang entre
les orateurs ^. »
« Je me souviens ^, dit Cicéron , d*avoir préféré Démosthène à
tous les orateurs. Il remplit l'idée que j'ai de l'éloquence. Il at-
teint à ce degré de perfection que j'imagine , mais que je ne trouve
qu'en lui seul. On n'a jamais vu dans aucun orateur ni plus de
grandeur et de force, ni plus d'art et de finesse, ni plus de sa-
gesse et de sobriété dans les ornements.... 11 excelle dans tous
> Qointilîen n'a pas osé dire absolu- * Denys d'Halicarnasse , dans le livre
ment qae les écrits de Démosthène fhs- intitolé Tôv Xp)^aî(OV Kpioi; , cap. 5.
•ent la règle de l'éloquence : il a adouci 4 n Recordor me longe omnibus unum
cette pensée : Pêne lex orandi/uit. anteferre Demosthenem , qui vim accom-
> Tant derua omnia , ita quUnudam modarit ad eam quam sentiam eloquen*
nêrvU intenta stuU. a 11 est si serré, si tiam, non ad eam quam in aliquo ipse
« nenreux. » Je ne sais si la métaphore cognoverim. Hoc nec gravior exstitit
ici est tirée des nerfs du corps ou d'un quisquam , nec callidior , nec tempera-
arc > dont la corde extrêmement tendue tior.... Dnus eminetinter omnes in omni
( nervt ) pousse les traits arec une force génère dicendi. » ( Cic Orat. , n. 23 et
et une impétuosité extraordinaire. 104. )
TBA.ITB DIS ETUDES. 33
les geores de Fétoqnenee^... Pas uoe des qualités qui eonsti-
toent Torateor ne lui manque : il est paiùit Tout ce que la péné-
tration d^esprit , tout ce que le raffinement , tout ce que Tartifice,
pour ainsi dire, et la ruse peuvent fournir sur un sujet, iï le
trouve et U sait le mettre en œuvre avec une justesse , une pré-
cision, une nett^ , qui ne laissent rien à désirer. Faut-il de Télé-
vation, de la grandeur, de la véhémence, il efiEace tous les au-
tres par la sublimité des pensées et par la magnificence des eoi-
pressioDS. Il prime incontestablement : nul ne l'égale. Hypéride,
Esehine, Lycui^e, Dinarque, Démade, n*ont que le mérite
d^en avoir le plus approché. »
« Cette harangue * ( dit-il ailleurs , en parlant de la cause pour
Ctésiphon) répond de telle sorte à l'idée que j'ai dans l'esprit de
la parfaite éloquence , qu'on ne peut rien désirer de plus achevé. »
Avant que de passer au caractère de l'éloquence de Gcéron ,
je crois devoir ajouter ici quelques r^eûons sur celle de Dé-
mosthène.
Il faudrait, ce me semble, renoncer au bon sens et à la droite
raison, pour révoquer en doute le mérite supérieur de l'orateur
grec après le succès incroyable qu'il a eu de son temps, et les
éloges magnifiques que les plus habiles connaisseurs lui ont
donnés comme à l'envi.
Il parlait devant le peuple le plus poli qui fut jamais ^ , le plus
délicat, le plus difficile à contenter en matière d'éloquence ; si
sensible aux beautés et aux grâces du discours , et à la pureté
du langage , que ses orateurs n'osaient hasarder devant lui aucune
expression douteuse , extraordinaire , ou qui pût , en quelque ma-
nière que ce fût, blesser des oreilles si fines et si épurées. D'aU-
' « Plane qnidem perfectom , et coi man , qiue est incita in mentibas no«-
nihil admodnm desit , DenuMtbenem fa- tris , indodi sic potest , nt inajor elo-
cile dixeris. Kihil acate inroiiri petoit qoentia non qnseratnr. » ( Cic. Ont. n.
in eis cansis qaas scripsit , nihil ( ut ita 133. )
dieam ) snbdole , nihil rertate , qnod iUe ' « Atheniensiom semper fait pni-
non Tiderit : nihil snbtiliter diid , nihil dens sincerumqae jndidom , nihil at pos-
presse, nihil enncleate, qoo fieri possit sent nisi incorraptam andire et elegaas.
allqaid limatias : nihil contra grande , Eoram religioni quam soriret orator ,
nihil ineitatom , nihil omatom Tel Terbo- nullum ▼erbom insolens , nallam odio-
rum gravitate, vel sententiamm , qoo som ponere audehat.... Àd Atticomm
qnidqnam esset elatios , etc. v ( Ib. in aores teretes et religiosas qni se accom-
Bruto, n. 35.) modant, ii sont existimandi ttice di-
' <i fia profecto oratio in eam for- eere. » ( Ibid. n. 25 et 27. )
24 TRAITÉ DES ÉTUDES.
leurs il vivait dans un siècle où le goût du beau, du vrai, du
simple , régnait souverainement : siècle heureux , qui produisit
en même temps une foule d'orateurs ' , dont chacun aurait pu
être regardé comme un modèle achevé, si Démosthène, par une
force de génie et une supériorité de mérite extraordinaires , ne
les avait tous effacés.
Toute la postérité lui a accordé la justice que son siècle même
ne lui avait pas refusée. Mais le jugement seul qu'eu a porté
Cicéron devrait fixer celui de tout homme sensé et raisonnable.
Ce n'est point un stupide admirateur qui se livre sans examen
à d'aveugles préjugés. Quelque excellent que lui parût Démo-
sthène en tout genre , il avoue néanmoins qu'il ne le satisfaisait
pas en tout * , et qu'il lui laissait encore quelque chose à désirer,
tant il était délicat sur ce point, et tant l'idée qu'il s'était formée
d'un orateur parfait était élevée et sublime. Il ne laisse pas pour-
tant de donner ses harangues , et surtout celle pour Ctésiphon,
qui était son chef-d'œuvre , comme le modèle le plus accompli
que l'on puisse se proposer.
Qu'y a-t-il donc dans ces harangues de si admirable , et qui ait
pu enlever si universellement et si unanimement les suffrages
de tous les siècles ? Démosthène est-il un orateur qui s'amuse
simplement à flatter l'oreille par le son et l'harmonie des périodes,
ou qui fasse illusion à l'esprit par un style fleuri et des pensées
brillantes? Une telle éloquence peut bien dans le moment même
éblouir et charmer; mais l'impression qu'elle fait n'est pas de
longue durée. Ce qu'on admire dans Démosthène , c'est le plan ,
la suite , l'économie du discours ; c'est la force des preuves , la
solidité du raisonnement, la grandeur et la noblesse des senti-
ments et du style , la vivacité des tours et des figures : enfin ,
un art merveilleux de mettre dans tout leur jour et de faire pa-
raître dans toute leur force les matières qu'il traite ; en quoi ^ ,
' n Sequitar oratorum ingens manus , net inter omnes in omni génère dicendi ,
quum decem simai Athenis œtas una tamen non semper implet aures meas ;
tulerit : quorum longe princeps Démo- ita suntayidae et capaces, et semper ali-
sthenes, ac pêne lexorandi fuit. M (QuiN> quid immensum infinitumque deside-
TiL. Ilb. 10, cap. 1.) rant » ( Cic. Orat. n. 104. )
^ « Usque eo difficiles ac morosi su- <* o In hoc eloquentisp yis est ut ju di-
rons , ut nobis non satisfaciat ipse De- cem non ad id tantum impellat , in quod
mosthenes : qui, quamqnam unns emi- ipse a rei natura doceretur : sed aut qui
TRAITE DES ETUDES. 25
selon Quintilien , consiste principalement la solide éloquence ,
qui ne se contente pas de représenter les choses telles qu'elles
sont réellement et en elles-mêmes, mais qui y ajoute par la véhé-
mence du discours des traits vifs et animés , seuls capables de
toucher et d'émouvoir les auditeurs. Mais ce qui caractérise en-
core plus que tout cela Démosthène, et en quoi il n*a point eu
d'imitateur, est un oubli si parfait de lui-même , une exactitude
si scrupuleuse à ne faire jamais parade d'esprit, un soin si per-
pétuel de ne rendre l'auditeur attentif qu'à la cause , et point
du tout à l'orateur, que jamais il ne lui échappe une expression,
un tour, une pensée qui n*ait pour but simplement que de plaire
et de briller. Cette retenue , cette sobriété, dans un aussi beau
génie qu'était Démosthène, dans des matières si susceptibles de
grâce et d'élégance, met le comble à son mérite, et est au-des-
sus de toutes les louanges. La traduction de M. de Tourreil ,
quoique très-exacte pour Tordinaire , n'^ pas toujours pu con-
server ce caractère inimitable , et elle a quelquefois prêté au
texte des ornements qui ne s'y trouvent pas.
On ne me saura pas mauvais gré si , pour appuyer ce que je
viens de dire du style de Démosthène , je rapporte ici ce qu'en
ont pensé deux illustres modernes , dont les témoignages ne doi-
vent pas être d'un moindre poids que ceux des anciens.
Le premier est de M. de Fénelon, archevêque de Cambrai,
dans ses Dialogues sur l'Éloquence, livre très- propre à former
le goût par les sages et judicieuses réflexions dont il est rem-
pli. Voici comme il y parle de Démosthène, en le comparant
à Isocrate :
« On ne voit dans aslui-ci que des discours fleuris et effémi-
nés, que des périodes faites avec un travail infini pour amuser
l'oreille, pendant que Démosthène émeut, échauffe et entraîne
les cœurs. Il est trop vivement touché des intérêts de sa patrie,
pour s'amuser à tous les jeux d'esprit d'Isocrate. C'est un rai-
sonnement serré et pressant : ce sont des sentiments généreux
d'une âme qui ne conçoit rien que de grand : c'est un discours
cou est , ant majorem quam est , faciat diosis addens yim oratio : qua virtute
afTectam. Hœc est illa qute Sc(vb>aiç prseter alios plorimom Demosthenes va<
▼ocator, rebas indignis. asperis, inTi- luit, m (Qoimtii.. lib. G, cap. 2.)
3
26 TEAITÉ DES EIUDES.
qui croît et qui se fortifie à chaque parole par des raisons nou-
velles : c*est un enchaînement de ligures hardies et touchantes.
Vous ne sauriez le lire sans voir qu*il porte la république dans
le fond de son cœur ; c'est la nature qui parle elle-même daus
ses transports. L'art y est si achevé, qu'il n'y paraît point. Rien
n'égala jamais sa rapidité et sa véhémence. »
Je citerai bientôt un autre endroit de M. de Fénelon , encore
plus beau, où il compare Démosthène à Cicéron.
Mon second témoin est M. de Tourreil , qui avait étudié assez
longtemps Démosthène pour en bien connaître le caractère.
« Je conviens , dit-il, qu'Eschine n'a pas cet air de droiture,
ce style impétueux , ce ton de vérité suprême qui entraîne l'es-
prit par le poids de la conviction : talent qui tire Démosthène de
pair, et dont il use d'une façon singulière. Vous calme-t-il ou
vous agite-t-il, vous ne sentez rien qui vous dérange : vous
pensez obéir à la nature. Vous persuade-t-ii ou vous dissuade-
t-il , vous ne sentez rien qui vous violente , vous croyez obéir à
la raison : car il parle toujours comme la raison et comme la
nature. Il n'a proprement que leur style : c'est à ce coin qu'il
marque tout ce qu'il dit. Il écarte jusqu'à Tombre du superflu.
Point d'ornements'recherchés; point de fleurs. Il n'aime que le
feu et la lumière. Il veut , non des armes brillantes , mais des
armes sûres. Voilà , si je ne me trompe , ce qui fonde cette
véhémence victorieuse qui domptait les Athéniens, et qui place
Démosthène au-dessus de tout ce qu'il y eut jamais d'orateurs.»
« Une énergie qui lui est propre le caractérise et le tire de pair
(dit le même auteur dans un autre endroit). Son discours est
un tissu d'inductions , de conséquences et de démonstrations ,
formé par le sens commun. Son raisonnement, dont la force
augmente toujours , monte par degrés et avec précipitation jus-
qu'où il veut le pousser.... H attaque à découvert, il presse et
réduit enfin à ne pouvoir plus reculer. Mais en cet état Taudi-
teur, loin d'avoir honte de sa défaite, sent le plaisir de se ren-
dre à la raison. Isocrate, disait Philippe, s^ escrime avec le
fleuret; Démosthène se bat avec l'épée.... On voit un homme
qui n'a d'autres ennemis que ceux de l'État , ni d'autre passion
que l'amour de Tordre et de la justice : un homme qui ne prétend
TBiklTB DES ETUDES. 37
pas éblouir, mais éclairer ; qui ne chercbe pas à plaire, mais à ser*
Tir. Point d'ornements qui ne naissent de son sujet : point de
fleurs, s*il ne les rencontre sur son chemin. On dirait qu^il n*as-
pire qu'à se faire entendre, et que sans dessein il se £adt admirer.
Non qu'il n'ait des grâces ; mais il n'en a que d'austères , que
de compatibles avec la candeur et la franchise dont il faisait
profession. La vérité chez lui n'est point fardée : il ne l'efifé-
mine point sous prétexte de l'embellir.... Nulle sorte d'ostenta-
tion, nul retour sur lui-même. U ne se montre, ni ne se regarde.
Il regarde , il montre uniquement sa cause ; et sa cause , c'est
toujours ou le salut ou l'avantage de sa patrie. •
§ IV. De P éloquence de Cicérone comparée avec cette de
Démosthène.
Il se peut £adre que deux orateurs ' , quoique très-différen^
pour le style et pour le caractère , soient néanmoins également
parfaits , en sorte qu'il serait difficile de décider auquel des deux
on aimerait mieux ressembler. Peut-être cette r^e, que Cicé-
ron nous fournit, pourra nous servir dans le jugement que nous
aurons à porter de lui et de Démosthène.
Tous deux excellaient dans les trois genres d'écrire, comme y
doit exceller tout homme véritablement éloquent. Us savaient,
selon la diversité des matières , diversifier leur style : tantôt sim-
ples et subtils* dans les petites causes, dans les récits, dans
les preuves ; tantôt tempérés et ornés lorsqu'il fallait plaire ;
tantôt élevés et sublimes quand la grandeur des affaires le de-
mandait. Cest Cicéron qui fait cette remarque ; et il en cite
des exemples pour Démosthène et pour lui-même ^.
On trouve dans Quintilien un beau parallèle de ces deux ora-
teurs.
' « In Us oratoribas illod animadTer- que le $MbtiH$ des Latins,
tendnm est , posse taêe sommos , qai in- Le tradnctear a rendn ainsi eet endroit :
ter se sunt dissimiles.... Ita dUsimiles X.'im est toujours subtil dans la dispute ,
erant inter se , statnere at tamen non etc. Je ne crois pas qo'il s'agisse ici de
posses ntrios te malles dmiliorea. » subtilité : la métapliore , ce me semble ,
(Cic. Brut. n. 204 et 348. ) est tirée d'une épée.
> « Je me sers ici de ce mot, qnoiqoe ^ i^ Orat. n. 102 , 103 , et 110 , III.
dans notre lanfoe il porte nne antre idée
38 TEAITE DBS ETUDES.
u Les qualités * , dit-il , qui regardent le fond de Téloquence
leur étaient communes : le dessein , Tordre , l'économie du dis-
cours, la division, la manière de préparer les esprits , de prou-
ver ; en un mot , tout ce qui est de l'invention. »
« Quant au style * , il y a quelque différence. L'un est plus
précis , l'autre plus abondant. L'un serre de plus près son adver-
saire ; l'autre, pour le combattre, se donne plus de champ. L'un
songe toujours à le percer , pour ainsi dire , par la vivacité de
son style ; l'autre souvent l'accable aussi par le poids du dis-
cours. Il n'y a rien à retrancher à Tun , rien à ajouter à l'autre.
On voit en Démost'bène plus de soin et d'étude, en Cicéron plus
de naturel et de génie.
« Pour ce qui est de la manière de railler et d'exciter la com-
misération 3 , deux choses infiniment puissantes , Cicéron l'em-
porte sans contredit.
« Mais il lui cède d*un autre côté 4 , en ce que Démostbènea
été avant lui, et que l'orateur romain, tout grand qu'il est,
doit une partie de son mérite à l'Athénien : car il me paraît que
Gcéron , ayant tourné toutes ses pensées vers les Grecs pour se
former sur leur modèle, a composé son caractère de la force de
Démosthène, de l'abondance de Platon , et de la douceur d'Iso-
crate. Et non-seulement il a extrait par son application ce qu'il
y avait de meilleur dans ces grands originaux ; mais la plu-
part de ces mêmes perfections, ou, pour mieux dire, toutes,
il les a comme enfantées de lui-même par l'heureuse fécondité
de son divin génie. Car , pour me servir d'une expression de
' n Homm ego virtotes plerasque ar- qaod et illc prior fuit, et ex magna parte
bitror similes : censiliam , ordinem ; di- Ciceronem , qaantus est , fecit. Nam
Tidendi, prœparandi, probandi ratio- mihi yidetur Marcus Tullios , quam sa
nem; omnia deniqoe quœ sont inven- totom ad imitationem Graecoram contu-
tionis. » ( QoiHT. Itb. 10, cap. I.) lisset, effinxisse rim Demosthenis , co-
' (( In eloqoendo est aliqua diversitas. piam Piatonis , joconditatem Isocratis.
Densior ille , hic copiosior. llle conclu- Nec vero qaod in quoqoe optimum fuit
dit astrictius, bic latius pugnat. IH^ stodio consecotas est tantum , sed pluri*
acumîne semper , bic fréquenter et pou- mas vel potins omnes ex se ipso yirtutet
dere. 1111 nihil detrahi potest , hoic nihil extulit immortalis ingenii beatissima
adjici. Ourse plus in illo , in hoc na» obertate. Non enim plnyias ( ut ait Pin-
turœ. M darus ) aquas colUgit , sed vtyo gurgite
' ^ H Salibus certe et commiseratione exundat , dono quodam Proyidantiae ge-
( qui duo plurimum affectas yalent ) nitns , iu quo totas yires suas eloquentia
viucimus. » expériretar. »
* H Cedendam yero in boc qoidem ,
TBAITÉ DBS ÉTUDLS. 29
Pindare, il ne ramasse pas les eaux du ciel pour remédier à sa
sécheresse naturelle ; mais il trouve dans son propre fonds une
source d'eau vive qui coule sans cesse à gros bouillons : et vous
diriez que les dieux Tout accordé à la terre , afin que Féloquence
fit l'essai de toutes ses forces en la personne de ce grand homme.
« Qui est-ce en effet ■ qui peut instruire avec plus d'exactitude
et toucher avec plus de véhémence ? Et quel orateur a jamais eu
plus de charmes ? jusque-là que ce qu'il vous arrache, vous
croyez le lui accorder , et que les juges , emportés par sa violence
comme par un torrent , s'imaginent suivre leur mouvement pro-
pre, quand ils sont entraînés. D'ailleurs il parle avec tant de rai-
son et de poids, que vous avez honte d'être de sentiment con-
traire. Ce n'est pas le zèle d'un avocat que vous trouvez en lui,
mais la foi d'un témoin et d'un juge. Et toutes ces choses , dont
une seule coûterait des peines infinies à un autre , coulent en lui
naturellement et comme d'elles-mêmes : en sorte que sa ma-
nière d'écrire , si belle et si inimitable , a néanmoins un air si
aisé et si naturel , qu'il semble qu'elle n'ait rien coûté à cet heu-
reux génie.
« C'est pourquoi * ce n'est pas sans fondement que les gens de
son temps ont dit qu'il exerçait une espèce d'empire au barreau :
comme c'est avec justice que ceux qui sont venus depuis l'ont
tellement estimé, que le nom de Cicéron est moins aujourd'hui
le nom d'un homme que celui de l'éloquence même. Ayons donc
les yeux continuellement sur lui ; qu'il soit notre modèle ; et te-
nons-nous sûrs d'avoir beaucoup profité, quand nous aurons
pris de l'amour et du goût pour Cicéron. »
Quintilien n'ose décider entre ces deux grands orateurs , quoi*
' « Nam qois docere diligentius , mo- et illa , qaa nihil palchrios aoditu est ,
rere ▼ebementiaa potest? Coi tanta un- oratio prœ se fert tamon felicissimam
qaam jucunditas affoit? ut ipsa illa quœ facilitatem. »
extorqaet , impetrare eum credas : et ^ n Qoare non immerito ab bominibus
qaam transTersum Ti sna jadicem ferat, setatis suae regnarç in judiciis dictos est :
tamen ille non rapi videatur , sed seqai. apad posteras yero id consecatas , at
Jam in omnibns qoœ dicit tanta aoctori. Cicero jam non bominis , sed eloqueatiœ
tas inest , ut dissentire padeat ; nec ad nomen babeatur. Hanc igitur spectemus :
▼ocati studiam, sed testis aat jadicis boc propositum nobis sit exemplam. Ille
afferat fldem. Qoom intérim baecomnia, se profecisse sciât « cui Cicero valde
quie Tix singala quisqaam intentissima placebit. »
cura censequi pos;iet , flaant illaborata ;
3.
80 TRiklTE DES ETUDES.
que pourtant il semble laisser entrevoir quelque prédilection et
un penchant secret pour Cicéron.
Le P. Rapin , dans la comparaison qu il en a ùite , garde la
même retenue. Il faudrait copier tout son traité, si je voulais
ici rapporter tout ce qu'il dit de beau sur ce sujet. Quelques
courts extraits suffiront pour faire connaître la différence qu'il
trouve entre ces deux orateurs.
« Outre cette solidité ( dit-il en parlant de Cicéron), qui ren-
fermait tant de sens et de prudence , il avait un certain agré-
ment, et comme une fleur d*esprit qui lui donnait F^art d'embel-
lir tout ce qu'il disait ; et il ne passait rien par Timagination de
cet orateur , à quoi il ne donnât le tour le plus beau et les cou-
leursles plus agréables du monde. Toutcequ*iltraitait, jusqu'aux
matières les plus sombres de la dialectique, tout ce que la physi-
que a de plus sec, ce que la jurisprudence a de plus épineux , et
ce qu'il y avait de plus embarrassé dans les affaires; tout cela,
dis-je, prenait en son discours cet enjouement d'esprit et toutes
ces grâces qui lui étaient si naturelles : car il faut avouer que
jamais personne n'a eu le talent de parler si judicieusement ni
si agréablement de toutes choses. »
« Démosthène, dit-il ailleurs, découvre dans chaque raison
qui se présente à son esprit tout ce qu'il y a de réel et de solide,
et a Part de l'exposer dans toute sa force. Cicéron , outre ce so-
lide qui ne lui échappe pas , voit tout ce qu'il y a d'agréable et
d'engageant, et il en suit la trace sans s'y ipéprendre... Ainsi ,
pour distinguer les caractères de ces deux orateurs par leur vé-
ritable différence , il me semble qu'on peut dire que Démo*
sthène, par l'impétuosité de son tempérament, par la force de
ses raisonnements, et par la véhémence de sa prononciation,
était plus pressant que Cicéron : de même que Cicéron , par ses
manières tendres et délicates, par ses mouvements doux , péné-
trants , passionnés , et par toutes ses grâces naturelles , était plus
touchant que Démosthène. Le Grec frappait l'esprit par la force
de son expression, et par l'ardeur et la violence de sa déclamation :
le Romain allait au cœur par de certains charmes et de certains
agréments imperceptibles qui lui étaient naturels , et auxquels
il avait joint tout l'artifice dont l'éloquence peut être capable.
TEArré DES ÉTUDES. 31
L'uQ éblouissait l'esprit par Téclat de ses lumières, et jetait le
trouble dans Tâme , qui n'était gagnée que par l'entendement ;
et le génie insinuant de l'autre pénétrait par des douceurs et des
complaisances jusque dans le fond du cœur. Il avait l'art d'en-
trer dans les intérêts, dans les inclinations, dans les passions
et dans les sentiments de tous ceux qui l'écoutaient. »
M. de Fénelon, plus hardi que les deux témoins que je viens
de citer, se déclare nettement pour Démosthène. Cependant ce
n'est pas un écrivain qu'on puisse soupçonner d'être ennemi des
grâces, des fleurs et de l'élégance du discours. Voici comme il
s'en explique dans sa Lettre sur l'Éloquence :
« Je ne crains pas de dire que Démosthène me paraît supérieur
à Cicéron. Je proteste que personne n'admire Cicéron plus que
je fais. Il embellit tout ce qu'il touche. Il fait honneur à la parole,
n fait des mots ce qu'un autre n'en saurait faire. Il a je ne sais
combien de sortes d'esprits. Il est même court et véhément, tou-
tes les fois qu'il veut l'être, contre Catilina, contre Verres, con-
tre Antoine ; mais on remarque quelque parure dans son dis-
cours. L'arty est merveilleux, maison l'entrevoit. L'orateur,
en pensant au salut de la république, ne s'oublie pas, et ne se
laisse pas oublier. Démosthène paraît sortir de soi, et ne voir que
la patrie. Il ne cherche point le beau ; il le fait sans y penser. Il
est au-dessus de l'admiration. Il se sert de la parole comme un
homme modeste de son habit pour se couvrir. Il tonne , il fou-
droie. Cest un torrent qui entraîne tout. On ne peut le critiquer,
parce qu'on est saisi. On pense aux choses qu'il dit, et non à
ses paroles. On le perd de vue. On n'est occupé que de Philippe,
qui envahit tout. Je suis charmé de ces deux orateurs ; mais j'a-
voue que je suis moins touché de l'art infini et de la magnifique
éloquence de Cicéron, que de la rapide simplicité de Démos-
thène. »
On ne peut rien de plus sensé ni de plus judicieux que ce
que dit ici M. de Fénelon ; et plus on approfondit son sentiment,
plus on reconnaît qu*il est fondé dans le bon sens, dans la droite
raison , et dans les règles les plus exactes de la bonne rhétori-
que. Mais, pour préférer les harangues de Démosthène à celles
de Cicéron , il me semble qu'il faudrait presque avoir autant de
32 TBAITB DBS ÉTUDES.
solidité, de force et d'élévation d'esprit, qu'il en a fallu à Dé-
aiostbène pour les composer. Soit ancienne prévention pour un
auteur que nous avons dans les mains dès notre plus tendre en-
fance, soit habitude et accoutumance à un style qui est plus
dans nos manières et plus à notre portée, nous ne pouvons ga-
gner sur nous de préférer la sévère austérité de Démosthène à
rinsinuante douceur de Cicéron ; et nous aimons mieux suivre
notre penchant et notre goût pour un écrivain en quelque sorte
ami et familier, que de nous déclarer , sur la bonne foi d'autrui ,
je dirais presque pour un inconnu et pour un étranger.
Cicéron connaissait bien tout le prix de l'éloquence de Démo-
sthène ; il en sentait bien toute la force et toute la beauté. Mais,
persuadé que l'orateur, sans s'écarter des bonnes règles, peut
jusqu'à un certain point former son style sur le goût de ceux qui
i'écoutent( on comprend assez que je ne parle pas ici d'un goût
dépravé et corrompu), il ne crut pas que son siècle fût suscep-
tible d'une si rigide exactitude '; et il jugea à propos d'accorder
quelque chose aux oreilles et à la délicatesse de ses auditeurs,
qui demandaient dans les discours plus d'élégance et plus de
grâce. Ainsi , quoiqu'il ne perdît jamais de vue l'utilité de la
cause qu'il plaidait , il donnait pourtant quelque chose à l'agré-
ment : et en cela même il prétendait bien travailler pour l'intérêt
de sa patrie; et il y travaillait en effet, puisqu'un des plus sûrs
moyens de persuader est de plaire.
Le conseil donc le plus sage que l'on puisse donner aux jeu-
nes gens qui se destinent au barreau , est de prendre , pour mo-
dèle du style qu'ils y doivent suivre, le fonds solide de Démo-
sthène, orné et embelli par les grâces de Cicéron , auxquelles > ,
si nous en croyons Quintilien , il n'y a rien à ajouter, si ce n'est
peut-être , dit-il, de faire entrer un peu plus de pensées dans le
discours. Il parle sans doute de celles qui étaient fort en usage *
' « Qaapropter ne illis qaidem nimiam maxime) litigatoris. Nam hoc ipso pro-
repDgno,qiil dandum potant nonnihil derat, qood placebat. w (Qviht. lib. 12,
esse temporibus atque auribas nitidios cap. 10.)
aliqoid atqaeafTectatinspostalantibus.... ' » Ad cajas voloptates nihil equi-
Atqoe id fecisse M. Tallium video > ut, dem , quod addi possit, invenio, nisî at
qnamomnia QtiIitati,tHmpartemquam> seasus nos qaidem dicamus plares n
dam délectation! daret : qnam et ipsam ( Quihtii,. lib. 12 , cap 10. )
se rem agere diceret (agebat aotem
TRAITÉ DES ÉTUDES. 33
alors , et par lesquelles , comme par un trait vif et éclatant ,
on terminait presque toutes les périodes. Cicéron en hasarde
quelquefois, mais rarement ; et il fut le premier < chez les Ro-
mains qui leur donna du cours. On sent bien que ce que dit id
Quintilien n'est qu'une permission et une condescendance que
semble lui arracher malgré lui le mauvais goût de son siècle ,
où ' , comme le remarque Tauteur du dialogue sur les Orateurs,
Tauditeur se croyait comme en droit d'exiger un style orné et
fleuri, et où le juge, s'il n'était invité et en quelque sorte cor-
rompu par l'amorce du plaisir, et par le brillant des pensées et
des descriptions, ne daignait pas même écouter l'avocat.
« Mais 3, ajoute Quintilien , qu'on ne prétende pas abuser de
« ma complaisance, ni la pousser plus loin. J'accorde au
« siècle où nous sommes que la robe dont on se sert ne soit pas
« d'une étoffe grossière, mais non pas qu'elle soit de soie ; que
« les cheveux soient proprement faits et bien entretenus, mais
« non frisés par étages et par boucles : la parure la plus honnête
a étant aussi la plus belle, quand on ne porte pas le désir de
« plaire jusqu'au dérèglement et à l'excès. »
§ V. De ce qui a Jait dégénérer l'éloquence à Athènes
et à Rome.
Ce fut pour ne s'être pas tenue dans de justes bornes et dans
une sage sobriété d'ornements que l'éloquence dégénéra et à
Athènes et à Rome.
A Athènes , on peut dire que le beau siècle de l'éloquence fut
celui de Démosthène, où parut tout à la fois cette foule d'excel-
lents orateurs 4, dont le caractère commun fut une beauté natu-
I A GceroprimiuexcoIaitoratioDein... non in gradas atqae annulos totum
locosqne laetiores attentavit , et quasdam comptum : qaam in eo qui se non ad
sententias invenit. » [Dial. de Orat. n. laxuriam ac libidinem référât , eadem
22. ) speciosiora qnoque ûnt , quae hones-
^ > « Auditor assaeTit jam exigere Isti- tiora » ( goixTiL. lib. 12^ cap. 10. )
tiam etpalchritudinemorationis... Jndex * « Hœc «tas effiidit taanc copiant :
ipse, nisi... ant colore sententiaram , et, nt opinio mea fert, succos ille ét-
ant nitore et cnlto descriptionum inyi- sangois incorruptos usque ad hanc eeta-
tatns et corrnptus est, ayersatur dicen- tem oratorum fait , in qaa nataralis inea-
tem. » ( Ibid. n. 20. ) set , non focatus nitor. » ( Cic. in Bruto,
^ « Sed ne hactenas cedentem nemo n. 36. )
insequatar ultra. Do tempori , ne crassa n Demostbenes , Hyperides, I.ycurguf ,
toga sit , non serica ; ne intonsum capat , ^.schines, Dinarchas, aliique complu-
34 TRAITE DBS ETUDES.
relie et sans fard. Ils n^avaient pas tous le- même génie ni le
même style ; mais ils étaient tous réunis dans le même goût du
vrai et du simple , et ce goût dura toujours tant qu'on s'attacha
à les imiter. Mais après leur mort le souvenir s'en étant peu à
peu obscurci , et enfin entièrement effacé , un nouveau genre
d'éloquence plus douce et plus relâchée prit la place de l'an-
cienne.
Dé métrius le Phalérien , qui avait pu voir et entendre Démo-
sthène, suivit une autre route que lui. 11 donna entièrement dans
le genre orné et fleuri. 11 crut devoir égayer l'éloquence , et la
tirer de cet air sombre et austère qui , selon lui , la rendait trop
sérieuse. 11 y jeta beaucoup plus de pensées , il y répandit des
fleurs ; et , pour me servir d'une expression de Quintilien , au
lieu de ce vêtement majestueux, mais modeste, qu'elle avait
eu sous Démosthène , il lui donna une robe toute brillante et bi-
garrée de diverses couleurs ' , peu séante à la vérité pour la pous-
sière du barreau , mais plus capable d'attirer les yeux et d'é-
blouir.
Aussi* , comme Cicéron le remarque, plus propre pour des
actions de pompe et de cérémonie que pour les combats du bar-
reau , il préférait la douceur à la force , songeait plus à charmer
les esprits qu'à les vaincre , se contentait d'y laisser le souvenir
agréable d'un discours coulant et harmonieux , sans vouloir,
comme Périclès , y laisser aussi des aiguillons perçants , mêlés
avec les attraits du plaisir.
11 ne paraît pas, par le portrait que le même Cicéron en fait
res, etsi inter se pares nonfaerunt, ta» tatns qaam palarstra. Itaqae deleetabat
meu saut omnes in eodein veritatis imi- inagis Athenienses , quam inflammabat.
tandee génère versati. Qaoram qaamdia Processerat enim in solem et paiverem,
mansit imitutio , tamdia genus illud di* non ut e militari tabernacalo y sed ot e
cendi stodiamqae vixit. Posteaqaam, Theophrasti, doctissimi hontinis, um*
extinctis bis, oinnis eonim memoria sen- bracalis. Hic primas inflexit orationem ,
\ sîm obscorata est et evanuit, alia quai- et eam mollem teneramque reddidit : et
\ dam dicendt molliora ac remissiora ge- suavis > sicnt fuit, videri maluit, quam
nera viguerant. m ( Idem , de Orat. lib. 2, gravis , sed suavitate en qua perfnnderet
n . 94 , 95. ) animos , non qua perfrîngeret ; et tantnm
I K Meminerimns versicolorem illam , ut memuriam concinnitatis suae , non
kqua Demetrius Pbalereus dicebatnr uti , ( quemadmodum de Pericle scripsit £u-
Vi;stem non bene ad forensem pulverem polis ) cum delectatione aculeos etiam
faôere. » ( QoxnTiL. lib. 10, cap. I.) relinqueret in animis eorum u quibos
'' c< Pbalereus successit eis senibus esset auditos. » (C>c. iu Bruto , n. 37»
adolescens ; emditissimusille quidem bo* 38. )
mm amuium , sed non tam armis insti-
IBUTB DBS BTUDBS. 3 S
dans an autre endroit' , et par le jugement qu'il en porte, qu'il
y eût encore rien dans son style d outré et d'excessif; puisqu'il
dit qu'on aurait pu l'estimer et l'approuver ', si on ne l'avait pas
comparé avec la force et la majesté du style noble et sublime.
Cependant il fut le premier ^ qui fit dégénérer l'éloquence ^ ; et
peut-être que les déclamations , dont l'usage fut introduit de
son temps dans les écoles , si lui-même n'en fut pas l'inventeur,
contribuèrent beaucoup à cette funeste décadence, comme il est
certain qu'elles le firent aussi dans la suite chez les Romains.
Mais les choses n'en demeurèrent pas dans cet état. Quand
l'éloquence , sortie du Pirée^, eut commencé à respirer un autre
air que celui d'Athènes , elle perdit bientôt cette santé et cet em-
bonpoint qu'elle y avait toujours conservé; et, gâtée par les
manières étrangères, elle désapprit en quelque sorte à parler,
et devint entièrement méconnaissable. C'est ainsi que, par
degrés, du beau et du parfait elle tomba dans le médiocre, et
que du médiocre elle se précipita bientôt dans toutes sortes d'ex-
cès et de défauts.
J'ai déjà fait observer ailleurs , en parlant de Sénèque , que
l'éloquence latine a eu le même sort.
Les mêmes raisons nous doivent peut-être faire craindre pour
nous le même malheur ; d'autant plus que ce changement ne s'est
introduit chez l'un et l'autre peuple que par le désir excessif
qu'on a eu d'ajouter à l'éloquence plus d'ornement et de parure.
Car je ne sais par quelle fatalité il est toujours arrivé que le bon
goût, dès qu'il est parvenu à un certam point de maturité et de
perfection , a presque aussitôt dégénéré , et par des déclins imper-
ceptibles, mais quelquefois assez prompts , est descendu du plus
haut comble au plus bas degré. Texcepte pourtant la poésie grec*
que , qui depuis Homère jusqu'à Théocrite et ses contemporains ,
c'est-à-dire pendant six ou sept siècles , a toujours conservé en
tout genre la même pureté et la même élégance.
' Orat. n. 91 , 96- ^ n Ut semel e Piraeo eloqaentia evecta
' c Et niai coram erit comparatas ille est , omnes peragrarit insulas , atqae ita
fortior , p«r se hic « qaem dico , proba- peregrinata tota Asia est, ut se externis
bitur. » (Cic. Orat. n. 95. ) oblineret moribas : omnemque illam sa-
3 Qaintil. I. 2 , cap. 4. labritatem Atticae dictionis et qaRsi sa>
* n Primas inclinasse eloqaentiam di> nitatem perderet , ac loqni pêne dedisce-
dtor. » (QoivTii.. lib. 10, cap. I.) ret. » i Cic. in BrutOj n. Ul.\
36 TBAITE DBS ÉTUDES.
Nous pouvons dire, pour la gloire de la nation , que , depuis
près d*un siècle, le goût, par rapport aux belles-lettres, a été
exquis parmi nous , et quMl Test encore. Mais il est remarquable
que ces illustres écrivains qui ont fait tant d*honneur à la France,
et dont chacun en son genre peut être considéré comme original ,
se sont tous fait un devoir de regarder les anciens comme leurs
maîtres , et que les ouvrages qui ont eu le plus de réputation
parmi nous , et qui , selon toutes les apparences , passeront jusqu'à
la postérité la plus reculée , sont tous marqués au coin de la
bonne antiquité. Ce doit donc être là aussi notre règle , et nous
devons craindre de nous écarter de la perfection à mesure que
nous nous écarterons du goût des anciens.
Pour revenir à mon sujet et finir cet article, le modèle le plus
sûr que les jeunes gens destinés au barreau puissent se proposer,
est , comme je Tai déjà dit , le style de Démostliène , adouci et
orné par celui de pcéron ; en sorte que les grâces du dernier
tempèrent Taustérité de Tautre , et que la précision et la vivacité
de Démostbène corrigent la trop grande abondance et la manière
d'écrire peut-être un peu trop lâche qu'on a reprochée à Cicé-
ron ' .
Une éloquence plus ornée , telle, par exemple , qu'est celle de
M. Fléchier, ne convient point pour des plaidoyers. Je ne lis
jamais le portrait que fait Gicéron d'un orateur de son temps,
nommé Callidius , sans y reconnaître presque en tout les prin-
cipaux caractères de M. Fléchier; et la réflexion qu'il y ajoute
me paraît convenir extrêmement à la matière que je traite » :
' Dialog. de Orat , n. 18. dactnm. Ae non propria verba remm»
3 « Sed de M. Callidio dicamas aU- sed pleraqae tralata : sic tamen nt ea
quid, qui non fait orator anus e maltis; non irraisse in aliennm locam , sed im-
potiusintermultos prope singolaris fuit : migrasse in suum diceres. Nec vero haec
ita reconditas exqaisitasqne sententias soiuta , nec diflluentia , sed adstricta na-
mollis et pellacens vestiebat oratio. meris , non aperte nec eodem modo sem-
Nihil tam teneram qaam illias co'npre- per , sed varie dissimulanterque con-
hensio verboram : nihil tam flexibile : clasis. Krant aatem et verborum et sen-
aihil qaod magis ipsias arbitrio fingere- tentiaram lumina.... quihas tanquam
tnr, ut nallios oratoris teqne in potestate insignibus in ornatu dîstinguebatur ora-
fuerit. Qaœ primam ita para erat , at nis oratio.... Accedebat ordo reram pie*
nibilliqaidias : ita libère flaebat , ut nus- nus artis, totumque dicendi placîdum
qaam adheeresceret. Niillamnisi loco po- et sanam genus. Qaod si est optimum
sitam.et tanquam lu vermicalato em- saaviterdicere, nihil est qnod melius hoc
blemate, at aitLacilias, structum ver- qusprendun> potes. Sed, qaum a tiobis
bam videres. Née vero uUam aut durum, paulo ant'* dictum sit, tria videri esse
aot innolens. aut humile, aut in longius quas orator efSccre deberet , ut doccret ,
TBAIT£ DBS ÉTUDES. 37
* Ce n'est point, dit-il, un orateur du commun, maisd*un mérite
« rare et singulier. Ses pensées sont nobles et exquises, et il
« sait les revêtir d'expressions fines et délicates. Il fait du discours
ft tout ce qu'il lui plaît ; il sait lui donner telle forme qu'il veut ;
« jamais orateur n'en fut plus maître que lui, et ne le mania avec
« tant d'art. Rien de plus pur, rien de plus coulant que son lan-
« gac^e. Chaque mot est en son lieu, et comme artistement en-
« chassé où il doit. 11 n'en admet point de dur, d'inusité , de bas,
« ou qui puisse déranger le discours. La métaphore chez lui est
« firéquente , mais si naturelle qu'elle paraît n'avoir point usurpé
« la place d'un autre mot , mais être entrée dans la sienne. Tout
« cela est accompagné d'un nombre, d'une cadence, qui a une
« merveiUeuse variété , et ne montre aucune affectation. Les
« plus belles Ggures y sont employées à propos, et y jettent un
« grand éclat. L'ordre, et le plan de l'ouvrage sont pleins d'art
« et de justesse ; et partout règne un style doux , tranquille , et
« d'un goût exquis. £n un mot , si l'éloquence consistait dans
a l'agrément , il n'y aurait rien au-dessus de cet orateur. Des
« trois parties qui la composent , il a les deux premières dans un
« souverain degré , je veux dire celles qui tendent à instruire et
« à plaire ; mais la troisième , qui est la plus importante, et qui
ft consiste à toucher et à émouvoir les esprits , lui manque ab-
« solument. »
On ne peut certainement ne pas faire un grand cas d'une
éloquence de ce genre : mais de quel prix doit-elle paraître , en
comparaison du grand et du suUime qui fait le caractère de
celle de Démosthène ! Cette dernière ressemble à ces beaux et
magnifiques bâtiments construits dans le goût de l'ancienne
architecture, qui n'admettait que des ornements simples; dont
le premier coup d'œil , et encore bien plus le plan , l'économie ,
et la distribution des parties , ont quelque chose de grand , de
noble et de majestueux , qui frappe et saisit les connaisseurs.
L'autre pourrait être comparée à ces maisons bâties dans un goût
d'élégance et de délicatesse , où l'art et l'opulence ont amassé
ut delectaret , Qt moveret : dao summe qaa pennoveret atque incitaret antmos .
tenait , Qt et rem illastraret disserendo , qaam plarimam poUere diximoa. » ( Cic.
et animos eoram qai aadirent demul- in Bruto ^ n. 274, 275,276. )
ceret Tolnptate : aberat tertia illa laas
TR. DES ÉTUD. T. U. ^
8« TBAIT^ DES ÉTUDES.
tout ce qu'il y a d« plus brillant et de plus riche, où For et le
marbre se montrent de toutes parts, et où les yeux ne sauraient
tomber sur aucun endroit X|ui ne leur présente quelque chose de
rare et d'exquis.
Il est un troisième genre d'éloquence , encore inférieur, ce
me semble , au second , et qui pourrait insensiblement nous
conduire à quelque chose de pis : c'est celui où régnent ces jeux
d'esprit , ces pensées brillantes , ces espèces de pointes , qui de-
viennent assez à la mode. Elles sont soutenues , dans quelques-
uns de nos écrivains , par la solidité des choses , par la force du
raisonnement, par l'ordre et la suite du discours, et par une
beauté de génie qui leur est naturelle. Mais comme ces dernières
qualités sont rares, il est à craindre que leurs imitateurs ne pren-
nent de leur style ique ce qu'il y a de moins estimable, comme
firent ceux de Sénèque, qui*, n'ayant copié que ses défauts, se
trouvèrent autant au-dessous de leur modèle que Sénèque lui-
même était au-dessous des anciens.
Le barreau a toujours été ennemi de ce style éblouissant et
plein d'une affectation vicieuse , et il l'est encore aujourd'hui
plus que jamais. Les graves discours de ces judicieux magistrats
qui, chaque année, en prescrivant aux avocats les règles de la vraie
éloquence, leur en tracent en niéme temps de parfaits modèles ,
sont de fortes barrières contre le mauvais goût, et ne contribuent
pas peu à perpétuer dans le barreau cette heureuse tradition de
bon goût , aussi bien que de bons sentiments, qui s'y conserve
depuis si longtemps. ^
§ VL Courtes réflexions sur la manière de faire
des rapports.
Avant que de unir cet article , j'aurais encore à traiter une ma-
tière dont plusieurs des jeunes gens qui étudient auront un jour
besoin d'être instruits : c'est de marquer le style dont il convient
de se servir en faisant un rapport. Cette partie est d'un usage
bien plus fréquent , et a beaucoup plus d'étendue que n'en a au-
I « Amabant aum magis , qanm imi- qoantom ille ah antiqais descenderat i*
tabantar; tantumque ab illo deflaebant , (QoiitTiL. lib. lU, cap. I. )
•
TBAITB DIS ETUDES. S9
joaitThoi FéloqueDce du barreau, puisqu'elle embrasse tous les
emplois delà robe, et qu'elle a lieu dans toutes les cours souverai-
nes ou subalternes , dans toutes les compagnies , dans tous les
bureaux et toutes les commissions. Le succès de ces sortes d'ac-
tions attire autant de gloire qu*aucun plaidoyer, et il est d'un
aussi grand secours pour la défense de la justice et de l'inno-
cence. Je ne puis traiter ici cette matière que très-légèrement ,
et je ne ferai qu'en indiquer les principes sans les approfondir.
Je sais que chaque compagnie , chaque juridiction a ses usa-
ges particuliers pour la manière de rapporter les procès : mais le
fond est le même pour toutes , et le style qu'on y emploie doit
partout être le même. Il y a une sorte d'éloquence propre à ce
genre de discours , qui consiste , si je ne me trompe , à parler
avec clarté et avec él^ance.
Le but que se propose un rapporteur est d'instruire les juges
ses confrères de.raffaire sur laquelle ils ont à prononcer avec lui.
U est chargé au nom de tous d'en faire l'examen. Il devient dans
cette occasion, pour ainsi dire, l'œil de la compagnie. U lui
prête et lui communique ses lumières et ses connaissances. Or,
pour le faire avec succès il faut que la distribution méthodique
de la matière qu'il entreprend de traiter, et Tordre qu'il mettra
dans les faits et dans les preuves , y répandent une si grande
netteté , que tous puissent sans peine et sans effort entendre
l'affaire qu'on leur rapporte. Tout doit contribuer à cette clarté ,
les pensées, les expressions, les tours, et même la manière de
prononcer, qui doit être distincte, tranquille, et sans agita-
tion.
J'ai dit qu'à la netteté il fallait joindre quelque agrément,
parce que souvent, pour instruire , il faut plaire. Les juges sont
hommes comme les autres ; et quoique la vérité et la justice les
intéressent par elles-mêmes, il est bon de les y attacher encore
plus fortement par quelque attrait et quelque appât. Les affai-
res , obscures pour l'ordinaire et épineuses , causent de l'ennui
et du dégoût , si celui qui fait le rapport n'a soin de l'assaison-
ner d'un sel fin et délicat , qui , sans chercher à paraître , se fasse
sentir, et qui, par une certaine pointe d'agrément et de grâce»
réveille et pique l'attention des auditeurs.
40 TBAITé DES ETUDES.
Les mouvements , qui font ailleurs la plus grande force de
réloquence , sont ici absolument interdits, lie rapporteur ne
parle pas comme avocat, mais comme juge. En cette qualité il
tient quelque chose de la loi , qui , tranquille et paisible , se con-
tente de montrer la règle et le devoir : et comme il lui est com-
mandé d'être lui-même sans passions , il ne lui est pas permis
non plus de songer à exciter celles des autres.
Cette manière de s'exprimer, qui n'est soutenue ni par le bril-
lant des pensées et des expressions , ni par la hardiesse des figu-
res, ni par le pathétique des mouvements, mais qui a un air
aisé , simple, naturel , est la seule qui convienne aux rapports ,
et elle n'est^pas si facile qu'on se l'imagine.
rappliquerais volontiers à l'éloquence du rapporteur ce que
Gcéron dit de celle de Scaurus, laquelle n'était pas propre à la
vivacité de la plaidoirie, mais convenait extrêmement à la gravité
d'un sénateur, qui avait plus de solidité et de dignité que d^éclat
et de pompe , et où Ton remarquait , avec une prudence consom-
mée, un fonds merveilleux de bonne foi, qui entraînait la
créance. Car ici la réputation d'un juge fait partie de son élo-
quence, et l'idée qu'on a de sa probité donne beaucoup de poids
et d'autorité à son discours. In Scauri orationcy sapieniis
hominis etrecti, gravitas summa et naturalis quœdam ine-
rat aucioritas : non ut causam , sed ut testimonium dicere
pulareSj quumpro reo diceret. Hoc dicendi genus adpatro-
cinia mediocrifer aptum videbatur : ad senatoriam vero sen-
tentiam, cvjus eratille princeps, vel maxime: significabat
enim non prudentiam solum, sed, quod maxime rem contine-
batffidem*.
Ainsi Ton voit que, pour réussir dans les rapports , il faut
s'attacher à bien étudier le premier genre d'éloquence , qui est le
simple , en bien prendre le caractère et le goût, et s'en proposer
les plus parfaits modèles : être très-réservé et très-sobre à faire
usage du second genre , qui est Tome et le tempéré ; n'en em-
prunter que quelques traits et quelques agréments avec une sage
circonspection, dans des occasions rares : mais s'interdire très-
sévèrement le troisième style, qui est le sublime.
> Brut. n. III «t in.
TRAITÉ DES ETODES. 4t
Ce qac Ton pratique au collège , eu rhétorique surtout et en
philosophie, peut servir beaucoup aux jeunes gens pour les
former à la manière de bien faire un rapport. Après qu'on a ex-
pliqué une harangue de Cicéron, on lesobliged'en rendre compte,
d'en exposer toutes les parties , d'en distinguer les différentes
preuves , et d'en marquer le fort ou le faible. De même en
philosophie on accoutume les écoliers , après qu'on a vu avec
eux quelques traités, comme de Descartes ou du P. Malebranche ,
«n en faire l'analyse ; à réduire des raisonnements , souvent fort *
abstraits et fort étendus , à quelque chose de précis et de net ; à
mettre les difficultés et les objections dans tout leur jour, et à y
joindre les solutions qu'on en apporte. J'ai vu de jeunes conseil-
lers avouer que de tous les exercices du collège c'était celui qui
leur avait été le plus utile, et dont ils faisaient le plus d'usage
en rapportant des procès.
ARTICLE II.
Par quels moyens les jeunes gens peuvent se préparer
à la plaidoirie,
Démosthène et Cicéron, étant parvenus à la perfection de Téio-
quence , sont fort propres à indiquer aux jeunes gens la route
qu'ils doivent tenir pour y arriver aussi. Je vais donc rapporter en
abrégé ce que l'histoire nous apprend de leurs premières années ,
de leur éducation, des différents exercices par lesquels ils se
sont préparés à la plaidoirie, et de ce qui a fait leur principal
mérite et établi leur réputation. Ainsi ces deux grands orateurs
serviront en même temps de modèles et de guides aux jeunes
gens. Je ne prétends pas néanmoins qu'ils doivent ou qu'ils
puissent ies imiter en tout : mais, quand ils ne feraient que
les suivre de loin , ils avanceraient beaucoup.
Démosthène.
Démosthène * , ayant perdu son père dès l'âge de sept ans ,
et étant tombé entre les mains de tuteurs intéressés et avares,
' riat. in vit. Deirosth.
4^ TRkVri DES ÉTUDES.
qui ne songeaient qu'à proGter de son bien , ne fut pas élevé
avec autant de soin que le demandait un naturel aussi excellent
que le sien ; outre que la faiblesse de sa complexion et la déli-
catesse de sa santé , jointes à l'excessive tendresse d'une mère
qui Taimait- uniquement, ne permettaient pas à ses maîtres de le
presser beaucoup pour l'étude.
Leur ayant un jour entendu parler d^une cause célèbre qui
devait se plaider, et qui faisait beaucoup de bruit dans la ville , il
les pressa vivement de vouloir le mener avec eux au barreau ,
afin qu'il pût assister à cette fameuse plaidoirie. L'orateur, qui
s^appelait Callistrate, fut écouté avec une grande attention; et
ayant eu un succès extraordinaire, il fut reconduit chez lui en
cérémonie au milieu d'une foule de citoyens illustres qui s'em-
pressaient à l'envi de lui témoigner leur contentement. Le jeune
homme fut extraordinai rement touché des honneurs qu il vit
rendre à l'orateur, et encore plus du souverain pouvoir qu^a
l'éloquence sur les esprits , dont elle dispose en maîtresse abso-
lue. Il en sentit lui-même l'effet; et ne pouvant résistera ses
charmes , il s'y livra entièrement dès ce jour, et renonça à toute
autre étude et à tout autre plaisir.
L'école d'Isocrate ■ , d'où sortirent tant de grands orateurs ,
était pour lors, à Athènes, la plus renommée. Mais, soit que
la sordide avarice des tuteurs de Démosthène ne lui permît pas
de profiter des leçons d'un maître qui les faisait payer fort cher > ,
soit que l'éloquence douce et paisible d'Isocrate ne fût point
dès lors de son goût , il étudia sous Isée ^ , dont le caractère était
la force et la véhémence. Il trouva pourtant le moyen d'avoir les
préceptes de la rhétorique que le premier enseignait. Platon
fût, à proprement parler, celui qui contribua le plus à former
Démoshène^, et il est aisé de reconnaître dans les écrits du dis-
ciple le style noble et sublime du maître.
Le premier essai qu'il fil de son éloquence fut contre ses tu-
■ c Isocrafes... cajuselado, tauquam
3 Srrmo
ex eqao trojano, ioDumeri principe* exie- Promptut . rt Is»> torrrnuor...
^ Dix^ mines , c'est-à-dire cinq cent. „ * "»""<» jasjuraudum per «moi l«
jjyj.gj ' * Marathone ac Salamiue propugnatbree
. gi A francs 1 reip, sati» manifesto docet prapcepttyrem
*~~ '* ejasPlatnnemfuiase.»(QuiiiT.I. r2,c. lu.)
TRAITS DES ETUDES. 4:1
teurs, qu*il obligea de lui restituer uae partie de son bien. Ani-
mé par cet heureux sueeès , il se hasarda de parler devant le
peuple. Il y réussit tout à fait mal. 11 avait une voix faible , la
langue embarrassée, et une fort courte haleine; et cependant
ses périodes étaient si longues, qu'il était souvent obligé de
les interrompre pour respirer. Il fut donc sifflé de tout l'audi-
toire , et s'en retourna entièrement découragé , et résolu de re-
noncer pour toujours à un emploi dont il se croyait incapable.
Un de ses auditeurs , qui , au travers de ses défauts , avait aper-
çu en lui un excellent fonds de génie et une éloquence assez ap-
prochante de celle de Périclès , lui fit reprendre courage par les
vives remontrances qu'il lui fit , et par les salutaires avis qu'il
lui donna.
Il parut donc une secondeiois devant le peuple, et n'en fut
pas mieux reçu. Comme il s'en retournait la tête baissée et plein
de confusion , un des plus excellents acteurs de ce temps , qui
était son ami, nommé Satyrus, le rencontra; et ayant appris
de lui-même la cause de son chagrin, il lui fit entendre que
le mal n'était point sans remède , et que tout n'était point si dé-
sespéré qu'il le croyait. Il lui demanda seulement de réciter de-
vant lui quelques vers d'Euripide ou de Sophocle ; ce qu'il fît
sur-le-champ. Satyrus , les ayant répétés après lui , leur donna
tout une autre grâce par le ton , le geste et la vivacité avec les-
quels il les prononça , en sorte que Démosthène lui-même les
trouva tout différents. Il sentit bien ce qui lui manquait, et il s'ap-
pliqua à l'acquérir.
Les efforts qu'il fit pour corriger le défaut naturel qu'il avait
dans la langue , et pour se perfectionner dans la prononciation ,
dont son ami lui avait fait connaître le prix , paraissent presque
incroyables , et font bien voir qu'un travail opiniâtre surmonte
tout'. Il bégayait à un point qu'il ne pouvait exprimer certaines
1 « Orator imitetur illum , cul sine «et dicere , perfectt neditando ut nemo
dnbio samma vis diseendi conceditar» planias eo locutus putaretur Deinric
Atheniensem Demostbenem , inquo tan- quam spiritus ejas esset angnstior, tan-
tam ftodium fuisse taatosque labor di- tum continenda anima in dicendo est as-
citar , Qt primom impedimenta natnrae secutus , ut ana continualione verborum
diligentia industriaqne saperaret : quum- (id qaod scripta ejus déclarant) binw
qae ita balbas esset, atejuA ipsins artis, ei contentiones vocis et remissiones con*
coi staderet, primam litteram non pos> tlnerentur. Qui etiam ( ut mémorise pr«-
44 TBATTé DES ÉTUDES.
lettres, eutre autres celle qui commence le nom de Tart qu^il
étudiait : et il avait IMialeine si courte, qu'il ne pouvait suffire
à prononcer une période entière sans s'arrêter. 11 vint à bout de
vaincre tous ces obstacles en mettant dans sa bouche de petits
cailloux , et prononçant ainsi plusieurs vers de suite à haute
voix , sans s'interrompre , et cela même en marchant et en mon-
tant par des endroits fort roides et fort escarpés : en sorte
.que dans la suite nulle lettre ne Tarréta , et que les plus longues
périodes n'épuisaient plus son haleine. Il fit plus* : il allait sur
"les b^rds de la mer; et, dans le temps que les flots étaient le
plus violemment agités , il y prononçait des harangues pour
^s'apprivoiser, par le bruit confus des flots, aux émeutes du peu-
ple et aux cris tumultueux des assemblées. Il avait chez lui
un grand miroir, qui était son maître pour Faction , et devant
lequel il déclamait avant que de parler en public. Il fut bien
payé de toutes ses peines , puisque ce fut par ce moyen qu*il
porta Tart de déclamer au plus haut degré de perfection où il
puisse aller.
Son application à Tétude n'était pas moindre pour tout le reste.
Pour être plus éloigné du bruit et moins sujet aux distractions,
il se fit faire un cabinet souterrain, qui subsistait encore du temps
de Plutarque , où il s'enfermait quelquefois des mois entiers , se
faisant raser exprès la moitié de la tête pour se mettre hors d'é-
tat de sortir. C'était là qu'à la lueur d'une petite lampe il com-
posait ces harangues admirables , dont ses envieux disaient qu'el-
les sentaient Thuile , pour marquer qu'elles étaient travaillées
avec trop de soin. On voit bien, répliquait-il, que les vôtres ne
vous ont pas tant coûté de peines. Il se levait extrêmement matin ,
et il avait coutume de dire qu'il était bien fâché quand un ou-
vrier l'avait devancé * dans le travail. On peut juger des efforts
ditnm est ) conjectis in os calcnlis , deret , tneditans consuescehat concio-
ijumma voce versos maltos uoo spiritu nuin fremitns non exparescere. m (Qdibt.
pronuntiare consiiescebat :4ieqae id con- Jib. 10, cap. 3.)
nistens in loco , sed inambulans atque ^ « Gai non snnt aaditse Demosthenia
adscensa ingrediens arduo. v ( Cic. de vigilise 7 qui dolere se aiebat , li quando
Orai. lib. I , n. 2G0 , 26 i.) opiflcum autelucana victns esset indas-
' c( IVopfer qute idem ille tantus ama* tria. » ( Cic« Tusc. Quasi. lib. 4 , n.
tor sccreli Demostlieiies , in littore, in 44. )
il^Mod se maximo cam sono fluctiis illi>
TRAITE DES ETUDES. 45
qu'il fit pour se perfectionner en tout genre, par la peine qu'il
prit de copier de sa propre main jusqu'à huit fois Thistoire de
Thucydide, pour se rendre son style plus familier.
Cicéron.
Cicéron apporta en naissant un excellent naturel , et rien ne
lui manqua du côté de Téducation : en quoi il fut plus heureux
que Démosthène. Son père en prit un soin particulier, et n'é-
pargna rien pour cultiver son esprit. Il paraît que le célèbre Cras-
sus , dont il parle si souvent dans ses ouvrages ' , voulut bien
hii-méme régler le plan de ses études , et qu'il lui donna des
maîtres capables d'entrer dans ses vues. Ce fut le poète Archias
qui jeta dans son esprit encore tendre les premières semences du
goût pour la belle littérature >, comme Cicéron lui-même nous
l'apprend dans l'éloquent discours qu'il fit pour la défense de
son maître.
Jamais enfant n'eut plus d'ardeur pour l'étude que celui-ci.
Il n'y avait alors que des Grecs qui enseignassent la jeunesse ;
et ils le faisaient dans leur langue , ce qui est digne de remar-
que. Plotius fut le premier qui changea cette coutume, et qui fit
ses leçons en latin. Il était de Gaule. Son école devint fort célèbre^.
On y courut de toutes parts ; et ceux qui avaient le plus de goât
approuvaient fort sa manière. Cicéron brûlait du désir d 'enten-
dre un tel maître: mais ceux qui présidaient à son éducation,
et qui réglaient ses études , ne le jugèrent pas à propos. C'est
que cette manière d'enseigner, inouïe et inusitée jusque-là, parut
aux magistrats une nouveauté dangereuse ; et les censeurs , dont
Crassus était l'un, firent un décret pour l'interdire, sans en appor-
ter d'autre raison sinon que cette coutume était contraire à l'usage
établi par les ancêtres. Crassus, dans le troisième livre de TOra-
* De Orat. lib. 2 , n. 2. nobis primam latine docere cœpisse La*
' « Quoad longissime potest mens mea cium Plotinm qaemdam : ad qaem quom
respicere spatiam prseteriti tempnris , et fieret concarsus, quod studiosissimas
pneritiae memoriam recordari ultimam, qoisque apad eum exercerefur, dolebam
inde usqne repetens, hanc video mîM mibi idem non licere. Continebar aotem
principem et ad sascipiendam et ad in* doctissimorum bominum aactoritate, qui
grediendam rationem boram stndiorum existimabant greecii exercitationibus ali
ezstitisse. » (Cic. pro Jrch. n. I . ) melios ingénia posse. » ( Cic. epitt. apud
^M Eqaidem memoria teueo, paeris Svtr. d« Claris Rheioribus.)
46 TBAITE DES ÉTUDES.
teur ' , ou plutôt Cicéron sous son nom , tâche de justifier du
mieux qu'il peut ce décret, qui avait fort blessé les personnes sen-
sées; et il laisse entrevoir que ce n^était pas tant la nouvelle mé-
thode en elle-même qui avait été condamnée , que la manière
dont les maîtres s'y prenaient. En effet, cette méthode prit enfin
le dessus * , et Ton en reconnut Futilité et les avantages , comme
nous rapprenons de Suétone , qui nous a conservé et la lettre où
Cicéron parle de Plotius , et le décret des censeurs , aussi bien
que Tarrét du sénat.
Cicéron cependant faisait de grands progrès sous ses maîtres ^.
Aussi avait-il un génie tel que Platon le désire, avide d'appren*
dre, propre pour toutes les sciences, et qui embrassait tout.
La poésie fut une de ses premières passions, et Ton dit qu'il y
réussissait assez. Dès ses premières années , il se distingua parmi
ceux de son âge d'une manière si marquée, que les parents de
ceux qui étudiaient avec lui, sur le récit merveilleux qu'on leur
faisait du génie extraordinaire de cet enfant , venaient exprès
dans les écoles pour eu être témoins par eux-mêmes , et s'en re-
tournaient charmés de ce qu'ils avaient vu et entendu. Il fallait
que ce rare mérite fût accompagné de beaucoup de modestie, puis-
que ses compagnons étaient les premiers à le faire valoir, et
qu'ils lui rendaient des honneurs qui allèrent jusqu'à exciter la
jalousie de quelques-uns des parents.
A l'âge de seize ans, qui était le temps où l'on faisait pren-
dre aux jeunes gens la robe virile, les études de Cicéron devin-
rent plus sérieuses. C'était alors la coutume à Rome qu'à l'âge'
dont nous parions, le père, ou le plus proche parent de celui
que l'on destinait à la plaidoirie"^, allât le présenter à quelqu'un
des plus célèbres orateurs du temps , et le mît sous sa protec-
tion. Le jeune homme après cela s'attachait à lui d'une manière
* De Orat. 1. 3, n. 93-95. torem qui principem locam in civitate
'' w Paalatim et ipsa utilis honestaque tenebat. Hune sectari , bunc proseqni ,
apparuit : maltiqne eam pne»idii causa bujus omnibus dictionibus interesse....
et gloriœ appetiverunt. m ( Subtob. Atque hercule sub ejnsmodi praeceptioni-
ibid. ) bus juvenis ille de quo loquimur , orato*
' Plut, in vit. Cicer. rum discipalus , fori auditor , sectator
4 n Ergo apnd majores nostros juvenis judiciorum , eruditns et assuefactus alie-
ille, qui foro et eloquentiae parabatur, nis experimentis.... soins statim et nnus
imbutns jam domestica disciplina , re* cutcnmque causae par erat. » ( Dial. de
fertus honestis studiis , dedncebatur a Orat. n. 31. )
pâtre , vel a propinquis , ad eum ora-
TJUITÉ D£S ETUDES. 47
particulière , allait régollèreinent Tentendre quand il plaidait , le
consultait sur ses études , et ne faisait rien sans prendre ses
avis. Accoutumé ainsi de bonne heure à respirer Tair du barreau,
qui est la meilleure école pour un jeune avocat , devenu le disci-
ple des plus grands maîtres, et formé sur les plus parfaits mo-
dèles, il était bientôt en état de les imiter. Gcéron nous apprend
.lui-même qu'il suivit cette route *, et qu'il se rendit l'auditeur
assidu de ce qu'il y avait à Rome de plus habiles avocats. 11 don-
nait dès lors chaque jour un temps considérable à la lecture et à
la composition : et il y a bien de Tapparence que ce qu'il fait dire
à Crassus dans ses livres de l'Orateur > était ce qu'il avait lui-
même pra^tiquédans sa jeunesse; savoir, de traduire en latin les
plus belles harangues des orateurs grecs , aûn de mieux prendre
leur style et leur génie.
Il ne se renferma pas dans la seule étude de Téloquence ^ :
celle du droit lui parut une des plus nécessaires , et il y donna
une singulière application. Il apprit aussi à fond la philosophie
dans toutes ses parties; et il témoigne 4, en plusieurs endroits
de ses ouvrages, que cette étude lui servit infiniment plus pour
devenir orateur, que celle de la rhétorique ^. 11 eut pour maî-
tres en ce genre tout ce qu'il y avait alors de plus savants
hommes.
Cicéron ne commença à plaider qu'à l'âge environ de vingt-
six ans. Les troubles de la république l'avaient empêché de le
faire plus tôt. Ses premiers essais furent des coups de maître ^ ,
et ils lui acquirent d'abord une réputation qui égala presque celle
des plus anciens avocats. Son plaidoyer pour Roscius d'Amé-
rie , et surtout l'endroit de ce discours qui regarde le supplice des
parricides, eut un succès extraordinaire, et lui attira de grands
applaudissements : d'autant plus que personne n'avait osé se
■ « Reliqaos ft>eqDenter aadiens accer* spatiis exstitisse. u ( Orat. n. 12. )
rimo studio tenebar, qaotidieqae et scri* & Ibid. n. 306 et 309.
bens , et legens , et commentans , ora* ^ Prima causa pablica pro Sexto Res-
tons tantum exercitationibus contentas cio dicta, tantum commendationis ha-
non eram. m ( Cic. in Bruto » n. 305. ) boit , ut non ulla esset , quœ non uostro
* De Orat. lib. I , n. 165. digna patrociuio videretur. m ( Brut. n.
^Brnt. n. 306. 312.)
* « Ego fateor , me oratorem , si modo « Qaantis illa clamoribas adolescentali
dm , aat etiam qaicnmqae sim , non ex diximns de sapplicio parricidaram ? »
rhetonim officinis, sed ex Academiœ ( Ora^ n. 107. )
48 TBAITÉ DES ÉTUDES.
charger de cette affaire, à cause du crédit énorme de Chrysogo-
nus, affranchi du dictateur Sylla^ qui était alors tout-puissant
dans la république.
Cette joie si sensible d'une réputation naissante fut troublée
par l'inquiétude que lui causa sa santé'. Il était d'une com-
plexion fort délicate. Le travail du barreau , joint à sa manière
d'écrire et de prononcer , fort vive et fort véhémente , fit crain-
dre qu'il n'y succombât : et tous ses amis , aussi bien que les
médecins , le condamnaient au silence et à la retraite. C'eût été
pour lui une espèce de mort, que de renoncer absolument à la
douce espérance d'une gloire aussi flatteuse que celle que lui
offrait le barreau. Il crut qu'il suffirait de modérer un peu la
véhémence de son style et de sa prononciation , et qu'un voyage
pourrait rétablir sa santé. Il partit donc pour l'Asie. Quelques-
uns ont cru qu'une raison de politique rendit cette absence
nécessaire , pour éviter les suites du ressentiment de Chryso-
gonus.
Il passa par Athènes, et s'y arrêta plus de six mois *. Plein
d'ardeur comme il était pour l'étude, on juge aisément à quoi
il employa ce temps dans une ville qui était encore alors regar-
dée comme le siège et le domicile de la plus fine littérature et
de la plus solide philosophie. D'Athènes il alla en Asie ^, où il
consulta avec soin tout ce qu'il y rencontra d'habiles professeurs
d'éloquence ; et, non content des précieuses richesses qu'il y avait
amassées, il passa à Rhodes pour y entendre le célèbre Molon.
Déjà fort renommé parmi les avocats de Rome, il ne rougit
point de prendre encore ses leçons et de devenir une seconde
fois son disciple. Il n'eut pas lieu de s'en repentir 4. Cet habile
' «c Erat eo tempore in nobis nomma rata dicendi gloria discedendum patayi.
gracilitas et inflrmltas eorporis; pro- Sed quam censerem remissione et mo-
cerom et tenue collam : qui habitas et deratione vocis , et commutato génère
qaae figura non procal abesse patatur a dicendi ,'me et pericnlum vitare posse , e|
vitas periculo , si accedlt labor , et la- temperatius dicere ; ea causa mihi In
terum magna contentio. Eoqne magis Asiam proficiscendi fuit. » (Cic. in ^rufo,
hoc eos, qnibos eram carus , commove- n. 313 , 314. )
bat, qood omnia sine remissione , sine ^ Bmt. n. 315.
varietate, vi snmma vocis , et totius cor- ^ Ibid. n. 315 et 316.
poris contentionedicebam. Jtaqne , qnnm < n Is ( Molo ) dédit operam , si modo
me et amici et medici hortarentur, nt id consequi potnit,ut nimis rednndantea
caasas agere desisterem , quodvis potius nos et superflnentes juvenili qnadam di-
pericolnm mibi adenndom , quam a tpe- cendi impnnitate et licentia reprimeret ,
TRAITE DES ETUDES. 49
maître, le remaniant de nouveau pour ainsi dire, réforma dans
son style ce qui y restait de Ticieux , et vint à bout d'en retran-
cher cette abondance et cette superfluité excessfve , qui , sem-
blable à un fleuve qui se déborde, ne connaissait ni borne ni
mesure.
Après deux années d*absence ', Cicéron revint à Rome, non-
seulement plus formé qu'auparavant, mais presque entièrement
changé. Il avait pris un ton de voix plus doux : son style était
devenu plus châtié et moins étendu ; son corps même s'était for-
ti6é. Il y trouva deux orateurs >, qui s'y étaient fait une grande
réputation, et qu'il aurait fort désiré d'égaler : savoir, Cotta et
Hortensius; mais le dernier surtout, qui était à peu près de son
âge, et dont la manière d'écrire avait plus de rapport à la sienne.
Ce n'est pas une curiosité inutile aux jeunes gens qui se destinent
au barreau , de voir ces deux grands orateurs en venir aux prises
comme deux athlètes, et, poussés par une noble émulation, se
disputer l'un à l'autre la victoire pendant un grand nombre d'an-
nées. Je rapporterai ici une partie de ce que Cicéron en dit.
Rien de ce qui fait les grands ^ orateurs ne manquait à Hor-
tensius , ni du côté de la nature , ni du côté de l'étude. Il avait
an génie vif, une ardeur inconcevable pour le travail , une assez
grande étendue de science , une mémoire prodigieuse , et une
manière de prononcer si accomplie , que les plus fameux acteurs
du temps allaient exprès l'entendre , pour se former par son
exemple au geste et à la déclamation. Il brilla donc extrêmement
dans le barreau, et s'y fît un grand nom.
Mais après son consulat 4, n'ayant plus rien qui piquât son
ctqaasi extra ripftsdifSnentescoerceret. i me imitandi cupiditate incitarent . Cotta
(Ibid. n. 316.) et Horteusios... Cum Hortensio mihi ma-
(t M. Tullius , quam jam claram me> gis arbitrabar rem esse ; qaod et dicendi
roÎMet inter patronos qui tum eraut no- ardore eram propior, et œtate conjunc-
men... ApoUonio Moloui, quem Romse tior. v (Ibid. n. 3i7. )
quoqae aadierat , Rhodi se rursas for- ^ « Nibil isti , neqoe a natura , neqae
mandum ac yelut recoqaendum dédit, m a doctrina defoit.... Erat iogenlo pera-
(QuiHTii.. lib. 12, cap. 6.) cri , et studio flagranti, et doctrina exi-
' « Ita recepi me biennio post , non mo- mia et memoria singulari. m De Orat. 1.
de exercitatlor, sed prope matatas. Nam 3 , n. 229 , 230. )
et contentio nimia Yocis reciderat, et ^ « Post consulatum... sammam illad
qaasi deferbnerat oratio , lateribnsqae saam stodium remisit , qao a puero
Tirea et eorparis mediocris habitas ac- fuerat incensus : atque in omniam rerum
ccsscrat. » ( Cic in Sjpiio , n. 316. } abnndantia volait beatius , ut ipsc pata-
3 « Duo tttiB exceliébant oratores , qui bat , remissias certe vivere. Primas , et
50 TBAITB DBS ETUDES.
ambîtioD , et désirant mener une vie, comme il le pensait, plus
heureuse, ou au moins plus douce , dans Tabondance des grands
biens qu'il avait amassés, il commença à se négliger, et il dimi-
nua beaucoup de cette ardeur qu'il avait toujours eue pour le
travail dès sa plus tendre jeunesse. La première, la seconde, la
troisième année , apportèrent dans sa manière de plaider quel- 1
que changement , mais presque encore imperceptible , et dont *
les seuls connaisseurs pouvaient s'apercevoir : comme il arrive à
des tableaux dont le vif éclat diminue et s'amortit insensible-
ment. Ce déchet alla toujours en augmentant à mesure qu'il
avançait en âge ; et, son feu et sa vivacité Tabandonnaat, il de-
venait tous les jours de plus en plus méconnaissable.
Cicéron cependant *, redoublant ses efforts, avançait à grands
pas, et tâchait d'atteindre, et même, s'il se pouvait, de devan-
cer son rival dans cette noble carrière de la gloire , où il est per-
mis aux avocats de disputer la palme à leurs meilleurs amis.
Uu nouveau genre d'éloquence , également plein d'agrément et
de force , qu'il introduisit dans le barreau , attirait sur lui les ^ ,
yeux , et le rendait l'objet de l'admiration publique. Il en fait
lui-même un excellent portrait , mais d'une manière fine et 'déli-
cate, en marquant ce qui manquait aux autres, et laissant par
là entrevoir ce qu'on admirait en lui. Je rapporterai l'endroit
entier, parce que les jeunes gens y pourront voir toutes les par-
ties qui forment un grand orateur.
« Il n'y avait alors personne', dit-il, qui eût fait une étude
secundas annas , et tertias tantnm qaasi ' n Nihil de me dicam ; dicam de eœ*
de pictorae Teteris colore detraxerat , teris , quoram nemo erat qui videretar
quantum uoo qaivisunas ex popalo, sed exquisitius quam vulgns hominnm stu-
existimator doctus et intelligens posset duisae litteris , quibus fons perfectœ elo-
cognoscere. Longius autem procedens, quentiae continetur : nemo, qui philos»-
et in cœteris 'eioqaentiae partihus, tum pbiam complexus esset, matrem om-
maxime in celeritate et continuatione nium bene factornm beneque dictorom :
▼erborum adbœrescens , sut dissimiiior nemo, qui jus civile didicisset, rem ad
videbatur fleri qaotidie. » ( Brut. n. privatas causas , et ad oratoris pruden-
32U. ) tiam , maxime nccessariam : nemo , qui
' « Nos aotem non desistebamus , memoriam rerum romanarum teneret,
quum oroni génère exercitationis , tum ex qua, si quando opus esset, abinferia
maxime stylo , nostrum illud quod erat locupletissimos testes excitaret : nemo ,
augere, quautumcumqne erat... Nam qui breviter arguteque incluso adversa-
qunm propter assiduitatem in causis et rio , laxaret judicum aaimos , atque a
industriam , tum propter exquisitius et severitate paulisper ad hilaritatem ri-
minime vulgare oratioais genus, animo's sumque traduceret : nemo, qui dilatare
homiaam ad me dicendi Bovitate conver* posset , atque a propria ac definita dis»
teram. w (.ibid. n. 321. ) patatioae homlnis ac temporis ad com-
TRUTB DES ETUDES. 51
particulière des belles-lettres , sans lesquelles il n*y a point
de parfaite éloquence : personne qui eût étudié à fond la pbi-
( losopbie , qui seule enseigne en même temps à bien vivre et à
< bien parler : personne qui eût appris le droit civil , connais-
« sance absolument nécessaire à Torateur pour le mettre en état
« de bien plaider les causes particulières et de juger sainement
« des affaires : personne qui possédât bien Tbistoire romaine, ni
« qui sût en faire usage dans ses plaidoyers : personne qui ,
« après avoir pressé vivement son adversaire par la force et la
< subtilité des arguments , pût égayer Tesprit des juges et coumie
« les dérider par des railleries placées à propos : personne qui
« connût l'art de tirer une affaire des circonstances particuliè-
« res de la cause à une question commune et générale : personne
« qui, par de sages digressions, pût quelquefois sortir de son
« sujet pour jeter de Tagrément dans sa plaidoirie : personne
« enfin qui sût porter les juges tantôt à la colère , tantôt a la
« compassion, et leur inspirer tels sentiments qu'il lui plairait,
« en quoi pourtant consiste le principal mérite de Torateur. »
Le grand succès de Cicéron ' réveilla Uortensius de son as-
soupissement, surtout quand il le vit arrivé au consulat; crai-
gnant sans doute que celui qui Tavait égalé par les dignités ne
le surpassât par le mérite. Ils plaidèrent encore ensemble pen-
dant douze ans , vivant dans une grande union , pleins d'estime
fun pour Tautre , et chacun mettant son collègue beaucoup
au-dessus de lui même. Mais le public donna sans balancer la
préférence à Cicéron.
Celui-ci nous apprend > pourquoi Hortensius fut plus goûté
mnnem qoestionem unWersi generis ora- ille anteferret , conjanctissime venati
tioDem tradaceret : nemojqni delectandi sumus. m ( (bid. n. 323. )
gratia digredi paramper a caïua ; nemo , ^ <t Si qaaerimas cur adolescens magis
qai ad iracondiam magaopere jadicem : floruerit dicendo , quam senior Ilorten-
•emo ,qai ad fletom poaset addacere : ne- sius , causas reperiemus rerisMinas daas,
mo , qui -animam ejas ( qnod nnum est Primam , quod genus erat orationis asia-
oratoris maxime propriam ), qaocamqne ticum , adolescentiae magis concessam,
rea postalaret impelleret. w {Brut. n. qnam senectati... Itaque Hortensias hoc
322. ) génère florens , clamores faciehat ado]e>
* n Itaqoe , qoom jam pêne evanuis- scens... (Erat in verboram splendore ele-
aet Hortensia*, et ego consal factas es- gans , compositione aptus , facnltate co-
•em , rerocare te ad indastriam cœpit : piosus... yox canora et saavis : motus
ne, qanm pares bonore essemas , aliqaa et gestas eiiam plas artis -habebat qaam
re snperior viderer. Sic duodecim post rrat oratori satis. ) liabehat^ iilad sta •
meam eonsolatom annos in maximis diam crebrarum ▼enastarumq'ae senteu*
cansis, qjamm ego mild illom, sibi me tiaram : in qaibus erant qutedam magis
&3 TBAITB DES ÉTUDES.
dans sa jeunesse que dans un âge plus avancé II avait donné
dans un genre d'éloquence ornée et fleurie, où régnait une heu-
reuse richesse d'expressions , une grande beauté et délicatesse
de pensées , souvent néanmoins plus brillantes que solides ; une
exactitude , une justesse , une élégance de composition , non
communes. Ses discours , travaillés ainsi avec un soin et un art
inGni , et soutenus par un beau son de voix , un geste très-agréa-
ble, et une déclamation parfaite, plurent extrêmement dans un
jeune homme , et enlevèrent d'abord tous les suffrages. Mais
dans la suite, comme le poids des charges par où il avait passé,
et la maturité de Tâge , demandaient quelque chose de plus grave
et de plus sérieux, cette éloquence enjouée ne fut plus de sai-
son. C'était toujours le même orateur et le même style , mais
non le même succès. D'ailleurs, comme son ardeur pour le
travail s'était beaucoup ralentie, et qu'il ne se donnait plus la
même peine qu'autrefois pour composer, les pensées qui jusque-
là avaient fait briller son discours , n'ayant plus leur ancienne
parure, mais paraissant sous un air négligé, perdirent presque
tout leur éclat , et firent perdre aussi à l'orateur une grande
partie de sa réputation.
Réflexions sur ce qui vient (Têtre (Ht.
Le simple récit que je viens de faire de la conduite qu*ont
tenue les plus grands orateurs de l'antiquité montre assez aux
jeunes gens qui se destinent au barreau la route qu'ils doivent
suivre, s'ils veulent arriver au même but.
1 . Avant tout , ils doivent se former une grande idée de l'em-
ploi qu'ils embrassent. Car, quoiqu'il ne conduise plus aux pre-
mières places de l'État, comme cela était autrefois ordinaire à
Athènes et à Rome, quelle considération n'attire-t-il point
encore à ceux qui s'y distinguent , soit pour la plaidoirie , soit
venu8t« dnlcesqae sententite , qoam aat et illa senior auctoritas gravius qaiddam
necessariee , aut interdam ntiles. Et erat reqnireret, remanebat idem, nec dece-
oratio quum incitata et vibrans , tum bat idem. Qaodqae ezercitatio nem sto-
etiam arcurata et polita... Etsi genus diumqae dimiserat , qaod in eo fuerat
Ulad dicendi aactoritatis habehat pa- acerrimum, conciunitas iUa crebritas-
ram , lamen aptum esse œtati videbatur. qae sententiamm pristina manebat , sed
Et certe , qaod ingenii qaaRdam forma ea veatitu illo orationis y qoo consneye-
Jucebat... «ammam bominam admiratie- rat, ernata non erat. n§ Ibid. n. 325,
nem excitabat. Sed quum jam honores , 326 , 327 et 330. )
TRAITB DES ÉTUDES. 53
pour la consultation* Y a t-il rien de plus flatteur ', pour un
simple particulier, que de voir sa maison fréquentée par les
personnes les plus qualifiées, et par les princes même, qui
tous , dans leurs doutes et dans leurs besoins , viennent à lui
comme à un oracle faire hommage à sa science et à ses rares
talents , et reconnaître en lui une supériorité de lumières et de
prudence que toutes les richesses et toute la grandeur ne peuvent
donner? Est-il un plus beau spectacle que de voir un nombreux
auditoire attentif, immobile, et comme suspendu à la bouche
d*un avocat, qui sait manier avec tant d'habileté la parole,
commune , ce semble , à tous , qu'il charme et enlève les esprits ,
et s'en rend absolument le maître? Mais, indépendamment de
cette gloire , qui par soi-même pourrait être un motif assez
frivole, quelle solide joie pour un homme de bien de penser
qu'il a reçu de Dieu un talent qui le rend rasi!e des malheureux ,•
le protecteur de la justice , et qui le met en état de défendre les
biens , la vie et l'honneur de ses frères !
2. Une suite naturelle de cette première réflexion est de se
bien préparer à un emploi si important, et de suivre, au moins
de loin , le zèle et Tardeur infatigable de Démosthène et de Ci-
céron . Je sais * que le fonds de génie est la première qualité et
ia plus nécessaire pour un avocat : mais je sais aussi que le tra-
vail peut beaucoup. Il est comme une seconde nature ; et s'il ne
donne pas l'esprit à qui en manque tout à fait, au moins il le
redresse, il le polit, il Taugmeute, il le fait valoir: et ce n'est
point sans raison que Gicéron insiste extrêmement sur cet article ,
* « Qttid est praeclarius , qaam hono- rom abundantia confitentes id qaod op-
ribus et reip. muneribus perf^nctum se- timam sit se non babere? u (^Diai. de
uem posse suo jure dicere idem , qood Orat. n. 6. )
npud Ennium dicat ille Pytbias ApoUo ? -^ u Qaum ad iuveniendam in dicen-
se eum esse , unde sibi , si non populi et do tria s\nt , acuroen , ratio, dilij^entia ;
reges, at omnes aui civts consilium ex- non possum eqaidem non ingenio pri-
priant : mas concedere : sed tamen ipsum inge-
Siiariitn rrrtiin Incorfl : quos ego mea ope rx nium diligentia etiam ex tarditate in-
Inrcrtis certos, oom{>ote9qu<>ronsiii citât... Htec praecipue coleoda est nobis :
Diinitto. atne res t»-mere tractent tnibid.is. ^^c semper adhibenda : hœc nihil est
Est enim sine dabio domus juri«consulti quod non asseqaatur... Reliqna sunt in
tofiusoraculam civitatis. » (Cic de Orat. cura, attentione animi, cogilatione,
lib. I , n..J 66-200.) vigilantia, assiduitate, labore : com-
(« Dllane tantaingenliamopomac ma- plectar uno verbo , qno sœpe jam usi
gnsR potentim voluptas, quam spectare siimus, diligentia ;qua nna virtute om-
homines veteres et senes, et totius urbis nés virtutes reliquœ continenlur. w (Cic.
gratia subnixos, in summa omnium re- de Orat. lib. 2 , n. 147, 148, 150 )
6.
i4 TBAITB DES ÉTUDES.
et déclare qa*en matière d^éloquenee tout dépend du soin , du
travail, de Tapplication, de la vigilance de l'orateur.
3. 1^ oonnaissanee des lois, des différentes coutumes, de la
jurisprudence ancienne et nouvelle , est proprement la science
de Tavocat. Prétendre être en état de plaider sans ce secours,
c'est vouloir élever un édifice sans avoir posé de fondement.
4. C'est le talent de la parole qui fait lorateur. Elle est comme
rinstrument commun qui le met en état de faire usage de tout le
reste. Il me semble qu'on ne s'y applique point assez. Soit pa-
resse , soit confiance en soi-même, on croit que pour y exceller
il suffit d'avoir de Tesprit. Cicéron ne pensait pas ainsi. Ce qu'il
fit pour s'y rendre habile nous paraîtrait incroyable, si lui-même
ne l'attestait en plusieurs endroits. Il doit être en cela, comme
en toute autre chose , le modèle des jeunes gens. Puiser la rhé-
torique dans les sources mêmes , consulter d'habiles maîtres , lire
avec grand soin les anciens et les modernes, s'exercer beaucoup
dans la composition et dans la traduction, et faire une étude par-
ticulière de sa langue , tels furent les exercices que Cicéron crut
nécessaires pour devenir habile orateur.
ô. Mais ce qui est le plus négligé est l'action , la prononcia-
tion : et cependant c est ce qui contribue davantage au succès de
la parole Cette éloquence extérieure % comme l'appelle Cicéron,
qui est à la portée de tous les auditeurs parce qu'elle ne parle
qu'aux sens , a quelque chose de si séduisant et de si capable
d'éblouir, que souvent elle tient lieu de tout autre mérite 2, et
met un avocat médiocre au-dessus des plus habiles. Tout le
monde sait la fameuse réponse de Démosthène sur la qualité
qu'il jugeait plus nécessaire à l'orateur, dont le défaut pouvait
moins se couvrir, et qui était plus capable de couvrir les autres.
Aussi fit-il des efforts incroyables pour y réussir. Cicéron l'imita
en cela comme dans le reste ; et il s'y trouva en quelque sorte
forcé par le désir d'atteindre son rival Hortensius, qui excellait
' M Est actio quasi oorporis quaedam Sine hac summus orator esse in numéro
eloquentia. Nam et infantes , actiouis nullo potest: mediocris, bac instructus,
diRuitate, eloqueutlae saepe fructum tu- summos saepe superare. Huic primas de-
lerunt :etdi»erti, deformitate agendi, disse Demosthenes dicitur, qaum roga-
niulti inAintes putati sunt. m \^ Oral. u. retur quid in dicendo esset primum ;
56, &0. ) huic secundas, huic tertias. » (De Orai*
* H Actio in dicendo una dominatur. I- 3, a. 213.)
TBi.lTB DES ETUDES. «S5
de ce côté. L'exemple de Tun et de Fautre doit être une forte le-
çon pour les jeunes avocats.
6. Il manque aussi , ce me semble , à plusieurs avocats une
certaine fleur de belles-lettres et d'érudition , qui orne néanmoins
et enrichit infiniment l'esprit , et qui répand dans la composition
une finesse, une délicatesse et des grâces qui ne se puisent point
ailleurs. La lecture des anciens auteurs, et surtout des Grecs,
est trop n^ligée. Combien Cicéron les avait-il étudiés ! Orateurs,
poètes, historiens, philosophes, tout lui était connu, tout lui
servait ; et les derniers encore plus que les autres. Les jeunes
avocats devraient ne se livrer pas de si bonne heure à la plai-
doirie, et prendre dans les premières années du temps pour
amasser ce fond^si nécessaire et si précieux de connaissance,
auquel on ne revient point dans la suite. J'avoue que Tusage
du barreau est le meilleur maître pour eux , et le plus^capable de
les former; mais il ne doit pas consister d'abord à plaider sou-
vent. On y entend assidûment les grands orateurs, on étudie
leur génie^ on observe leurs manières , on est attentif au juge-
ment qu'en portent Içs connaisseurs , et l'on tâche ainsi de pro-
fiter également et de leurs perfections et de leurs défauts.
7. Quel est l'âge propre à entrer au barreau et à y exercer la
plaidoirie ? C'est sur quoi l'on ne peut point établir de règle fixe ;
et le conseil que donne Quintilieu sur ce sujet est tout à fait
sage. « Il faut, dit-il » , garder un certain tempérament, et tenir
« un certain milieu ; en sorte qu'un jeune homme n'aille pas s'ex-
« poser au grand jour avant que d'être capable de le soutenir,
o ni faire montre de ses études lorsqu'elles sont encore, pour
« ainsi dire, toutes crues : car par là il s'accoutume à mépriser
« le travail; l'impudence s'enracine en lui; et, ce qui est un
» grand mal , la confiance et la hardiesse devancent les forces.
* Il ne faut pas aussi , d'un autre côté, qu'il diffère son appren-
« tissage à un âge trop avancé : car la timidité augmente tous
' « Modiu mihi videtar qaidam te- prœvenit vires flducia. Nec rnrsus dif-
ncndus, ut neque prœpropere distrin- ferendum est tyrocinium in senectutfin.
gatur immatura frous, et quidqnid est ^am quotidie metas crescit, majusque
illad adhuo acerbom proferatur. Nam fit semper quod ausuri sumus : et dam
inde et contemptas operis innascitur , et deliberamus quando ÎDcipiendam sit ,
lundamenta jaciantar impudentise, et incipere jam sérum est. » [(Ivivjil. lib.
(quod est} ubique peruiciosissimum ) 12, cap. G)
56 TBAITB DES ÉTUDES.
« les jours; et, à mesure qu'on diffère , on sent plus de peine à
V se hasarder de parler en public. Ainsi, à force de délibérer
« s'il est temps de commencer, il se trouve qu'il n'en est plus
« temps. »
8. 11 serait fort à souhaiter que la coutume observée autrefois
parmi les Romains eût lieu parmi nous, et que la maison des
anciens avocats devînt comme Técole de la jeunesse destinée au
même emploi. Quoi, en effet, de plus digne d'un grand orateur
que de terminer la glorieuse carrière du barreau par une si utile
et si honorable fonction? On verra ', dit Quiutilien, une troupe
de jeunes gens studieux fréquenter sa maison , et le venir con-
sulter comme un oracle sur la vraie manière de bien parler. 11
les formera , comme s'il était le père de l'éloquence; et, sembla*
ble a un vieux pilote instruit par une longue expérience , les
voyant prêts à sortir du port, il leur marquera la route qu'ils
doivent tenir et les écueils qu'ils doivent éviter.
ABTIGLE III.
Des mœurs de l'avocat,
.T'ai cru ne devoir pas terminer ce petit traité , qui regarde l'é-
loquence du barreau , sans dire aussi quelque chose des mœurs
de l'avocat, et des principales qualités qui lui conviennent. Les
jeunes gens trouveront cette matière traitée avec toute l'étendue
qu'elle mérite dans le douzième livre des Institutions de Quiuti-
lien , qui est la partie de son ouvrage la plus travaillée et la plus
utile.
1. Probité.
Cicéron et Quintilien établissent en plusieurs endroits de leurs
ouvrages, comme un principe incontestable, que l'éloquence ne
doit point être séparée de la probité; que le talent de bien par-
ler suppose et exige celui de bien vivre; et que, pour être ora-
teur, il faut être homme de bien, conformément à la déûnition
' (t Freqaentahuiit eju:* domum op- rens, et ot vêtus gubernator, littora et
tiini javenes more veteruin , et veram portus , et quse tempcstatum signa , qaid
dicendi viam velut ex oraculo pètent, secundis flatibus, quid adversis ratis
Hos ilie formabit quasi elo'iueutioe pa- poscat, docebit. » (Idem, ibid. cap II. )
TBAITB DES ET U DBS. 57
qa'en donnait Caton : OratoVy vit bonus dicendi perilus. Sans
cda *, dit Quintiiien, Téloquence , qui est le plus beau don que
la nature ait fait à Thomme , et par où elle l'a particulièrement
distingué du reste des animaux, deviendrait pour lui un présent
bien funeste; et la nature en cela, bien loin de le favoriser,
Faurait plus traité en marâtre et en ennemie qu'en mère , en lui
Élisant part d'un talent qui ne servirait qu'à opprimer l'innocence
et à combattre la vérité, en mettant, pour ainsi dire, des armes
entre les mains d'un furieux. U vaudrait bien mieux, ajoute-
t-il, que l'homme fût destitué de la parole, et même de la raison,
qiie de les employer a un si pernicieux usage.
La plus légère attention sufût pour reconnaître combien la
probité est nécessaire à un avocat. Tout son but est de persuader ;
et le moyen le plus sûr de le faire est que le juge soit prévenu en
sa faveur* ; qu'il le r^arde comme un homme vrai et sincère,
plein d'honneur et de bonne foi , à qui l'on peut se fier pleine-
ment, qui est ennemi capital du mensonge , et incapable d'user
de fraude et d'artifice. 11 doit en plaidant apporter non-seulement
le zèle d'un avocat, mais l'autorité d'un témoin. La réputation
d'intégrité qu'il se sera faite ajoutera beaucoup de poids à ses
raisons : au lieu qu'un orateur décrié dans l'esprit des juges, ou
même suspect, est un fâcheux préjugé pour la cause.
2. Désintéressement
La question que traite Quintiiien dans le dernier livre de sa
Rhétorique ^, si l'on doit plaider gratuitement , ne convient point
à nos mœurs , ni à notre usage : mais les principes qu'il y éta-
blit sont de tous les temps.
■ « Si vis illa diocndi malitiam in- ' n Plurimnm ad omnia momenti est
■traxeiit , nibii sit pablicis prÏTatisqae in hoc positam , si vir bonus creditur,
rebos perniciosins eloqaentia... Rerum Sic enim continget ,nt non studium ad-
ijisa natura , in eo quod praecipae in- vocati rideatur afTerre , sed pêne testis
dulsisse homiui videtur , quoque nos a fldem. m ( Ibid. lib. 4, cap. I.)
caeteris animalibus séparasse, non pa- « Sic proderit plurimum caasis, qni-
irns , sed noyerca faerit , si facultatem bus ex sua bonitate faciet fldem. Nam
dicendi sociam scelerum , adversam in- qui , dam dicit , mains videtur , ntique
Bocentis, hostem Teritatis invenit. Mo- maie dicit. » (Lib. 6, c. 2. )
tes enim nasci, et egere omni rationi a Videtnr talis advocatus malee can-
*tttias ftiisset, qnam Providentise mu- «ce argnmentom. m (Lib. 12, cap. I.)
sera in mntuam perniciem convartere. » ' Lib. 12 , c. 7.
(QuivTii.. lib J2, cap. I. )
68 TBAITA DBS BTUDKS.
11 commence par déclarer qu'il serait infiniment plus beau %
et plus digne d'une si honorable profession , de ne pas vendre
un tel ministère , et de ne pas avilir ainsi le mérite d'un si grand
bienfait , vu que la plupart des choses peuvent sembler viles dès
qu'on y met un prix.
Il avoue ensuite que si l'avocat n'a pas par lui-même un re-
venu suffisant *, il lui est permis , selon les lois de tous les sages,
de souffrir que la partie pour qui il a plaidé lui marque sa re-
connaissance , puisqu'il ne peut y avoir de bien plus justement
acquis que celui qui vient d'un travail si honnête , et de la part
de gens à qui l'on a rendu de si grands services , et qui certai-
nement en seraient très-indignes s'ils ne savaient les reconnaître :
outre que le temps qu'il donne aux affaires d'autrui lui ôtant
tout autre moyen de songer aux siennes , il est non-seulement
juste, mais nécessaire, que sa profession ne lui soit pas infruc-
tueuse.
Mais il veut, même dans ce cas ^, que l'avocat garde de gran-
des mesures, et qu'il soit fort réservé, en observant de qui,
combien et jusqu'à quel temps il recevra. Par où il parait insi-
nuer que par rapport aux pauvres son travail doit être absolu-
ment gratuit; que ce qu'il reçoit des riches même ne doit pas
aller à une trop grande somme ; enfin, qu'après un certain temps ,
lorsqu'il aura acquis un bien raisonnable , qu'il renferme dans
les bornes d'un honnête nécessaire, l'avocat doit cesser de rien
recevoir.
Il ne doit même Jamais regarderez que lui offriront les plai-
deurs comme un payement et comme un salaire ^, mais comme
* « Qals ignorât qain id longe sit ho- sed necessarium etiam est , qnam hene
nestissimam ac liberalibas disciplinis et ipsa opéra, tempusque omne alienîs ne-
illo quem exigimufl animo diguissimum , gotiis datum, facultatem aliter acqai-
non vendere operam , nec eievare tanti reudi recidant. m ( Quihtil. lib. 12,
beneflcii aactoritatem ? quam pleraque cap. 7. )
hoc ipso possint videri vilia , quod pre- 3 « Sed tom qnoqae tenendos est mo*
tium habent. » ( Ibid. cap. 7.) dus : ac plarimum refert et a quo acri-
•^ c At si res familiaris amplius ail- piat, et quantum , et qnousque... Nec
quid ad usus necessarios exiget , secun- qnisquam , qni sufficientia sibi (modica
dum omnes sipientium leges patietur autem hiec sunt) possfdebit, hune
sibi gratiamrcferri..., Neque enim Tideo qusestam sine crimine sordium fec«rit. »
quae jostior acquirendi ratio, quam ex (Ibid.)
honestissimo labore, et ab ils de quibus * « Nibil ergo acquirere volet orator
optime meruerint , quique , si nihil in> ultra quam satis erit : ac ne pauper
vicem prastent. indigni fuerint defeu- qnidemtanqnam mercedemaccipiet, sed
sione. Quod qnldem nou jnstum modo mutoa benerolentia utetur , qaum sciât
TRAITÉ DES ÉTUDES. i>9
une marque d'amitié et de reconnaissance , sachant bien qu'il a
fait infiniment plus pour eux qu'ils ne font pour lui : et il en
usera ainsi , parée qu'un bienfait de cette nature ne doit ni être
vendu ni être perdu.
Pour ce qui est de celte coutume de faire des conventions
avec les parties ', et de les rançonner à proportion du danger
qu'elles courent, c'est, dit Quintilien, un trafic abominable,
plus digne d'un corsaire que d'un orateur, et dont ceux même
qui ne se piqueront que médiocrement de vertu seront fort
éloignés.
Loin donc du barreau et d*une si glorieuse profession , insi-
nue-t-il ailleurs, ces âmes basses et mercenaires, qui, faisant
de réloquence une vile marchandise, ne s'occupent que d'un
gain sordide ! Les préceptes que je donne sur cet art ne sont
point , dit-il, pour quiconque serait capable de compter combien
son travail et ses études lui pourront rapporter.
Si un païen pense et parle ainsi, combien plus, selou les princi-
pes du christianisme, un avocat doit-il apporter à cette profession
des vues pures, nobles, désintéressées! Aussi est-ce là l'esprit
qui règne dans le corps de nos avocats. Ils portent sur ce point
la délicatesse jusqu'à s'interdire à eux-mêmes toute action pour
le payement de leurs honoraires ; ce qui va si loin , qu ils désa-
voueraient pour confrère celui qui aurait formé quelque demande
en justice, ou qui retiendrait seulement les pièces de sa partie
pour l'engager à reconnaître les secours qu'il lui a prêtés. Il im-
porte infiniment aux avocats de se conserver dans la possession
de ce noble désintéressement, qui fait la gloire de leur profes-
sion. C'est à ceux qui tiennent le premier rang dans le barreau
d'en donner l'exemple aux autres ; et il leur sera facile de le
faire, tant qu'ils se tiendront dans les justes bornes d'une dé-
pense modeste et conforme à leur état , sans se laisser entraîner
au torrent du luxe, qui corrompt et pervertit toutes les conditions.
se tanto plus praestitisse : quia nec ve* « Neque eaira nobi« operis amor est :
aire hoc beneficium oportet, aecperire. » nec, quia sit honesta atque palcherrima
( Ibid. ) reram eloqaentia , petitar ipsa , sed ad
^ « Paciscendi qaidem Ule piraticas rilem usum et sordidain iacram acein-
mo8, et imponentiam pericnlis pretia, gimar... Ne Telim qaidem lectorem dari
prucol abominanda negotiatio , etiam mihi , qoid stadia referaot corapatata-
a mediocriter improbis aberit. » ( Ibid.) rom. » (Idem , lib. I , cap. 11.)
60 TBAITB DES ÉTUDES.
3. Délicatesse dans le choix des causes.
Dès qu'on suppose Torateur homme de bien ', il est clair qu*il
ne peut jamais se charger d'une cause qu'il saura être injuste.
Il ne doit le secours de sa voix qu'à la justice et à la vérité. Le
crime, de quelque éclat et de quelque crédit qu'il soit revêtu,
n'y a aucun droit. Son éloquence est un asile , mais pour la
vertu. C'est un port salutaire ouvert à tous, mais non aux pi-
rates.
Il faut donc , avant que de faire la fonction d'avocat , qu'il fasse
celle déjuge ^ : qu'il s'érige dans son cabinet comme un tribu-
nal domestique, où il pèse et examine, avec soin et sans pré-
vention , les raisons de ses parties , et où il prononce sévèrement
contre elles s'il est besoin.
Si même ^ , dans le cours de l'affaire, il vient à découvrir, par
une discussion plus exacte des pièces , que la cause dont il s'était
chargé , la croyant bonne , est injuste , il doit en avertir sa partie ,
ne la pas abuser plus longtemps par de vaines espérances, et lui
conseiller de ne pas poursuivre davantage un procès dont le gain
même lui deviendrait très-funeste. Si elle se rend à ses avis, il
lui aura rendu un grand service. Si elle les méprise, dès là elle
est indigne que l'avocat emploie pour elle son ministère.
A, Sagesse et modération en plaidant.
C'est surtout dans ce qui regarde la raillerie que cette vertu
est nécessaire. Il y a , sur cette matière , des règles d'honnêteté et
de bienséance que tout orateur, et même tout honnête homme,
doit garder inviolablement. Il n'est pas nécessaire d'avertir qu'il
y aurait de l'inhumanité d'insulter 4 à des personnes tombées
1 u Non convenit ei quem oratorem 3 «. j^eqae vero pudor obstet qaomi-
esse volamos , iojasta taeri scientem... nus sasceptam , quam melior yideretar,
Keque defiendet omnes orator : idemqae litem , cognita iuter disceptandnm ini-
purtum illum eloquentiœ suse salutarem , quitate , dimittat , qaum prius litigatoii
non etiam piratis patefaciet , duceturque dixerit Teram. Nam et in hoc maxi-
in advocationem maxime causa. » - mum, si œqui judicrs samus, benefi-
(QomTii.. lib. 12, cap. 7. ) ciam est, atnou fallamas vana spe liU-
3 R Sic cansam p'erscrutatas , propo- gantem. Neque est dignus opcra pa*
sitls ante oculos omnibus quae prosint troni, qui non utitar consilio. w ( Ibid.
noceantre, personam deinde indoat jo- cap. 7. )
dicis , flngatque apud se agi causam. m ^ « Adversus miseros inhumanus est
( Ibid. cap. 8. ) jocaa. m ( Ibid. )
TKAITB D£S ETUDES. 61
dans la di^râoe, que leur état même rend dignes de compassion ,
et qui d'ailleurs peuvent être malheureuses sans être criminelles.
11 faut en général avoir soin que nos jeux soient innocents et ne
blessent personne S et se bien garder de cette manie d'aimer
mieux perdre un ami qu'un bon mot.
II n'y a que la sobriété avec laquelle on use des bons mots ' ,
et la sagesse des ménagements qu'on y garde , qui distinguent en
ce point l'orateur du bouffon. Celui-ci les emploie en tout temps
et sans sujet: au lieu que l'orateur ne le fait que rarement, tou-
jours pour quelque raison essentielle à sa cause , et jamais sim-
plement pour faire rire ^ ; satisfaction bien frivole , et fruit de
l'esprit bien peu estimable.
Les répliques donnent quelquefois lieu à une raillerie fine et
délicate 4 , d'autant plus vive qu'elle est plus courte , et qu'elle
est comme un trait qui part sur-le-cbamp , et qui perce avant
presque qu'on ait pu l'apercevoir. Ces plaisanteries , qui ne sont
point étudiées ni préparées , ont bien plus de grâce que celles
qu'on apporte du cabinet, et qui souvent par cette raison parais-
sent froides et puériles. D'ailleurs l'adversaire n'a pas droit de
s'en plaindre , puisque c'est lui-même qui se les est attirées , et
qu'il ne peut les imputer qu'à son imprudence. Pourquoi aboyez-
vous^? dit un jour Philippe à Catulus, en faisant allusion à son
nom et au grand bruit qu'il faisait en plaidant. C'est que je vois
un voleur, répondit Catulus.
' « Laedere * nanqaam yelimus , Ion- jaculatione vcrborum, et inclasa bre-
geqae absit propositom illad, potias YÏter urbanitate. > ( Qoibt. lib. 6,
amicam qaam dictam perdere. » (Quih* cap. 4. )
TiL. lib. 6 , cap. 4, ) « Antc illad foeete dlctum hœrere de-
* Je crois qu'U fiât tire ainsi, an bet,qaani cogitariposseyideatnr. u (Cic.
lien de ludere, qoi e«t dans toutes les de Orat. lib. 2, n. 219. )
éditions. « Omnia probabiliora sont , quae Ia«
2 a Temporis ratio ; et ipsius dica- cessiti dicimos , quam qnœ priores. Nam
citatis moderatio , et temperantia , et et ingenii celeritas major est quae ap-
raritas dictornm , distingnet oratorem a paret in respondende , et hamanitatis
scorra : et qaod nos cum cansa did- est responsio. Videremar enim qaieturi
mas, non nt ridicali Tideamar, sed ut fuisse, nisi essemus lacessiti. » ( Ibid.
proficiamos allquid ; illi totum diem , et n. 230. )
sine causa. » (Cic. de Orat. lib. 2, « Qaaïsita , nec ex tempore ficta , sed
B. 247. ) domo allata , plerumque sunt frigida. »
3 c Risnm quaesivit : qui est, mea (Idem, Orat. n. 89. )
sententia , rel tenuissimus ingenii fruc- * « Catulus , disceuti Philippo , Quid
tus. » ( Ibid. ) latras ? Furem , inquit , video, • ( Id.
* « Dicacitas posita est in bac veluli de Orat. lib. 2, n. 220. )
6
63 TRAITE DES ÉTUDES.
Ces sortes de répliques demandent beaucoup de présence et de
célérité d*esprit ■ , s'il est permis de s'exprimer ainsi ; car elles ne
laissent point de lieu à la réflexion , et il faut que le coup soit
porté dans l'instant même qu'on nous attaque. Mais elles de-
mandent encore plus de sagesse et de modération ; car à quel
point faut-il être maître de soi > pour supprimer, dans le feu
même de l'action et de la dispute, un bon mot qui se présente
sur-le-champ, qui pourrait nous faire honneur, mais qui bles-
serait des personnes qu'on doit ménager ! Le moyen d'y réussir
est de ne pas faire grand cas , ni trop se piquer d'un talent si
dangereux , et de s'accoutumer , dans l'usage ordinaire de la vie,
et dans les conversations , à retenir et modérer sa langue.
S'il n'est pas permis à un avocat d'user de railleries dures et
offensantes , à combien plus forte raison les injures grossières
doivent-elles lui être interdites! C'est un plaisir inhumain ^ , in-
digne d'un honnête homme^ et qui ne peut que révolter un sage
auditeur. Souvent néanmoins des plaideurs qui cherchent à se
venger, bien plus qu'à se défendre, exigent de l'orateur cette
sorte d'éloquence , et ne sont point contents de lui s'il ne trempe
sa plume dans le fiel le plus amer. Mais quel est l'avocat, s'il con-
serve encore quelque sentiment d'honneur et de probité, qui
voulût servir ainsi aveuglément la colère et le ressentiment de sa
partie , devenir à son gré violent et emporté, et par un vil esprit
d'intérêt , ou par un désir malentendu de fausse gloire , se rendre
l'indigne ministre de la passion d'autrui?
5. Sage émulation, éloignée (Tune basse jalousie.
Il n'y a point de lieu, ce me semble, plus propre à exciter et
à entretenir une vive et sage émulation, que le barreau. Cest
X « Opaa est imprimU ingenio veloci ^ « Turpis volaptas, et inlinmana,
ac mobili y animo pnesenti et acri. Non et auUi aadientiam botto grata : a Hti-
eniiu cogitandam , sed dicendam statim gatoribus quidem fréquenter ezigitnr,
est , et prope sab eonata adversarii ma- qai nltionem malant quam defensio-
nus erigenda. m ( Qdihtii.. lib-. 6, nem... Hoc quidem qnis hominnm Mberi
cap. 5. ) modo sangninis sastineat , petulans esse
^ « Homioibns fecetis et dîcacibns dif- ad alterius arbitrium?... Orator a Tiro
flciUimum est babere bominum rationem bono in rabnlam latratoremque conver-
et tempornm , et ea quae oecurrant , titnr, compositus , non ad animum jndi-
qtfUm salsissime dici possint, tenere. m cis, sed ad stomachum litigatoris. »
( Cic. de Orat. J. 2 , n. 221. ) (Quihtii,. lib. 12 . cap. 9. )
TRAITA DES BTDOES. 6S
un assemblage nombreux de personnes en qui se trouvent réunies
toutes les qualités les plus estimables : beauté et force de génie ,
délicatesse d'esprit, solidité de jugement, finesse de goût, vaste
étendue de connaissances , longue expérience des affaires. Là
chaque jour se renouvellent des combats entre de fameux athlètes,
sous les yeux de savants et judicieux magistrats, et au milieu
d'un concours extraordinaire de spectateurs , attirés par l'impor-
tance des affaires qui s'y traitent , et encore plus par la réputation
de ceux qui y parlent. L'éloquence s'y montre sous toutes ses
formes : grave et sérieuse , dans l'un enjouée et plus gaie dans
l'autre; quelquefois sans préparatif et avec un air négligé , d'au-
tres fois avec toute sa parure et ses ornements; étendue, ou
serrée; pleine de douceur ou de force; sublime et majestueuse,
ou plus simple et plus familière , selon la diversité des causes.
Là nul mot n'est perdu; nulle beauté, nul défaut n'échappe
à des auditeurs attentifs et intelligents : et pendant que d'un
coté, les juges, la balance à la main, en présence et au nom
de la justice souveraine, décident du sort des particuliers;
d'un autre côté le public, dans un tribunal non moins inac-
cessible à la faveur, décide du mérite et de la réputation des
avocats , et porte de leurs plaidoyers un jugement qui est sans
appel.
Rien, ce me semble , ne relève davantage la gloire du bar-
reau que lorsque au milieu de tous ces exercices , si capables
de piquer l'amour-propre , il règne dans le corps des avocats un
esprit d'équité et de modération , qui rend à chacun la justice qui
lui est due, et qui en bannit toute envie et toute jalousie : lors-
que les anciens avocats , près de sortir d'une carrière où ils ont
été tant de fois couronnés, y voient avec joie entrer un nouvel
essaim de jeunes orateurs qui vont succéder à leurs travaux , et
soutenir l'honneur d'une profession qui leur est toujours chère,
et à laquelle ils ne peuvent pas ne point s'intéresser; lorsque
ceux-ci, de leur côté , bien loin de se laisser éblouir à l'éclat d'une
réputation naissante , mettent toujours un grand intervalle entre
eux et les anciens , et les respectent sincèrement comme leurs
pères et leurs maîtres : enfin lorsque entre les jeunes règne cette
émulation qui était entre Hortensius et Cicéron , dont ce dernier
64 TBAITB DES ETUDES.
nous a laissé ud si beau portrait. J'étais bien éloigné', dit-il
en parlant d'Hortensius , de le regarder comme un ennemi ou
un rival dangereux. Je Taimais et l'estimais comme le témoin et
le compagnon de ma gloire. Je sentais quel avantage c^était pour
moi d'avoir en tête un tel adversaire , et quel honneur de pouvoir
quelquefois lui disputer la victoire. Jamais Fun ne trouva Fautre
à sa rencontre , ni opposé à ses intérêts. Nous nous faisions un
plaisir de nous entr'aider en nous communiquant nos lumières ,
en nous donnant des avis, et en nous soutenant Fun Fautre par
une estime mutuelle, qui faisait que chacun mettait son ami au-
dessus de lui-même.
Le barreau peut donc être pour les jeunes gens une excellente
école , non-seulement d'éloquence , mais de vertu , s'ils savent y
profiter des bons exemples qu'il leur fournira. Ils sont jeunes et
sans expérience , et par conséquent ils doivent peu juger , peu dé-
cider , mais écouter et consulter beaucoup. Quelque esprit et quel-
que talent qu'ils puissent avoir, la modestie doit être leur partage.
Cette vertu , qui fait Fornement de leur âge , en paraissant cacher
leur mérite , ne servira qu'à le relever. Mais surtout ils doivent
éviter une basse jalousie pour qui la gloire et la réputation d'au-
trui sont un tourment , au lieu qu'elles devraient être le lien de
l'amitié et de Funion*; ils doivent, dis -je , éviter la jalousie
comme le vice le plus honteux , le plus indigne d'un homme
d'honneur, et le plus ennemi de la société.
* a Dolebam qaod non , ut pleriqne «c Sic duodecim post menm consola»
patabant, adversariumautobtrectatorem tum annos in maximis caoais, qaam
landum mearum , sed sociuin potius et ego mihi illam , sibi me iUe anteferret ,
consortem gloriosi laboris amlNeram.... conjunctissime versati samus. i> ( Ibid.
Quo enim animo ejns mortem ferre de» n. 323. )
bui , cam qao certare erat gloriosius, > « ^qaalitas vestra, et artiam itu*
quam omnino adversariam non babere? diorumque qnasi floitima vicinitas, tan>
quam praesertim non modo nanqaam tum abest abobtrectatione invidiae, qufe
lit, aut illias a me cursus impeditus , solet lacerare plerosque, uti ea non
But ab illo meus y sed contra semper al- modo non exulcerare vestram gratiam ,
ter ab altère adjntus et commnnicando , sed etiàm conciliare videatar. ». ( Brut
et monendo, et favendo. » (^Brut, n. 2 , 3.) n. 1 56. )
TfiAlTâ DES ÉTUDES. 66
CHAPITRE IL
DE L'eLOQUEIVGE DE LA CHÀIBB.
Saint Augustin, dans Tadmirable traité qui a pour titre dt^
la Doctrine chrétienne y et dont on ne peut trop recomman-
der la lecture aux maUres de rhétorique , distingue deux choses
dans l'orateur chrétien : ce qu'il dit, et comment il le dit : le
fond des choses mêmes, et la manière de les traiter; ce qu'il
appelle sapienter dicere, eloquenter dicere. Je commencerai
par la dernière de ces deux parties, et finirai par Tautre.
ABTICLE PBEMIEB.
De la manière dont un prédicateur doit parler.
Saint Augustin , en suivant le plan que Gcéron nous a tracé
des devoirs de l'orateur, dit qu'ils consistent à instruire, à
plaire, à toucher. Dixit quidam eloquens , et verumdixit, ita
dicere debere eloquentem , utdoceat, ut delectety utflectat*.
U répète la même chose en d'autres termes , en disant que Fora*
teur chrétien doit parler de telle sorte qu'il soit écouté , intéiUi"
yenter, libewter^ obedienter^; c'est-à-dire qu'on comprennjB
bien ce qu'il dit , qu'on se plaise à l'entendre , et qu'on se rend»
à ce qu'il a voulu persuader. Car la prédication a ces trois fins r
que la vérité soit connue ; que la vérité soit écoutée avec plaisir;,
que la vérité nous touche : ut veritas pateat ; ut veritas pla*
ceat; ut veritas moveat^. Je suivrai ce même plan, et je par-
courrai les trois devoirs de l'orateur chrétien.
PBEMIEB DEVOIB DU PBEDIGATEUB.
Instruire, et pour cela parler avec clarté.
Comme le prédicateur parle pour instruire , et qu'il est rede-
vable à tous, aux ignorants et aux pauvres, autant et peut-être
encore plus qu'aux savants et aux riches, il doit se rendre intel-
> ne Doct. ch. 1. 4, n. 27. ' js. ci.
» N. 30.
6.
66 TRAITÉ ]>tS ixUDKS.
ligible à tôt» , et dans ses discours s'attacher prinapaleaieiil à
la clarté. Il faut que tout y contribue : l'ordre , les pensées ,
l'expression, la prononciation.
C'est un mauvais goût de certains orateurs ', que de croire
qu'ils ont i)eaucoup d'esprit quand 11 en faut pour les entendre.
Ils ignorent que tout discours qui a besoin d'interprète est un
très- mauvais discours. La souveraine perfection du style * d'un
prédicateur serait que , plein de grâces pour les savants , plein
de clarté pour les ignorants, il plût ^^alement aux uns et aux
autres. Mais si l'on ne peut réunir ces deux avantages, saint
Augustin veut qu'on sacrifie le premier au second ^, et qu'on
néglige l'ornement et quelquefois même la pureté du langage,
si cela est nécessaire, pour se faire entendre, parce qu'en effet ce
n'est que pour cela qu*on parle. Cette sorte de négligence , qui
n'est pas sans esprit et sans art , comme il le remarque après
Cicéron \ et qui vient d'un homme plus attentif aux choses
mêmes qu'aux mots , ne doit pas aller néanmoins jusqu'à ren-
dre le discours bas et rampant , mais seulement plus clair et plus
intelligible.
Saint Augustin avait d'abord écrit contre les manidiéens,
d'un style plus orné et plus sublime, qui faisait que ceux qui
avaient peu de science n'entendaient pas ses écrits , ou ne les
entendaient qu'avec beaucoup de difficulté. On lui représenta ^
que s'il voulait que ses ouvrages fussent utiles à un plus grand
nombre de personnes , il devait demeurer dans le style simple et
ordinaire , qui a cet avantage au-dessus de l'autre , d'être intel-
I « Tanc demam ingeniosi scilicet, christ. 1. 4, n. 24. )
si ad intelligendos nos «pas ait îngenio. m « Melias est reprehendant noi grain»
^Qt'fNTiL. in Proœm. lib. 8.) matici,quam non intelligant popali. »
« Otiosam ( ou vitiosum) sermonem ( Idem , in Psalm. 138. )
dixerim , quem aaditor soo ingenio non ^ « Indicat non ingratam uegligentSam
inteJligit. » ( Id. I. 8, c 2. ) de re hominis magis, quam de verbis,
'^ (t Jta et sermo doctis probabills, et laborantis .. Qaaedam etiam negligentia
planus imperitis erit. » ( Ibid. ) est diJigens. m Cic OrtU. n. 77 et 78. )
•^ M Cujus evidentiœ diligens apetitus ^ « Me benevolentissime monaemnt,
aKqaando negligit Terba cultiora , née nt communem loqaeudi consuetudinem
carat quid bene sonet , sed quid bene non desererem , si errores illos tam
indicet atqae intimet quod ostendere perniciosos ab animis etiain imperito-
intendit. Unde ait quidam, quam de rum expellere cogitarem. Hune enim ser»
laii génère locationis ageret, esse in ea monem asitatum et simplicem etiam
qaarodam diligentem negligentiam. Hœc docti intelligant , illum autem indocti
tamea sic detrahit ornatum , ut sordes non intelligunt. n {De Cen vonlra Ma'
Boo contrahat. w ( S. Auovst. de Doctr. nich. 1. I , c. I. )
TaAITB DES ÉTUDES. 67
ligible en même temps aux savants et aux ignorants. Le saint
reçut cet avis avec son humilité ordinaire , et il en fit usage dans
les livres quii composa depuis contre les hérétiques , et dans les
discours qu'il prononça devant son peuple. Son exemple doit
être une règle pour tous ceux qui instruisent.
Comme l'obscurité est le défaut que le prédicateur doit éviter
avec le plus de soin, et que ceux qui écoutent n'ont pas la liberté
de l'interrompre quand ils trouvent quelque chose d*obscur,
saint Augustin veut qu'il lise dans les yeux et dans la contenance
de ses auditeurs s'ils l'entendent ou non ', et qu'il répète la même
chose en lui donnant différents tours , jusqu'à ce qu'il s'aper-
çoive qu'il est parvenu à se faire entendre ; avantage que ne
peuvent avoir ceux qui , servilement attachés à leur mémoire ,
apprennent leurs sermons mot à mot, et les récitent comme une
leçon.
Ce qui cause ordinairement l'obscurité du discours >, c'est de
vouloir toujours s'expliquer avec brièveté. II vaux mieut pécher
par trop d'étendue que par trop peu. Un style qui serait par-
tout vif et concis , tel , par exemple, que celui de Salluste, ou
tel que celui de Tertullien, peut convenir à des ouvrages qui,
n étant pas faits pour être prononcés , laissent au lecteur le loisir
et la liberté de revenir sur ses pas ; mais non à une prédication
qui, par sa rapidité, échapperait à l'auditeur le plus attentif. Il
ne faut pas ^ même supposer qu'il le soit toujours ; et la clarté
du discours doit être telle, qu'elle puisse porter la lumière dans
les esprits les plus inappliqués, comme le soleil frappe nos yeux
' a Ubi omnes tarent ut aadiatur tinet ) brevitas , et abraptum sermunia
unas, et in eum intenta ora convertiint genus, qaod otiosum fortasse lectnrem
ibi nt requirat quisque quod non intel- minus fallit, audientem transvolat, nec
lexerit, nec moris est, nec decoris : ac dum repetatnr exspectat. >. ( Quintil.
per boc débet maxinae tacenti subvenire lib. 4 , cap. 2. )
cura dicentis. Solet autem motu suo si- ^ « Idipsum in consilio est hahendum,
Rniflcare utrnm iutellexerît coKQOscendi non semper tam esse acrem { auditoris ^
avida mnltitudo : quod donec signift- intentionem , ut obscuritatem apud se
cet, yersandum est quud agitnr multi- ipse discutiat , et tenebris orationis in>
ntoda varietate dicendi : quod in potes- ferat quoddam inteiligentiae suse lumen ;
laie non habeut , qui prieparata et ad sed multis eum fréquenter cogitationibus
verbum memoriter retenta pronuntiant. » avocari , nisi tam clara fnerint quae di-
(■>. Aotti-iT. de Doeir. christ. 1. 4,n. 25-) cemus, ut in animum ejus oratio, ut
' tt (lavenda , quae nimium corri- sol in ocnlos , etiamsi non intendatur, in-
piealM oronia sequitur, obscuritas; sa* currat. Quare, non ut iatelJigere possit,-
liu«t]ueest aliquid (orationi ) superesse, sed ne omninopossit non intelligere, cu-
quam déesse.... Vitanda illa sallnstiaua randum. m (Idem, lib. S, cap 2. )
^ quamquam in ipso virtntis locum ob-
r»S TBAITS DES ETUDES.
sans que nous y songions, et presque malgré nous. L'effet souve-
rain de cette qualité n*est pas qu'on puisse entendre ce que nous
disons, mais qu'on ne puisse pas ne point l'entendre.
Combien la clarté est nécessaire dans les catéchistes.
La nécessité du principe que je viens d'établir paraît dans
toute son évidence par rapport aux premières instructions qu'on
donne aux jeunes gens, que je regarde comme une première es*
pèce de prédication, plus difficile qu'on ne pense, et souvent plus
utile que les discours les plus travaillés et les plus brillants. On
convient qu'un catéchiste , qui apprend aux enfants les premiers
éléments de la religion, ne peut parler trop clairement. Aucune
pensée, aucune expression, qui soit au-dessus de leur portée,
ne lui doit échapper. Tout doit être mesuré sur leur force , ou
plutôt sur leur faiblesse. 11 faut leur dire peu de choses; le dire
en termes clairs , et le répéter plusieurs fois; ne point pronon-
cer rapidement, articuler toutes les syllabes; leur donner des
définitions nettes et courtes, et toujours dans les mêmes termes;
leur rendre les vérités sensibles par des exemples connus, et
par des comparaisons familières; leur parler peu, et les faire
beaucoup parler, ce qui est un des devoirs les plus essentiels du
catéchiste , et des moins pratiqués ; et surtout se souvenir ',
comme le dit si bien Quintilien , qu'il en est de l'esprit des en*
fants comme d'un vase dont l'entrée est étroite, où rien n'entre
si l'on y verse l'eau avec abondance et précipitation; au lieu qu'il
se remplit insensiblement si l'on y verse cette même liqueur
doucement , ou même goutte à goutte. De cette première simpli-
cité le catéchiste passera peu à peu et par degrés à quelque
chose de plus fort et de plus relevé, selon le progrès qu'il remar-
quera dans les enfants : mais il aura toujours soin de s'accom-
moder à leur portée, de se proportionner à leur faiblesse, et
> n Magistri hoc opus est , qnam adhac vel etiam iristillatis, complenfur : aie
radia tractabit ingénia , non statim animi pueroram qaantum accip«re po»*
onerare inflrmilatem discentium, sed »int vidçndum est. Nam majora intel-
temperare vires suas , et ad intellectum lectu velut parum aptos ad uerciplen-
audientis descendere. Nam at vascula dum animos non subibant. n (QutbtiIm
oris angusti snperfusam humoris copiam lih. I , cap. 3. )
respiiuut, sensim autem InQuentibus,
TBAITIÉ DES ÉTUDKS. 69
de descendre jusqu'à eux, parce qu'ils ne sont point en état de
s'élever jusqu'à lui.
Cet emploi , l'un des plus importants qui soient dans le
ministère ecclésiastique, n'est pas ordinairement assez estimé ni
assez respecté. Il est rare qu'on s'y prépare avec tout le soin qu'il
mérite ; et comme on en connaît peu la difficulté et l'importance,
on néglige assez souvent les moyens qui pourraient en faciliter
le succès. Quiconque est chargé de cet emploi doit lire avec
grande attention l'admirable traité de saint Augustin sur la mé-
thode d'instruire les catéchumènes , où ce grand homme, après
avoir donné d'excellentes règles sur cette matière, ne dédaigne
pas de proposer un modèle de la manière dont il croit qu'il faut
leur apprendre les principes de la religion.
Il me semble que ce serait une chose fort utile que dans les
différents catéchismes qui se font dans une paroisse il y eût un
plan général et commun , qui servît de fondement à toutes les
instroctioDS , et qui en réglât la matière et l'ordre ; de sorte que
dans tous les catéchismes ce fussent toujours les mêmes instruc-
tions, mais traitées avec plus ou moins d'étendue, selon que
les enfants seraient plus ou moins avancés. On peut les diviser
en trois classes , dont la première serait des enfants qui com-
mencent; la seconde, de ceux qui ont déjà re<^u quelque instruc-
tion; la troisième enfin, des plus forts, que Ton prépare à la
première communion, ou qui Tout faite depuis peu. Je suppose
que dans chaque classe on y demeure deux ans ou environ ,
pendant lesquels on expliquerait la religion aux enfants suivant
le plan dont je parle, quel qu'il fût (car il est bien juste de le
laisser au choix et à la prudence de celui qui est à la tête des
I catéchistes), en y joignant toujours le catéchisme du diocèse.
1 ~ D*abord les matières sont traitées plus brièvement, et en gêné-
^ ' rai , parce que ce sont des enfants. Le catéchisme de M. Fieury
i est excellent pour les comhiencements, et Ton peut le regarder
comme l'exécution du plan que saint Augustin donne dans son
I traité. Dans la seconde et la troisième classe on répète les mé-
' mes matières, mais d'une manière nouvelle, qui enchérit tou-
jours sur le passé , en y ajoutant de nouveaux éclaircissements
et des vérités plus fortes. Pîe serait-ce pas là un moyen d'apprenr
70 TBÀITé DES ÉTUDES.
dre la religion à fond? J'ai vu des enfants, même pamiiltt
pauvres, répondre sur des matières très-difficiles avec une mI^
teté merveilleuse : ce qui ne pouvait venir que de l'ordre fit de
la méthode que le maître avait employés en les enseignant, et
ce qui montre que les jeunes gens sont capables de tout quand
ils sont bien instruits.
Tavoue qu'il n'y a rien de plus ennuyeux ni de plus rebutairt
pour un homme d'esprit, qui souvent a beaucoup de vivacité,
que d'enseigner ainsi les premiers éléments de la religion à des
enfants , qui manquent assez ordinairement d'ouverture ou
d'attention. Mais n'a-t-il pas fallu qu'on ait eu la même patience
à notre égard quand il s'est agi de nous faire connaître les let-
tres , épeler les syllabes, joindre les mots, et quand on nous a
appris à nous-mêmes le catéchisme? Est-ce une chose bien
agréable pour un père ', dit saint Augustin , que de balbutier des
demi-mots avec son fils pour lui apprendre à parler? cependant il
en fait sa joie. Une mère ne prend-elle pas plus de plaisir à yerser
dans la bouche de son enfant un aliment proportionné à sa fid«
blesse, que de prendre pour elle-même la nourriture qui lui
convient? Il faut nous rappeler sans cesse dans l'esprit le souve-
nir de ce que fait une poule, qui couvre de ses plumes traînan-
tes ses petits encore tendres, et qui, entendant leurs faibles
cris, les appelle d'une voix entrecoupée pour les mettre à cou-
vert de l'oiseau de proie, qui enlève impitoyablement ceux qui
ne se réfugient pas sous les ailes de leur mère. La charité de
Jésus-Christ ', qui a bien daigné s'appliquer à lui-même cette
comparaison , a été infiniment plus loin : et ce n'est qu'à son
imitation que saint Paul se rendait faible avec les faibles, pour
gagner les faibles 3, et qu'il avait pour tous les fidèles la dou-
ceur et la tendresse dune nourrice et dune mère 4.
Voilà ', dit saint Augustin , ce qu'il faut se représenter à sm-
I « Num délecta t , nisi amor invitet, susurrantes pallos confracta Toee ad*
deeartata et matilata verba immurmu- vocat ; cujas blandas alas reftigieatet
rare ? Et tamen optant homines habere snperbi , praeda fiunt alitibas. » ( i>9 Co»
infantes quibns id exhibeant : et suavius iechis. rudlb. cap. x et xii. )
est ma tri minuta mansa inspaere parvulo > Matth. 23-37.
filio, qnam ipsam mandere ac devorare ^ I Cor. 9, 22.
grandiora. Mon erge recédât de pectore * I Tbess. 2 , 7.
etiam cogitatio gallinœ illius, quae lan- ^ « Si usitata et parrulis eongt^entia
(iridaUs pennis teneros fœtus operit,- et saepe repetere fastidimns... ei ad Utâr^
TBAlTlâ DES ÉTUDES. 71
même quand on se sent tenté d'ennui et de d^ût; qu'on a de
la pdâe à descendre jusqu'à la petitesse et à la faiblesse des en*
iants, et àleur répéter sans cesse des choses fort communes et cent
fois rebattues. Il arrive souvent, continue le même Père , que
nous nous faisons un plaisir singulier de montrer à des amis ,
arrivés nouvellement dans la ville où nous demeurons , tout ce
qui s'y trouve de beau, de rare, de curieux; et la douceur de
Pamitié répand des charmes secrets sur des choses qui sans cela
nous paraîtraient infiniment ennuyeuses , et leur rend pour nous
toute la grâce de la nouveauté. Pourquoi la charité ' ne ferait-
elle pas en nous ce qu'y fait Tamitié , surtout quand il s*agit de
montrer et de faire connaître aux hommes Dieu même , qui
doit être le but de toutes nos connaissances et de toutes nos
études?
J'ai cru devoir donner un peu plus d'étendue à ce qui regarde
la manière de faire les catéchismes , qui n'est pas étrangère au
but que je me propose dans cet article, d'instruire les jeunes
gens de ce qui a rapport à l'éloquence de la chaire. Il est temps
de passer au second devoir des prédicateurs.
SECOND DEVOIR DU PBÉDIGÀTEUR.
Flaire, et pour cela parler d'une manière ornée et polie.
Saint Augustin recommande au prédicateur de s'attacher avant
tout et surtout à la clarté, mais il ne prétend pas qu'il doive s'y
borner. Il n'a garde d'interdire à la vérité les ornements du dis-
cours, qu'elle seule a droit d'employer. Il veut ' qu'on fasse
servir l'éloquence humaine à la parole de Dieu , et non qu'on
rende la parole de Dieu esclave de Téloquence humaine. Il sait
que souvent on ne peut arriver au cœur que par Tesprit, et que
pour remuer l'un il faut plaire à l'autre. C'est une excellente
qualité ^, selon lui, de n'aimer et de ne chercher dans les mots
mitatem discentinxn piget descendere.... eendasant, qaœcnmqne discenda sunt I »
cogitemos qaid nobis pnerogatmn ait ab {De CaieeMs. rud. c. xit. }
lUo,,. qtU, quum in forma Deiesset, se- ^u Mec doctor yerbia serviat, sed
metiptum exinanivit , /ormam servi ae- verba doctori. ( De Doctr. Christ» lib.
dpiens. » ( Ibid. c. x. ) 4 . n. 61. )
■ « Qnanto ergo magis ddectari nos ^ « Bonoruiq ingenionim insignis* est
oportet , qnam ipsoin Deum jam discere indoles, in verbis veram amare, non
homines accedunt, propter quem dis- verba... Quod tamen si fiât insnariter,
72 TRAITÉ DES ÉTUDES^
que les choses mêmes , et non les mots : mais il avoue en même
temps que cette qualité est fort râpe ; que si la vérité est montrée
nûmeut et simplement, elle touche peu de personnes; qu^ll ea
est de la parole comme de la nourriture s qui doit être assaison-
née pour être reçue avec plaisir; et que, par rapport à Tune et à
Fautre, il faut avoir égard à la délicatesse des hommes , et don-
ner quelque chose à leur goût.
Cest pour cela que les Pères ont été bien éloignés d'interdire
à ceux qui sont appelés au ministère de la parole la lecture des
anciens auteurs et Térudition profane. Saint Augustin dit > que
toutes les vérités qui se trouvent dans les auteurs païens nous
aippartiennent, et que par conséquent nous avons droit de les
revendiquer comme notre bien propre , en les retirant d'entre
les mains de ces injustes possesseurs pour en faire un meilleur
usage. Il veut qu'à l'exemple des Israélites 3, qui, par Tordre de
Dieu même, dépouillèrent TÉgypte de son or et de ses plus pré-
cieux vêtements sans toucher à ses idoles , nous laissions aux
auteurs païens leur profane langage et leurs superstitieuses tie-
tions , que tout bon chrétien doit avoir en horreur ; et que nous
leur enlevions les vérités qu'on y trouve, qui sont comme de For
et de l'argent , et les grâces du discours , qui sont comme les
vêtements des pensées , pour faire servir les unes et les autres
à la prédication de TÉvangile. II cite un grand nombre de Pères
qui en ont fait cet usage 4, à l'exemple de Moïse même, qui fut
instruit avec soin dans toute la sagesse des Égyptiens.
Saint Jérôme traite la même matière avec encore plus d'éten-
due, dans une belle lettre où il se défend contre les reproches
ad pancos qnidem studiosissimos sans atilissima continent... qnae tanqaamaa-
pervenit fructus. » ( Ibid. n. 26. ) ram et argeutum débet ab eis aaferre
* « Sed quoniam inter se habent non* christianus ad asum justam pnedîcandi
nullam Bimilitadinem vescentes atqae Ëvangelii. Vestem qaoque illorum.,. ac«
discentes, propter fastidia plurimorum cipere atque habere licuerit ia asam
etiam ipsa^sine qnibas vivi non potest, conyertenda christianum. m ( Ib, lib. 2,
alimenta con^ienda sant. m (Ibid. ) n. 60. )
3 De Doct. cb. 1. 2, n. 20. * u Nonne aspicimns quanto anro et
8 a Sic doctrinae omnes gentilium , non argento et veste soffarcinatns exierit de
folam flimalata «t superstitiosa flg* Agypto Cyprianas doctor saaTissimas »
menta . .. quae anusquisqne nostrnm duce et martyr beatissimns? » {De Dœt. christ.
Christo de societate gentilium eziens lib. 2, n. 61. )
débet abominari atque devitare : sed « Vir eloqnentia pollens et martyrio. »
etiam libérales disciplinas usui yeritatis ( S. Hxskoh. )
«ptiores , et quaedam morum pnecepta
'ifiAITE DES ETUDES. 7 3
(le ses adi^ersaires s qui lui voulaient faire un crime de ce qu'il
employait dans se^ écrits Férudition profane. Après avoir indi-
qué plusieurs passages de TÉcriture où Ton cite des auteurs
païens , il fait un long dénombrement des écrivains ecclésiasti-
ques qui en ont aussi fait valoir les témoignages pour la défense
de la religion chrétienne. £ntre les écrivains sacrés il avait
nommé saint Paul, qui cite plusieurs endroits des poètes grecs.
« C'est », dit-il , qu'il avait appris du véritable David à arracher
R d'entre les mains des ennemis leurs armes pour les combattre,
« et à couper la tête du superbe Goliath de sa propre épée. «
Il est donc fort à souhaiter que ceux qui sont destinés au mi-
nistère de la prédication aient d'abord puisé Téloquence dans les
sources mêmes, c'est-à-dire dans les auteurs grecs et latins , que
Ton a toujours regardés comme les maîtres dans l'art de bien
parler. L'orateur sacré doit avoir appris d'eux à dispenser à
propos les ornements du discours 3, non pour plaire simplement
à l'auteur, et encore moins pour se faire de la réputation , mo-
tifs que la rhétorique païenne même a jugés indignes de son ora-
teur : mais pour rendre la vérité plus aimable aux hommes, en
la leur rendant plus agréable ; et pour les engager par cette es-
pèce d'appât innocent à en goûter plus volontiers la sainte dou-
ceur, et à en pratiquer plus fidèlement les salutaires leçons.
Tout le monde sait que l'éloquence de saint Ambroise produi-
sit cet effet sur l'esprit d'Augustin , encore enchanté des heautés
de l'éloquence profane. Ce grand évéque prêchait à son peuple la
divine parole avec tant de grâces et de charmes ^, que tous les au-
diteurs , comme par une sainte ivresse , étaient ravis et enlevés
hors d'eux-mêmes. Augustin ne cherchait dans ses prédications
' « Qaœris car in opuscolis nostris se- tatione ipsa elocutionis accédât , vel tc-
calariom litteranim interdam ponamus nacius adhaerescat assensus... Ita flt ut
eiempla, et candorem ecclesia? ethnî- etiara temperati generis ornatu non jac>
comm sordibus pollaamus. M (S HisaoN. tanter, sed prudenter atamur, non ejiis
Epist. cul Magnum.) fine coatenti, qao tantummodo delecta-
^ •* Didicerat a vero David extorqnere tar auditor : sed hoc potias agentes , ut
de manibuR hostium gladiam, et Golnn etiam ipso ad bonum,quod persuadera
soperbissimi caput proprio niucrone trun- volumus , adjuvetur. » ( S. Auu. d& Docir.
care. M(lbid.) vhrlst. Ub. 4, n 55.)
■* M Illad , qaod agitar génère tempe- ^ « Veni ad Ambrosium episcopum.
rato, id est, ut eloqaentia ipsa delectet, cujus tune eloqula streuue ministrabaut
non est propter se Ipsum asurpandum , adipem fnimenti tui. . . et sobriam vini
sed at rébus qute utiliter honesteque di- ebrielatem populo tuo. »[(lonfess. lib. r> ,
cantnr... aliquanto promptius et delec- cap. 13.) •
TB. DES ÉTUD. T. II. "3
74 TRAITE DES ETUDES.
que les agréments du discours * , et non la solidité des choses :
mais il n'était pas en son pouvoir de faire cette séparation, il
croyait n'ouvrir son esprit et son cœur qu'à la beauté de la dic-
tion; mais la vérité y entrait en même temps , et elle s'en rendit
bientôt la maltresse absolue.
Il fit lui-même dans la suite un pareil usage de TéloqueDce. On
voit dans la plupart de ses sermons que le peuple , ravi en admi-
ration , se récriait et applaudissait. Il était bien éloigné de recher-
cher et d'aimer ces applaudissements : son humilité sincère et
profonde en était véritablement affligée , et lui faisait craindre
la contagion secrète et subtile de cette vapeur empoisonnée. Mais
d'où peuvent venir de si fréquentes acclamations ^ , sinon de ce
que la vérité , mise ainsi en évidence , et placée dans tout son
jour par un homme solidement éloquent, charme et enlève les
esprits ?
Je ne puis m'em pécher ici d'exhorter les lecteurs à se donner
la peine de lire un petit traité de M. Arnauld , qui a pour titre :
Réflexions sur t éloquence des prédicateurs. 11 y réfute une par-
tie de la préface que M. Dubois , son ami , avait mise à la tête de
sa traduction des sermons de saint Augustin , où il prétendait
montrer que la manière de prêcher de la plupart des prédicateurs
était contraire à celle de ce saint docteur, en ce qu'on y faisait
trop d'usage de l'éloquence humaine , qu'il croyait ne devoir pas
être employée dans les prédications. Cette préface avait ébloui
beaucoup de personnes , et avait reçu de grands applaudisse-
ments. On fut fort étonné, quand le petit traité de M. Arnauld
parut , de voir qu'elle était presque tout entière fondée sur de
faux principes et sur de faux raisonnements. Il est utile et agréa-
ble de comparer ensemble ces deux ouvrages , en lisant d'abord
la préface , pour voir si l'on y remarquera soi-même quelques
défauts ; en examinant ensuite la réfutation , pour juger si elle
est solide et appuyée sur de bonnes raisons.
' « Quum non satagerem discere qii» ret , pariter intrahat et qnam vere di-
dicebat, sed tantura qaemadmodum di neret. » (Confess, cap. I4)
rebut andire. . • veniebant in animum ^ » Unde autem crebro et maltam
meum aimul cum yerbis quœ diligebam acriamatur ita dicentibas , nisi quia Te-
res eliam qaas negligebam : neque enim ritas sic demonstrata , sic defeusa , sic
ea dirimere poteram. Et dam cor uperi- invicta détectât ? » {De Doctr. christ.
rem ad excipiendum quant diserte dice- lib. 4 , n. 5G )
ThAITE DES ETUDES. 75
Le principe que j'ai établi en suivant les règles de saint Augus-
tin , que Torateur chrétien peut et doit même chercher à plaire a
Tauditeur, a besoin d*étre renfermé dans de certaines bornes,
et demande quelque éclaircissement. Il y a dans la prédication
deux défauts à éviter , dont Fun est de trop rechercher les orne-
ments et les grâces du discours , et l'autre de les trop négliger.
Je dirai quelque chose de Tun et de l'autre de ces défauts.
PREMIER DEFAUT.
Trop rechercher les ornements du discours.
Cest une disposition bien condamnable dans un orateur chré-
tien que de songer davantage à plaire à son auditeur qu'à Fins-
triiire ; de plus s'occuper des mots que des choses ; de trop comp-
ter sur son travail et sur sa préparation ; d'énerver la force des
vérités qu'il annonce, par une affectation puérile de pensées
brillantes; enfin, de frelater et de corrompre la parole de Dieu
par un mélange vicieux de frivoles ornements.
Saint Jérôme ' , dont le goût pour l'éloquence et pour les
grâces du discours est connu, ne pouvait soufifîrir que l'orateur
chrétien, négligeant de s'instruire lui-même et d'instruire les au-
tres du fonds même des vérités de la religion , s'occupât unique-
ment, comme un déclamateur, du soin de plaire ; ni que l'au-
guste éloquence de la chaire dégénérât en une vaine pompe de
paroles, capable tout au plus d'exciter quelques légers applau-
dissements. Saint Ambroise pensait comme lui , et voulait qu'on
bannît absolument de la prédication cette sorte de parure qui
n'est propre qu'à affaiblir les pensées, yiufer mihi lenociniafu-
cumque verborum, quia soient enervare sententias *.
Dieu nous marque dans Ézéchiel combien il détestait la mal-
heureuse disposition des Israélites captifs à Babylone , qui ^ , au
lieu de profiter des tristes prédictions que son prophète leur
faisait de sa part , et d'en être utilement effrayés , allaient l'en-
■ (c Nolo te declamatorem esse et ra- ^ Comment. 1. 8.
balam , garrulumqae sine ratione. . ■ -^ « Et es eis quasi carmen musicum ,
« Verba volvere, et celeritate dicendi quod suavi dulcique sono canitur : et au-
apod imperitiim vulgas admirationem diuut verba tua, et non t'aciant. » (ë/.ecu
nui faccre, indoclorum hominuni est » 3.T, 32.)
(S. HiBuoir. Epist. ad Nepot.)
70 rR41TÉ DES ÉTUDES.
tendre uiiiquenient pour le plaisir , comme on va à un concert
de musique. Quels reproches a^eût-il point faits au prophète
même , si par sa faute il eût donné lieu à im si indigne abus , en
ne s'appliquant qu'à flatter Toreille de ses auditeurs par une
douce harmonie et un vain son de paroles ! C'est la peinture
naïve de ces sermons, dont il ne reste rien que le stérile souve-
nir du plaisir qu*on a eu en les écoutant.
Un païen se plaignait de ce que de son temps ces sortes de
délices et d'aménités du style, qui doivent être réservées pour
des matières moins graves et moins sérieuses , avaient fait une
espèce de violence au bon sens et à la droite raison , et s'étaient
emparées comme par force des causes même où il s'agissait
des biens et de la vie des hommes : In ipsa capitis aut fortuna-
rum pericula irrupit voluptas '.
Combien plus ce même abus serait-il condamnable dans des
discours de religion, où l'on traite les matières les plus graves
<^n même temps et les plus effrayantes! où l'on se propose, par
exemple, d'intimider salutairement et d'abattre le pécheur en lui
représentant les horreurs d'une mort plus prochaine peut-être
qu'il ne pense, le cri du sang de Jésus-Christ qui demande ven-
geance d'avoir été si longtemps profané, la colère d'un Dieu juste-
ment irrité prête à éclater sur sa tête, et l'enfer ouvert sous ses
pieds pour l'engloutir ! Au milieu de si grandes vérités >, un prédi-
cateur est-il excusable de ne s'occuper qu'à faire un vain étalage
d'élocution, à chercher des pensées brillantes, à arrondir des
périodes, à entasser de vaines figures .' Que deviennent cepen-
dant cette douleur et celte tristesse dont il doit être pénétré en
parlant de tels sujets , et qui devraient ne faire de tout son dis-
cours qu'un continuel gémissement ? N'aurait-on pas lieu de
s'indigner s'il se mettait en peine de montrer de l'esprit, et s'il
avait le loisir de songer à faire le beau parleur dans un temps où
' Qaintil. 1. 4 , cap. 2. mitus , et idem tristitiae valtus servabi-
^ c( An qaisquam tulerit renm in dis- tur?. . . Commoveatur ne quisqaam ejus
crimine capitis , decarrentibus periodis, fortuna quem tumidam ac sai jartantem,
quam Isetissimis locis senlentiisque di- et ambitiosum iustitorem eloqaenti» in
rentem? . . . Quo fiigerit intérim dolor ancipiti sorte videat? Non imo oderit
ille? Ubi lacrymie snbstîterint ? Unde reum verba aucnpantem, et anxîum de
êe in médium tnm «ecura observatio fama ingenii , et cui esse diserto vacet ? »
artium misent? Non ab exordio usqne ( Qhiktii-. lib. 1 1 , cap I.)
nd ulfimam voccni continuas quidam ge
TRAITE DES ETUDES. 77
il ne faut que tonner, foudroyer, et employer les mouvements
les plus vifs et les plus animés ?
SECOND DÉFAUT.
Trop négliger les ornements du discours.
Il y a un autre défaut en matière de prédication beaucoup
plus commun que le premier, et qui a des suites inûniment
plus pernicieuses : c'est de trop négliger le talent de la parole ;
de ne point assez respecter son auditoire; de se présenter de-
vant lui presque sans aucune préparation ; de dire les choses
comme elles viennent sur-le-champ , souvent sans ordre, sans
choix, sans justesse; et, par cette négligence affectée, d'ins-
pirer à ses auditeurs du dégoût et du mépris pour la parole de
Dieu , qui est digne par elle-même de s'attirer l'estime et le res-
pect des hommes , et qui devrait faire leur .plus solide gloire et
leur plus douce consolation.
Le but que se propose tout pasteur, tout prédicateur, en par-
lant aux fidèles, est de les persuader, pour les porter à la vertu et
les détourner du vice : mais tous ne prennent pas les moyens
propres pour parvenir à ce but , et ne s'appliquent pas à par-
ler d'une manière capable de persuader. C'est ce qui fait la
différence des bons et des mauvais prédicateurs. Les uns,
comme dit saint Augustin ' , le font grossièrement , désagréa-
blement, froidement, obtuse y de/or miter, Jrigide; les autres
ingénieusement, agréablement, fortement, acute, ornate, ve-
hementer.
Le salut de la plupart des chrétiens, Bussi bien que la foi,
est attaché a la parole : mais cette parole doit être maniée avec
art, avec habileté, pour lui préparer une entrée dans les esprits.
L'ornement du discours est un des moyens propres à produire
cet effet; et la raison en est bien claire. Il faut que l'auditeur
non-seulement entende ce qu'on dit, mais qu'il Técoute volon-
tiers : f^olumiLS non solum intelligenter, verum etiam libenter
audiri ^. Or comment écoutera-t-il volontiers , s'il n'est attiré et
gagné par l'amorce du plaisir ? Quis tenetur ut audiai, si non
^ De Doct. clir. 1 i , n. 7. 2 ly r^c
7.
78 TRAITE DES ETUDES.
delectatur *?.... QtUs eum {oratorem) vetU audire, nisi atuU-
torem nonnuUa etiam suaoitate detineat * f Cet ornement n'ex-
clut point la simplicité du discours ; car il ne faut pas une sim-
plicité rude et grossière , qui rebute et fatigue : Nolumus fasii-
diri etiam quod submisse dicimus ^. 11 y a un milieu entre un
âtyle recherché, fleuri , brillant, et un style bas , rampant , né-
gligé : et ce milieu est l'éloquence qui convient à un pasteur.
Illa quoque eloquentia generis tempei^ati apud eloqiientem
ecclesiasticum y nec inomata relinquitur^ nec indecenter or-
natur 4.
Les fidèles seraient tout autrement instruits qu'ils ne le sont ,
s'ils assistaient régulièrement aux prônes de leurs paroisses , ce
qui est pour eux un devoir d'une plus étroite obligation qu'on
ne pense ; et si les prônes se faisaient comme il faut , ce qui
n'en est pas un moins essentiel pour les pasteurs. Quelle douleur,
quelle peine, pour 'ceux qui ont quelque idée de l'importance de
ce ministère , de voir le plus souvent leur auditoire vide , ou très-
peu rempli , et d'avoir peut-être à se reprocher que c'est leur
manière de parler ft'oide , languissante, ennuyeuse, et souvent
trop longue, qui rebute et écarte les auditeurs ! Ils manquent
par là à la fonction la plus importante de leur état. Ils trompent
l'attente des peuples, qui accourent avec avidité pour remplir
leurs besoins, et qui sont obligés de s'en retourner à jeun. Ils
avilissent la parole de Dieu par la manière négligée dont ils l'an-
noncent, et ne la font plus regarder qu'avec mépris et dégoât.
Ils déshonorent la majesté divine , dont ils tiennent la place ^ ,
et dont ils sont les ambassadeurs ; et ne font point d'attention
qu'un envoyé d'un prince , qui en userait ainsi , serait regardé
avec raison par son maître comme un prévaricateur.
Us sont bien éloignés de la disposition de cet orateur grec ^ qui
ne parlait jamais au peuple qu'il ne s'y fût beaucoup préparé,
et qu'il n'eût prié les dieux , avant que de sortir de sa maison ,
de ne pas permettre qu'il lui échappât une seule parole qui fût
indigne de son auditoire : et de celle de l'orateur romain , qui ,
I N :>.S. • N. 57.
-' N. 5<> * |»ro r,liri.«to Icfîatione fungimiir.
♦ il»iil " I'cricl«'«.
TRAITE DES ETUDES. 7 9
tout habile qu'il était , déclare ^ ^u'il ne plaidait jamais aucuue
cause sans s'y être disposé avec tout le travail nécessaire. Je
n'oserais marquer clairement de quels termes se sert Quinti-
lien * pour condamner la négligence d'un avocat qui manque-
rait à ce devoir essentiel à sa profession , et qui Test beaucoup
plus à celle d'un ministre de la parole, d'où dépend le salut des
peuples.
Je sais que l'accablement des affaires , presque inévitable aux
pasteurs sérieusement appliqués à leurs devoirs, leur laisse
quelquefois peu de temps pour préparer leurs discours ; mais il
ne s'agit pas ici de pièces d'éloquence travaillées et polies avec un
extrême soin , qui demandent un long travail , et par conséquent
un grand loisir. Un pasteur qui avec quelque fonds d'esprit a de
Tétude et de la lecture, et qui joint à ces qualités un grand zèle
pour le salut des fidèles , ne manque jamais de réussir et d'être
goûté par le peuple, quand il met de l'ordre dans ses discours,
qu'il dit des cboses solides et touchantes , qu'il les appuie de
passages tirés de TÉcriture, et qu'il a soin de se renfermer dans
des bornes raisonnables pour ne point fatiguer son auditoire.
Une telle préparation n'emporte pas beaucoup de temps, et elle
est d'un devoir indispensable.
Y a-t-il dans le ministère ecclésiastique quelque fonction qui
paraisse plus importante, plus nécessaire, plus digne du zèli3f
pastoral, que le soin des pauvres , et celui d'administrer les sa-
crements? Cependant d'un côté nous voyons que les apôtres ^ ,
assemblés en corps pour remédier aux plaintes que la dispensa-
tion des aumônes avait fait naître parmi les fidèles , se croyaient
obligés de renoncer à ce ministère , quelque saint qu'il fût , plu-
tôt que de quitter la prédication de la parole de Dieu , dont ils
étaient chargés spécialement , et préférablement à tout le reste :
et de l'autre saint Paul , si instruit des devoirs de l'apostolat ,
et si infatigable dans le travail , déclare nettement que Jésm-
Christ ne l'a point envoyé pour baptise/', mais pour prêcher
■ c Ad illam causarom operam nun- solam negligentis , sed et mali , et in
qoam nisi paratns et meditatas accedo. » sascepta causa perfldi ac proditoris est ,
(Cic. de Log. lib. 1 * n. 12. ) pejas agere qnam possit. » (Quintil.
^ « AfTerret ad dicenduiu curac semper lib. 12, cap. 9. }
quantum plurimum poterit. ^eque enim 3 \(.t. G, 2
80 TfiAlTE DES ETUDES.
l'Évangile > . I.e ministère de la prédication est donc la princi-
pale fonction des apôtres , des évéques , et de tous les pasteurs;
à laquelle ils doivent donner toute l'application dont ils sont
capables, en écartant avec une sévérité inflexible tout ce qui est
incompatible avec ce premier et ce plus essentiel de leurs
devoirs.
C'est le précepte et Texemple que nous ont donnés tous les
grands saints qui ont fait tant d'honneur au christianisme par
leurs savantes et éloquentes prédications, quoique la plupart
fussent placés dans les plus grands sièges de l'Église, et fussent
occupés à la défendre contre les hérésies.
Saint Grégoire de Nazianze > , plein de mépris pour l'arrange-
ment des paroles et pour les vaines délicatesses du discours,
qui ne servent qu'à flatter l'oreille, était bien éloigné de négli-
ger ce que l'éloquence pouvait avoir d'utile, comme il le marque
en plus d'un endroit. « Je ne me suis réservé ^ , dit-il , que l'élo-
« quence 4 , et je ne me repens point des peines et des fatigues
« que j'ai souffertes sur mer et sur terre pour l'acquérir. Je sou-
» haiterais pour mes amis et pour moi que nous en possédassions
« toute la force ^. C'est de tous mes biens le seul qui me soit resté.
« Je l'offre, je le dévoue , je le consacre à mon Dieu. La voix de
« son commandement, et le mouvement de son esprit, m'ont
» fait abandonner toutes les autres choses , pour faire avec la
<( pierre précieuse de l'Évangile un échange de tout ce que je
« possédais. Je suis donc ainsi devenu , ou , pour mieux dire , je
» désire ardemment de devenir cet heureux^marchand qui, avec
« des choses viles et périssables, eu achète d'excellentes etd'éter-
» nelles. Mais , comme ministre de la parole Je m'attaclie uni*
« quement à l'art de parler. J'en fais mon partage , et je ne Ta-
« bandonnerai jamais^... » Dans un autre endroit, il remercie
son peuple de ce que, par son ardeur incroyable pour la parole
de Dieu , il le consolait des discours injurieux «t pleins de mali-
gnité que la jalousie de ses ennemis répandait contre son élo-
I I Cor. 1,17. (lit^r l'éloquence sous les plus halùlc)
^ Orat. 15. uiaitres.
» Orat. 3. ^ Orat. 12.
'* Saiut Grégoire de Maziaiize avait '* Orat. 27
\i)M plusieurs voyages pour aller ctu-
TBAITU DES ÉTUDES. 81
quence, qu'il avait acquise dans Tétude des auteurs profanes,
mais qu'il avait ennoblie par la lecture dés livres sacrés , et par
le bois vivifiant de la croix , qui lui avait ôté tout ce qu'elle avait
eu d^amertume. Et il ajoute qu'il n'était pas du sentiment de
beaucoup d'autres, qui voulaient qu'on se contentât d'un dis-
cours sec, simple, sans ornement, sans élévation ; qui couvraient
leur paresse ou leur ignorance par un mépris dédaigneux de
leurs adversaires, et qui prétendaient en cela imiter les apôtres,
SHDS considérer que les miracles et les prodiges leur tenaient
lieu d'éloquence.
Saint Ambroise, dans l'endroit même < où il recommande
que le discours d'un ecclésiastique soit pur, simple , clair, plein
de poids et de gravité, ajoute que, comme l'élégance n'y doit
point être affectée , il ne faut pas aussi y mépriser l'agrément.
Et il pratiqua toujours lui-même ce qu'il avait enseigné.
T eut-il jamais un pasteur plus occupé que saint Augustin >, et
plus dévoué aux'bonnes œuvres? Mais son zèle, non moins
éclairé que fervent, ne dérobait rien du temps qu'il lui fallait pour
préparer les choses nécessaires à l'instruction des fidèles. Il pa-
raît que dans les commencements ses sermons étaient écrits mot
à mot et appris par cœur, parce qu'il avait alors plus de temps,
et plus de besoin d'user de cette précaution. Dans la suite , il
se contenta de chercher le sens des endroits de l'Écriture qu'il
avait dessein d'expliquer, d'approfondir les vérités qu'ils conte-
naient, et de trouver les passages nécessaires pour les appuyer
et les éclaircir : et cette recherche ne laissait pas de lui coûter
beaucoup , aussi bien que la fatigue de parler, comme il le mar-
que lui-même à la fin du quatrième discours qu'il fit sur le
psaume 103 : Magno labore quœsifa et inventa sunt, magno la-
bore nuntiata et disputata sunt : sit labor noster fructuosus vo-
biSf et benedicat anima nostra Dominum. L'ardeur insatiable
de ses auditeurs pour l'écouter est un garant bien sûr du talent
qu'il avait pour la parole , et du soin qu'il y donnait.
Tai réservé exprès saint Chrysostome pour le dernier de mes
' « Oratio ait para, siinplexjdilacida, non iniermissa gratia. m ( O/Ztc. lih I,
ntque manifesta, plena gravitatis et cap. 22. ;
ponderis, non afTectata elegantiu . sed ' Kpist. 73.
82 TRAITE DES ETUDES.
témoins , parce qu'il est Tun des Pères qui ont le plus insisté
sur la matière que je traite. Dans son beau traité sur le sacer-
doce, qui est regardé avec raison comme son chef-d'œuvre , il
établit, comme un principe incontestable, que la principale
partie du devoir des évéques , et par conséquent de tous les pas-
teurs , consiste dans Tinstruction qui se donne par la parole,
parce que c'est par elle seule qu'ils sont en état d'enseigner aux
fidèles les vérités de la religion , de les animer à la vertu , de les
retirer du vice, et de les soutenir dans les rudes épreuves qu'ils
ont à souffrir, et dans les combats qu'ils ont à livrer tous les
jours contre les ennemis de leur salut. Sans ce secours, une
pauvre église est semblable à une ville attaquée de toutes parts,
et qui se trouve sans défense ; ou à un vaisseau battu de la tem-
pête , et qui est sans pilote. La parole , dans la bouche du pas-
teur, est comme l'épée dans la main d'un capitaine ; mais cette
épée demande d'être maniée avec art et avec adresse : c'est-lniJre,
pour parler plus clairement, qu'un pasteur doit se préparer avec
beaucoup de soin aux prédications et aux autres discours qu'il
est obligé de faire en public , et qu'il doit employer tous ses ef-
forts pour acquérir ce talent > , puisque c'est de là que dépend
le salut de la plupart des âmes qui lui sont confiées.
Mais , dit-on , si cela est ainsi , pourquoi saint Paul ne s'est-il
point soucié d'acquérir ce talent ? et pourquoi ne rougit-il point
d'avouer qu'iY est ignorant y et peu instruit pour la parole *;
et cela en écrivant aux Corinthiens , qui faisaient tant de cas de
l'éloquence ?
Cette parole , dit saint Chrysostome , dont on n'a point pénétré
le sens ni connu la profondeur , en a trompé plusieurs , et a servi
de prétexte et de voile à leur paresse. Si saint Paul était ignorant,
comme vous le prétendez , comment a-t-il confondu les Juifs de
Damas , n'ayant point encore fait de miracles ? Comment a-t-il
terrassé les Grecs ? et pourquoi se retira-t-il à Tarse ? Ne fut-oe
pas après en être demeuré tellement victorieux par la puissance
de la parole , que , ne pouvant souffrir la honte d'être vaincus ,
ils résolurent de le faire mourir ? De quoi se servit-il pour com
• Xpyi t6v îepéa Tràvxa uoieïv UTièp ' '< Imperitua semione. m (2 C'jr. 1 1 , «« )
ToO xaÛTYiv XTy|<Ta<TÔat tyiv î<Tyuv.
TttAJlK DES RTUDES. 8<
ittre et pour disputer contre ceux d'Antioche, qui s*efforçaient
embrasser les cérémonies des Juifs? Ce sénateur de TAréopage,
li demeurait dans la ville du monde la plus superstitieuse et la
us savante , ne le suivit-il pas avec sa femme , après avoir ouï
tulement un de ses discours ?... Que fit cet apôtre à Tbessaloni-
le, à Corinthe , à Éphèse , et à Rome même ? Ne passa-t-il pas
s jours et les nuits à expliquer les Écritures divines ? £st-il be-
»in de raconter toutes les disputes qu'il a eues avec les épicuriens
les stoïciens ?... De quel firont ose-t«on encore après cela Tap-
ûer ignorant , lui qui a été admiré de tout le monde , et dans ses
sputes et dans ses sermons ; lui que les Lycaoniens prirent
>ur Mercure, sans doute à cause de son éloquence ?
Il se peut faire que des pasteurs pleins de zèle , de cbarité, et
ès-propres d'ailleurs pour le gouvernement, manquent du ta-
nt de la parole, et ne puissent pas instruire leurs peuples par eux-
émes. Alors l'exemple de Valère , évêque d'Hippone , qui, pour
tppléer au peu d'usage qu'il avait de la langue latine , fit prê-
ter saint Augustin en sa place et en sa présence , devient pour
IX une règle , et les autorise à chercher ailleurs le supplément
) ce qui leur manque. Les curés de campagne , qui ne peuvent
tint emprunter la voix d'autrui , ont le secours des livres '. On
fait exprès pour eux des homélies courtes, faciles , à la portée
!S plus grossiers , qu'ils peuvent débiter à leurs peuples de vive
»ix , ou au moins leur en faire la lecture. Saint Augustin ne
âmerait point cette pratique , lui qui croit qu'un pasteur * in-
pable de composer lui-même un bon discours peut le faire
mposer par un autre , et , après Tavoir appris , le prononcer
mme s'il en était l'auteur. C'est que, de quelque manière que
soit, il est d'une indispensable nécessité que les peuples soient
struits.
' M. l'abbé Lambert. criptum , memoricpque coromendent , at-
* a Sant qaidam , qui bene pronnn- que ad populum proférant : si eam per-
te possant , qukl aotem pronuntient sonam gerunt, non i m probe faciunt. »
\ogUare non possunt. Quod si ab aliis ( De Doctr, christ, lib 4 , n. 62. )
nant eloqaenter sapienterque cons-
84 TRAITE DES ETUDES.
TROISIÈME DEVOIR DU PRÉDICATEUR.
Toucher et émouvoir par la force du discours
ceux à qui il parle. .
Quoiqu*on doive fort estimer un discours qui joint à une
graude clarté de la grâce et de Téloquence , cependant il faut
avouer que ce qui produit les grands et les merveilleux effets de
1 éloquence n'est ni le genre simple et médiocre , ni le genre
orné et fleuri, mais le sublime et le pathétique. Parles deux pre-
miers Torateur vient à bout d'instruire et de plaire; et il peut se
contenter de ces deux effets quand il ne s'agit que de vérités spé-
culatives , qu'il suffît de croire , qui ne demandent que notre
consentement , et qui regardent plutôt l'esprit que le cœur, si
pourtant il y en a de telles dans la religion. Mais il n'en est pas
ainsi quand on propose des vérités de pratique , qui doivent être
mises en exécution. Que servirait en effet que l'auditeur fût
convaincu de ce qu'on lui dit, et qu'il applaudît à l'éloquence
de celui qui parle , s'il n'allait jusqu'à aimer, embrasser, prati-
quer les maximes qu'on lui prêche ? Si l'orateur n'arrive à ce
troisième degré, il demeure en chemin : il n'a dû songer à ins-
truire et à plaire que pour toucher. C'est en cela que saint Augus-
tin , après Cicéron , fait consister la pleine victoire de l'éloquence.
Tout discours qui laisse l'auditeur tranquille, qui ne le remue et
ne l'agite point, et qui ne va pas jusqu'<à le troubler, l'abattre,
le renverser, et vaincre son opiniâtre résistance, quelque beau
qu'il paraisse , n'est point un discours véritablement éloquent. Il
s'agit de lui inspirer de l'horreur de ses péchés et de la crainte
des jugements de Dieu ; de dissiper le charme séducteur qui
l'aveugle , et de le forcer d'ouvrir les yeux ; de lui faire haïr ctî
qu'il aimait, et aimer ce qu'il haïssait; de déraciner de son cœur
des passions vives , ardentes , enflammées , dont il n'est plus le
maître , et qui ont pris sur lui un empire absolu ; en un mot, de
Tenlever et de l'arracher à lui-même , à ses désirs , à ses joies ,
à tout ce qui fait sa vie et son bonheur.
Je sais qu'il n'y a que la grâce toute-puissante de Jésus-Christ
qui soit capable de toucher ainsi les cœurs , et d'y faire des
changements si merveilleux. Penser autrement, et attendre, en
TRAITE DES ETUDES. 85
quelque degré quecesoit, l'efficace de la parole, ou des grâces du
discours, ou de la solidité des raisons , ou de la force des mou-
veraents, ce serait « , selon le langage de saint Paul , anéantir la
croix de Jésus-Christ, et lui dérober l'honneur de la conver-
sion du monde, pour l'attribuer à la sagesse humaine. C'est
pour cela* que saint Augustin veut que l'orateur chrétien
compte beaucoup plus sur la prière que sur ses talents ; et qu'a-
vant que de parler aux hommes, il s'adresse à Dieu , qui peut
seul nous inspirer et ce qu'il faut dire, et la manière dont il le
faut dire. Mais^ comme on ne laisse pas d'employer les remèdes
naturels que prescrit la médecine , quoiqu'on sache que leur
effet dépend uniquement de Dieu , à qui il a plu d'y attacher la
guérison ordinaire des maladies « sans pourtant s'y astreindre
lui-même ; ainsi l'orateur chrétien peut et doit mettre en usage
tous les moyens, tous les secours que lui fournit la rhétorique,
mais sans y mettre sa confiance , et étant bien persuadé qu'en
vain il parlera aux oreilles, si Dieu ne parle aux cœurs.
Or c'est le style sublime et pathétique, ce sont les grandes et
vives figures , les passions fortes et véhémentes , qui emportent
le consentement et entraînent les cœurs. L'instruction , les rai-
sons 4, ont éclairé et convaincu l'esprit. Les grâces du discours
l'ont gagné , et par leur plaisir flatteur ont préparé la voie pour
arriver au cœur. Il s'agit d'y entrer et de s'en rendre le maître :
c'est ce qui est réservé à la grande et forte éloquence. On peut
voir ce qui en a été dit ci-devant dans l'article qui regarde le su-
blinrie. Je me contenterai de rapporter ici quelques extraits des
> M Misit me Cbristns evangelizare , et tamen adhibentur. . . ita et adja-
Bon in sapientia verbi , at non evacuetur inenta doctrinae tune prosunt animae ad •
crnx Christi. » ( I Cor. I , 17.) hibita per hominem, quam Deus ope-
3 a Noster iste eloquens. . . bsec ae ratur ut pro.sin^, qui potuit Ëvaugeliiim
posse pietate magis orationom, quam dare homini etiam non ab hominibus,
oratomm facultate, non dubitet, at ,neque per hominem. » (S. August. de
orando pro se, ac pro illis quos est al- Doctr, christ, lib. 4, cap. 15 et IG. )
locataras, sit orator, antequamdictor... '< « Oportet igitur eloquentem école-
VA quis facit ut qnod oportet , et quem- siasticum , quando suadet aliquid quod
admodam oportet , dicatar a nobis , nisi agendum est, non solum docere ut ins*
in eujus manu sunt et nos et sermones truat , et delectare ut teneat , veram
nostri?. . . » etiam flectere utvincat. Ipse quippe jam
^ « Sicateoim corporis medicamenta, remanet ad consensionem flectendus elo-
qatehominibosabhominibus adhibentur, quentiae granditate, in quo id non egit
nonnisi eis prosunt , quibus Deus ope- usque ad ejus confessionem demonstrata
ratur salutero, qui et sine illis mederi veritas, adjuncta etiam sna^itate diclio-
potest, quam sine ipso illa non possint, nis. » ( Ibid. cap. 13. )
86 TRAITÉ DBS ÉTUDES.
Pères , qui seront plus instructifs que toutes les réflexions que
je pourrais faire sur ce sujet.
Extrait de saint Augustin.
Ce grand saint mit en usage les préceptes de cette éloquence
victorieuse^ dans une occasion importante dont il nous a lui-
même conservé rinstoire <. Ce fut à Hippone, dans le temps
qu'il n'était encore que prêtre , et que Tévêque Valère le disait
parler à sa place. La fête de saint Léonce , évêque d'Hippone ,
étant proche , le peuple murmurait de ce qu'on voulait Tempêcher
de la célébrer avec les réjouissances ordinaires , c'est-à-dire de
faire dans l'église des festins qui dégénéraient en ivrogneries et
en débauches. Saint Augustin , sachant le murmure du peuple ,
commença dès le mercredi, veille de TAscension, à lui parler
sur ce sujet à Toccasion de Tévangile du jour, où Ton avait lu
ce passage : Ne donnez pas les choses saintes aux chiens , et
ne jetez pas vos perles devant les pourceaux *.
Comme ce premier discours avait eu peu d'auditeurs , et dans
ce petit nombre beaucoup de contradicteurs , il parla encore du
même sujet le jour suivant, fête de l'Ascension, dans une nom*
breuse assemblée où l'on avait lu l'évangile des marchands chas-
sés du temple. Il le relut lui-même, et montra combien Jésus-
Christ aurait eu plus de zèle pour bannir du temple des festins
dissolus, qu'un commerce innocent par lui-même. Il lut encore
divers endroits de l'Écriture contre l'ivrognerie. Il accompagna
ce discours de ses gémissements, et de toutes les marques de la
vive douleur que lui causait sa charité; et, après l'avoir inter-*
rompu par quelques prières qu'il fit faire, il recommença à par-*
1er avec toute la véhémence dont il était capable , leur représen-
tant le péril commun des peuples et des prêtres , qui doivent
rendre compte de leurs âmes au chef des pasteurs. « Je vous
» conjure, leur dit-il, par ses humiliations, ses souffrances, sa
« couronne d'épines , sa croix et son sang : ayez du moins pitié
(( de nous; et considérez la charité^u vénérable Valère, qui , par
(1 tendresse pour vous, m'a chargé du redoutable ministère de
» vous annoncer la parole de la vérité. Il vous a témoigné plu*
' a. August epist. 29, ad Alypium. ^ Mnttli. 7, G.
TRAITE DES ETUDFS. 87
« sieurs fuis la joie qu'il avait de ce que fêtais venu ici; mais
« c'était dans la vue que je serais le ministre de votre salut, et
« noD le témoin de votre perte et de votre damnation. » Saint
Augustin ajouta qu'il espérait que ce malheur n'arriverait pas,
et que s'ils ne cédaient point à l'autorité de la parole divine
qu'il leur avait annoncée , ils céderaient aux châtiments dont il
ne pouvait douter que Dieu ne les punît en ce monde, pour ne
pas les damner en l'autre. Il dit cela d'une manière si touchante,
qu'il tira les larmes des yeux de ses auditeurs , et ne put retenir
les siennes. « Ce ne fut point , dit-il , en pleurant sur eux que
« je les fis pleurer; mais, pendant que je parlais, leurs larmes
« prévinrent les miennes. J'avoue que je ne pus point alors me
« retenir. Après que nous eûmes pleuré ensemble , je commençai
« à espérer fortement leur correction. »
Le lendemain, qui était le jour du festin *, il apprit que quel-
ques-uns murmuraient encore, et disaient : « De quois'avise-t-on
« maintenant.^ Ceux qui ont souffert jusqu'ici cette coutume
« n'étaient-ils pas chrétiens ? » Saint Augustin , ne sachant quel
ressort faire jouer pour les ébranler >, se trouva fort embarrassé.
Il avait pris la résolution de lire à ces obstinés l'endroit du pro-
phète Ézéchiel ^, où il est dit que la sentinelle est déchargée
quand elle a annoncé le péril ; et ensuite, de secouer ses vêtements
sur le peuple , et de se retirer chez lui. Mais Dieu lui épargna
cette douleur, et les murmurateurs ne purent résister plus long-
temps à une charité si vive et si éloquente.
La solidité et l'agrément du discours servirent sans doute à
préparer ce changement et à ébranler les esprits. Mais ce qui
terrassa pour ainsi dire les murmurateurs , et ce qui procura à
saint Augustin une pleine victoire, fut le sublime et le pathéti-
que mêlé à ces manières douces et tendres dont nous avons parlé
ailleurs . Les deux autres parties peuvent exciter des acclama-
tions 4 : le sublime , le pathétique accablent comme par leur
> « Qaam illuxisset dies, coi solebant vehementias acclametiir, ideo granditer
fauces ventresqae se parare. » putandas est dicere ; boc enim etacumina
' « Qao audito ; qoas majores corn- submissi generis , et ornamenta faciant
movendi eos machinas prœpararem , om- temperati. Grande autem genus plerum-
nino nesciebam. » que pondère sao voces premit, sed la-
•^ Krech. 33, 9. crymas exprimit. » (S. AuotsT. de Doctr.
^ « Non sane, si dicenti crebrius et vhr. lib. 4 , cap. 24. )
88 TKAITÉ DES ETUDES.
poids, et, au lieu d'applaudissements, arrachent des pleurs.
Extrait de saint Cyprien,
I/exlrait que je donne ici est tiré de la belle lettre de ce grand
évéque au pape Corneille, au sujet de ceux qui, étant tombés
pendant la persécution, demandaient avec fierté d'être rétablis
dans Tusage des sacrements sans avoir fait une pénitence conve-
nable , et employaient même pour cela les menaces.
« Si ces pécheurs, dit saint Cyprien , veulent être reçus dans
rÉglise, voyons quel sentiment ils ont de la satisfaction qu'ils
doivent faire , et quels fruits de pénitence ils apportent. L'f^lise
n'est ici fermée à personne : l'évêque ne rejette personne. Nous
sommes prêts à recevoir avec patience , avec indulgence et avec
douceur tous ceux qui se présentent à nous. Je désire que tous
retournent à l'Église . Je désire que tous ceux qui combattaient
avec nous se rallient sous les enseignes de Jésus-Christ, et re-
viennent dans son camp céleste et dans la maison de Dieu son
père. Je me relâche dans tout ce que je puis. Je dissimule beau-
coup de choses, dans Fardent désir que j'ai de réunir nos frères
avec nous. Je n examine pas même , avec toute la sévérité que
la piété et la religion chrétienne demanderaient, les offenses
qu'on a commises contre Dieu; et je pèche peut-être moi-même,
en remettant trop facilement les péchés des autres. J'embrasse
avec l'ardeur et avec la tendresse d'une entière charité ceux
qui retournent avec des sentiments de pénitence , ceux qui con-
fessent leurs péchés, et en font satisfaction avec humilité et
simplicité de cœur. Que s'il y en a qui croient pouvoir rentrer
dans l'Église par les menaces et non par les prières, et qui son-
gent à en forcer les portes par la terreur et non pas à se les ou-
vrir par la satisfaction et par les larmes, qu'ils sachent que l'É-
glise demeure toujours fermée à des personnes de cette sorte,
et que le camp invincible de Jésus-Christ , fortifié par la toute-
puissance de Dieu , qui en est le protecteur, ne se force point par
l'insolence des hommes. Le prêtre du Seigneur, qui suit la règle
de l'Évangile et qui garde les préceptes de Jésus-Christ, peut
êlretué, mais il ne peut être vaincu. Sacerdos Dei, Knanfjielium
TRAITE DES ETUDES, 89
tenens, et Christi prœcepta cusfodiensy occidi pofest , non
potesf Vinci, »
Il me semble que cet extrait, qui ne ressent pas moins la dou-
ceur paternelle d'un saint évéque que le courage invincible
d*un grand mart3nr, peut être proposé comme un^modèle parfait
de la plus forte et de la plus sublime éloquence, qui ne le cède eu
rien à celle de Démosthène.
Extraits de saine Jean Chrysostome , contre les serments.
Saint Chrysostome , dans ses homélies au peuple d'Antioche ,
parle souvent avec beaucoup de force contre ceux qui , pour des
intérêts temporels , obligeaient leurs frères à prêter serment sur
Tautel , et par là souvent leur donnaient lieu de se parjurer.
« Que faites-vous, malheureux? dit-il ' : vous exigez un ser-
ment sur la sainte table , et vous immolez cruellement votre
frère sur le même autel où repose Jésus-Christ , qui s'est immolé
pour vous ! Les voleurs commettent des meurtres , mais c'est en
secret : et vous, en présence de l'Église , notre mère commune,
vens forgez un de ses enfants! Pire en cela que Caïn : car en-
fin il cacha son crime dans le désert, et ne ravit à son frère
qu'une vie de peu de durée; et vous, au milieu du temple, et
sous les yeux de Dieu , vous causez à votre prochain une mort
éternelle ! Est-ce donc pour jurer que la maison du Seigneur est
établie, et non pour prier? L'autel sacré est-il destiné à donner
oocasion aux crimes , et non à les expier? Si tout autre sentiment
de religion est étouffé en vous , respectez au moins le livre sa-
cré que vous présentez à votre frère pour jurer. Ouvrez le saint
Évangile , sur lequel vous êtes prêts à lui faire prêter serment ,
et , écoutant ce qu'y dit Jésus-Christ sur les jurements , tremblez ,
et retirez- vous. Et qu'y dit Jésus-Christ ?Ila été dit aux anciens :
yous ne vous parjurerez point.,. Et moi je vous dis que vous
ne juriez en aucune sorte *. Quoi! vous faites jurer sur ce même
livre qui vous interdit les jurements ? O impiété! ô étrange sa-
crilège ! C'est comme si l'on prenait pour complice d'un meurtre
le législateur même qui le condamne.
* Uoœil. XV, ad popul. Autîocli. ^ Matth. 5,3â;5i
8.
90 TRAITÉ DES ÉTUDKS.
« Je répands nioins de larmes quand j'appreuds que quelqu'un
a été assassiné dans le grand chemin, que lorsque je vois un
homme approcher de Tautel , porter sa main sur le saint livre
des Évangiles, et prononcer à haute voix le serment. Car pour
lors je ne puis^m'empécher de pâlir, de trembler, de frissonner,
autant pour celui qui exige le serment que pour celui qui le
prête. Misérable ! pour t'assurer quelque somme d*argent , dou-
teuse , tu perds ton âme ! Le gain que tu fais peut-il entrer en
comparaison avec la perte de ton frère et la tienne? Si tu sais que
celui dont tu exiges le serment est homme de bien, pourquoi
ne te pas contenter de sa parole? et s'il ne l'est pas, pourquoi
le forces-tu à faire un parjure?
« Mais sans cela , dites- vous , votre preuve était imparfaite,
et l'on ne vous croyait point. Hé ! que vous importe ? C'est en
craignant d'exiger le serment que vous paraîtrez véritablement
digne de foi, et que vous vous mettrez Tesprit en repos. Car enfin,
quand vous êtes de retour chez vous , votre conscience ne vous
fait-elle point de reproches? Ne dites-vous point en vous-même :
Ai-je eu raison de lui faire prêter serment? n'a-t-il point fsdt un
parjure? n'ai-je point donné lieu à un crime si horrible? Au con-
traire, quelle consolation n'est-ce point pour vous quand , de
retour dans votre maison , vous pouvez dire : Dieu soit béni ! je
me suis retenu , j'ai épargné à mon frère l'occasion d'un crime ,
et lui ai peut-être sauvé un faux serment. Que tout lor, que tou-
tes les richesses de la terre périssent, plutôt que de m'obliger à
enfreindre la loi , et à forcer les autres de la violer ! »
Dans l'homélie précédente*, saint Chrysostome, après avoir
raconté aux auditeurs comment le saint précurseur avait été
mis à mort à c^use du serment d'Hérode , les exhorte à conser-
ver la mémoire d'un si tragique événement , et à profiter d'un
si terrible exemple; et il emploie pour cela les figures les plus
vives et les plus sublimes.
« Je vous dis hier d'emporter chacun en votre maison la tête
de Jean-Baptiste encore toute sanglante , et de vous représenter
^es yeux animés d*un saint zèle contre les serments, et sa voix qui,
s'élevant encore contre cette habitude criminelle , semble vous
' llomil XIV.
TBA.ITB DES ETUDES. 91
dire : Fuyez et détestez le jurement , qui a été mon meurtrier,
et qui est la cause des plus grands crimes. En effet, continue
saint Chrysostome , ce que ni la généreuse liberté du saint précur-
seur, ni la violente colère du roi, qui se voyait repris publiquement,
n'avaient pu faire, la crainte mal entendue du parjure le ût, et la
mort de Jean-Baptiste fut Feffet et la suite du jurement. Je vous
répète encore aujourd'hui la même chose : envisagez toujours
cette tête sacrée, qui fait de continuels reproches aux blasphéma-
teurs : et cette seule pensée sera comme un frein salutaire qui
arrêtera votre langue , et la détournera du blasphème. »
Extrait du discours de saint Chrysostome sur la disgrâce
d'Eutrope.
Eutrope était un favori tout- puissant auprès de l'empereur
Arcade , et qui gouvernait absolument l'esprit de son maître. Ce
prince, aussi faible à soutenir ses ministres qu'imprudent à les
élever, se vit obligé malgré lui d'abandonner son favori. En un
moment Eutrope tomba du comble de la grandeur dans l'extré-
mité de la misère. H ne trouva de ressource que dans la pieuse
générosité de saint Jean Chrysostome, qu'il avait souvent mal-
traité, et dans l'asile sacré des autels , qu'il s'était efforcé d'abo-
lir par diverses lois, et où il se réfugia dans son malheur. Le
lendemain , jour destiné à la célébration des saints mystères , le
peuple accourut en foule à l'église , pour y voir dans Eutrope
une image éclatante de la faiblesse des hommes et du néant des
grandeurs humaines. Le saint évéque parla sur ce sujet d'une
manière si vive et si touchante , qu'il changea la haine et l'aver-
sion qu'on avait pour Eutrope en compassion , et Gt fondre en
larmes tout son auditoire. Il faut se souvenir que le caractère de
saint Chrysostome était de parler aux grands et aux puissants ,
même dans le temps de leur plus grande prospérité, avec une
force et une liberté vraiment épiscopales.
« Si l'on a dû jamais s'écrier, Fanité des xmnilésy et tout
n'est que vanité " , certainement c'est dans la conjoncture pré-
sente. Où est maintenant cet éclat des plus hautes dignités? où
' Kccles. 1,2.
92 TRAITE DES ETUDES.
sont ces marques d'honneur et de distinction? Qu*est devenu cet
appareil des festins et des jours de réjouissance? Où se sont ter-
minées ces acclamations si fréquentes et ces flatteries si outrées
de tout un peuple assemblé dans le cirque, pour assister au
spectacle? Un seul coup de vent a dépouillé cet arbre superbe
de toutes ses feuilles , et , après l'avoir ébranlé jusque dans ses
racines , Ta arraché en un moment de la terre. Où sont ces faux
amis, ces vils adulateurs, ces parasites si empressés à faire leur
cour, et à témoigner par leurs actions et leurs paroles un servik
dévouement? Tout cela a disparu et s'est évanoui comme un
songe , comme une fleur, comme une ombre. Nous ne pouvons
donc trop répéter cette sentence du Saint-Esprit : Vanité des
vanités^ et tout n'est que vanité. Elle devrait être écrite en
caractères éclatants dans toutes les places publiques , aux portes
des maisons , dans toutes nos chambres : mais elle devrait en-
core bien plus être gravée dans nos cœurs , et faire le continuel
sujet de nos entretiens.
« N'avais-je pas raison , dit saint Chrysostome en s'adres-
sant à Eutrope, de vous représenter l'inconstance et la fragilité
de vos richesses? Vous connaissez maintenant, par votre expé-
rience , que , comme des esclaves fugitifs , elles vous ont aban-
donné , et qu'elles sont même en quelque sorte devenues per-
fides et homicides à votre égard , puisqu'elles sont la prindpalë
cause de votre désastre. Je vous répétais souvent que vous deviez
faire plus de cas de mes reproches , quelque amers qu'ils vous
parussent, que de ces fades louanges dont vos flatteurs ne
cessaient de vous accabler, parce que les blessures que fait
celui qui aime valent mieux que les baisers trompeurs de
celui qui hait '. Avais-je tort de vous parler ainsi? Que sont de-
venus tous ces courtisans ? Ils se sont retirés ; ils ont renoncé à
votre amitié; ils ne songent qu'à leur sûreté, à leurs intérêts,
aux dépens même des vôtres. Il n'en est pas ainsi de nous. Nous
avons souffert vos emportements dans votre élévation ; et dans
votre chute nous vous soutenons de tout notre pouvoir L'Église ,
à qui vous avez fait la guerre, ouvre son sein pour vous recevoir ;
et les théâtres , objet éternel de vos complaisances , qui nous ont
» I»rov. 27 , <5
TBAITK DES ÉTUDES. 93
si souvent attiré votre indignatioD , vous ont abandonné et trahi.
« Je ne parle pas ainsi pour insulter au malheur de celui qui
est tombé , Jii pour rouvrir et aigrir des plaies encore toutes
sanglantes , mais pour soutenir ceux qui sont debout , et leur
&ire éviter de pareils maux. lEX le moyen de les éviter , c*est de
se bien convaincre delà fragilité et de la vanité des grandeurs hu-
maines. De les appeler une fleur , une herbe , une fumée , un
songe , ce n'est pas encore en dire assez , puisqu'elles sont au-
dessous même du néant. Nous en avons une preuve bien sensible
devant les yeux. Qui jamais est parvenu à une plus haute élé-
vation? N'avait-il pas des biens immenses? lui manquait-il
quelque dignité ? n'était-il pas craint et redouté de tout l'empire ?
Et maintenant, plus abandonné et plus tremblant que les derniers
des malheureux , que les plus vils esclaves , que les prisonniers
enfermés dans de noirs cachots , n'ayant devant les yeux que
lés épées préparées contre lui, que les tourments et les bour-
reaux , privé de la lumière du jour au milieu du jour même , il
attend à chaque moment la mort , et ne la perd point de vue.
« Vous fûtes témoins , hier , quand on vint du palais pour le
tirer d'ici par force , comment il courut aux vases sacrés , trem-
blant de tout le corps, le visage pâle et défait , faisant à peine en-
tendre une faible voix entrecoupée de sanglots, et plus mort que
vif. Je le répète encore , ce n'est point pour insulter à sa chute
que Je dis tout ceci , mais pour vous attendrir sur ses maux , et
pour vous inspirer des sentiments de clémence et de compassion
à son égard.
R Mais, disent quelques personnes dures et impitoyables , qui
même nous savent mauvais gré de lui avoir ouvert l'asile de
l'église , n'est-ce pas cet homme-là qui en a été le plus cruel en-
nemi , et qui a fermé cet asile sacré par diverses lois ? Cela est
vrai, répond saint Chrysostome; et ce doit être pour nous un
motif bien pressant de glorifier Dieu de ce qu'il oblige un en-
nemi si formidable de venir rendre lui-même hommage et
à la puissance de l'Église et à sa clémence : à sa puissance,
puisque c'est la guerre qu'il lui a faite qui lui a attiré sa disgrâce;
à sa clémence, puisque, malgré tous les maux qu'elle en a re-
çus , oubliant tout le passé, elle lui ouvre sou sein, elle le cache
94 TRAITE DES ÉTUDES.
SOUS ses ailes , elle le couvre de sa protection comme d'un 1h)u-
clier, et^le reçoit dans Tasile sacré des autels que lui-même
avait plusieurs fois entrepris d'abolir. Il n*y a point de victoires,
point de trophées , qui pussent faire tant d'honneur à TÉglise.
Une telle générosité , dont elle seule est capable , couvre de honte
et les Juifs et les inûdèles. Accorder hautement sa protection à un
ennemi déclaré , tombé dans la disgrâce , abandonné de tous , de-
venu Tobjet du mépris et de la haine publique ; montrer à soa
égard une tendresse plus que maternelle ; s'opposer en mêine
temps et à la colère du prince et à l'aveugle fureur du peuple,
voilà ce qui fait la gloire de notre sainte religion.
« Vous dites avec indignation qu'il a fermé cet asile par di-
verses lois. O homme ! qui que vous soyez , vous est-il donc per-
mis de vous souvenir des injures qu'on vous a faites ? Ne sommes-
nous pas les serviteurs d'un Dieu crucifié , qui dit en expirant :
Mon père, pardonnez-leur , car ils ne savent ce qu^ ils font »?
£t cet homme , prosterné au pied de l'autel , et exposé en spee-
tacle à tout l'univers, ne vient-il pas lui-même abroger ses lois et
en reconnaître l'injustice? Quel honneur pour cet autel ! et com-
bien est-il devenu terrible et respectable , depuis qu'à nos yeux
il tient ce lion enchaîné! C'est ainsi que ce qui rehausse Téclat
de l'image d'un prince n'est pas qu'il soit assis sur un trône, re-
vêtu de pourpre et ceint du diadème, mais qu'il foule aux pieds
les barbares vaincus et captife...
« Je vois dans notre temple une assemblée aussi nombreuse
qu'à la grande fête de Pâques. Quelle leçon pour tous , que le
spectacle qui vous occupe maintenant ! et combien le silence
même de cet homme, réduit en l'état où vous le voyez , est-il plus
éloquent que tous nos discours ! Le riche en entrant ici n'a qu'à
ouvrir les yeux pour reconnaître la vérité de cette parole : TouU
chair n^est que de l'herbe, et toute sa gloire est comme la fleur
des champs, L* herbe s'est séchée , et la fleur est tombée, parée
que le Seigneur l'a frappée de son souffle^. Et le pauvre apprend
ici à juger de son état tout autrement qu'il ne fait, et, loin de se
plaindre, à savoir même bon gré à sa pauvreté, qui lui tient lieu
d'asile , de port, de citadelle, en le mettant en repos et en sûreté,
' Luc. 23, 34. ' Isni.40, H.
\
I
I
I
TAALTB DES ETUDES. 06
et le délivrant des craintes et des alarmes dont il voit que les ri-
chesses sont la cause et Torigine. »
Le but qu'avait saint Chrysostome en tenant tout ce discours
n'était pas seulement d'instruire son peuple, mais de l'attendrir
|iar le récit des maux dont il lui faisait une peinture si vive.
Aussi eut-il la consolation , comme je l'ai déjà dit , de faire fondre
eu larofies tout son auditoire , quelque aversion qu'on eût pour
Eutrope, qu'on regardait avec raison comme Fauteur de tous les
maux publics et particuliers. Quand il s'en aperçut, il continua
ainsi :
« Ai-je calmé vos esprits ? ai-je chassé la colère? ai-je éteint
l'inhumanité? ai-je excité la compassion? Oui, sans doute; et
l'état où je vous vois , et ces larmes qui coulent de vos yeux , en
sont de bons garants. Puisque vos cœurs sont attend ris , etqu'une
ardente charité en a fondu la glace et amolli la dureté, allons
donc tous ensemble nous jeter aux pieds de l'empereur : ou
plutôt prions le Dieu de miséricorde de l'adoucir, en sorte qu'il
nous accorde la grâce entière. *
Ce discours eut son effet , et saint Chrysostome sauva la vie à
Eutrope, Mais quelques jours après, ayant eu l'imprudence de
sortir de l'église pour se sauver , il fut pris et banni en Cypre ,
11*011 on le tira dans la suite pour lui faire son procès à Calcédoine,
et il y fut décapité.
Extrait tiré du premier livre du Sacerdoce.
Saint Chrysostome avait un ami intime, nommé Basile , qui
lui avait persuadé de quitter la maison de sa mère pour mener
ûvec lui une vie solitaire et retirée. « Dès que cette mère désolée
eut appris cette nouvelle , elle me prit par la main , dit saint
Chrysostome, me mena dans sa chambre ; et m'ayant fait asseoir
auprès d'elle sur le même lit où elle m'avait mis au monde, elle
commença à pleurer , et a me parler en des termes qui me don-
uèrent encore plus de pitié que ses larmes.
« Mon fils f me dit-elle , Dieu n'a pas voulu que je jouisse
longtemps de la vertu de votre père. Sa mort, qui suivit de près
1p.s douleurs que j'avais endurées pour vous mettre nu monde,
u)us rendit orphelin , et me laissa veuve plus tôt qu'il n'eût été
96 TRAITÉ DES ÉTUDES.
Utile à Tun et à Tautre. J'ai souffert toutes les peines et toutes
les Incommodités du veuvage , lesquelles certes ne peuvent être
comprises par les personnes qui ne les ont point éprouvées. II
n'y a point de discours qui puisse représenter le trouble et l'o-
rage où se voit une jeune femme qui ne vient que de sortir de
la maison de son père, qui ne sait point les affaires, et qui, étant
plongée dans Taffllction , doit prendre de nouveaux soins dont la
faiblesse de son âge et celle de son sexe sont peu capables. H
faut qu'elle supplée à la négligence de ses serviteurs, et se garde
de leur malice ; qu'elle se défende des mauvais desseins de ses
proches ; qu'elle souffre constamment les injures des partisans,
et l'insolence et la barbarie qu'ils exercent dans la levée des
impôts.
<i Quand un père en mourant laisse des enfants , si c'est une
fille, je sais que c'est beaucoup de peine et de soin pour une
veuve : ce soin néanmoins est supportable en ce qu'il n*y est pas
mêlé de crainte ni de dépense. Mais si c'est un fils, l'éducation
en est bien plus difGcile, et c'est un sujet continuel d'appréhen*
sions et de soins, sans parler de ce qu'il coûte pour le faire bien
instruire. Tous ces maux pourtant ne m'ont point portée à me
remarier. Je suis demeurée ferme parmi ces orages et ces tem-
pêtes ; et , me confiant surtout en la grâce de Dieu , je me suis
résolue de souffrir tous ces troubles que le veuvage apporte
avec soi.
" Mais ma seule consolation dans ces misères a été de vous
voir sans cesse , et de contempler dans votre visage l'image vi-
vante et le portrait fidèle de mou mari mort; consolation qui
a commencé dès votre enfance, lorsque vous ne saviez pas encore
parler, qui est le temps où les pères et les mères reçoivent plus
de plaisir de leurs enfants.
« Je ne vous ai point aussi donné sujet de me dire qu'à la
vérité j'ai soutenu avec courage les maux de ma condition pré-
sente , mais aussi que j'ai diminué le bien de votre père pour
me tirer de ces incommodités^ qui est un malheur que je sais
arriver souvent aux pupilles ; car je vous ai conservé tout ce qu'il
vous a laissé, quoique je n'aie rien épargné de tout ce qui vous
a été nécessaire pour votre éducation. J'ai prisées dépenses sur
TBAITE DES ETUDES. 97
mon bien, et sur ce que j*ai eu de mon père en niariage. Ce que
je ne vous dis point , mon fils , dans la vue de vous reprocher les
obligations que vous m'avez. Pour tout cela je ne vous demande
qu'une grâce , ne me rendez pas veuve une seconde fois. Ne rou*
vrez pas une plaie qui commençait à se fermer. Attendez au
moins le jour de ma mort; peut-être n'est-il pas éloigné. Ceux qui
sont jeunes peuvent espérer de vieillir ; mais à mon âge je n'ai
plus que la mort à attendre. Quand vous m'aurez ensevelie dans
le tombeau de votre père , et que vous aurez réuni mes os à ses
cendres , entreprenez alors d'aussi longs voyages , et naviguez
sur telle mer que vous voudrez , personne ne.vous en empêchera ;
mais , pendant que je respire encore , supportez ma présence ,
et ne vous ennuyez point de vivre avec moi ; n'attirez pas sur vous
l'indignation de Dieu , en causant une douleur si sensible a une
mère qui ne l'a point méritée. Si je songe à vous engager dans
les soins du monde , et que je veuille vous obliger de prendre la
conduite de mes affaires, qui sont les vôtres, n'ayez plus d'égard,
j'y consens , ni aux lois de la nature, ni aux peines que j'ai es-
suyées pour vous élever, ni au respect que vous devez à une mère,
ni à aucun autre motif pareil; fuyez- moi conime l'ennemie de
votre repos, et comme une personne qui vous tend des pièges
dangereux : mais si je fais tout ce qui dépend de moi afin que
vous puissiez vivre dans une parfaite tranquillité , que cette con-
sidération pour le moins vous retienne , si toutes les autres sont
Inutiles. Quelque grand nombre d'amis que vous ayez, nul ne
vous laissera vivre avec autant de liberté que je fais. Aussi n'y
en a-t-il point qui ait la même passion que moi pour votre avan-
cement et pour votre bien. «
Saint Chrysostome ne put résister à un discours si touchant ;
et, quelque sollicitation que Basile son ami continuât toujours à
lui faire , il ne put se résoudre à quitter une mère si pleine de
tendresse pour lui et si digne d'être aimée .
L'antiquité païenne peut-elle nous fournir un discours plus
beau , plus vif, plus tendre, plus éloquent que celui-ci , mais de
cette éloquence simple et naturelle qui passe infiniment tout ce
que l'art le plus étudié pourrait avoir de plus brillant.' Y a-t-il
dans tout ce discours aucune pensée recherchée, aucun tour
U8 THAITÉ DES ETUDES.
extraordinaire ou affecté? Ne voit-on pas que tout y coule de
source, et que c'est la nature même qui Ta dicté? Mais ce que
j'admire le plus , c'est la retenue inconcevable d'une mère affli-
gée à Texcès et pénétrée de douleur , à qui , dans un état si vio-
lent, il n'échappe pas un seul mot ni d'emportement, ni même
de plainte , contre l'auteur de ses peines et de ses alarmes , soit
par respect pour la vertu de Basile , soit par la crainte d'irriter
son fils , qu'elle ne songeait qu'à gagner et à attendrir.
ARTICLE II.
Du fonds de science nécessaire à l'orateur chrétien.
Ce que j'ai dit jusqu'ici ne regarde encore que le style et la
manière de parler dont l'orateur chrétien doit se servir ; ce que
saint Augustin appelle eloquenter dicere. Il me reste à traiter de
ce qui fait la science indispensablement nécessaire à un prédica-
teur ; ce que le même saint appelle sapienter dicere.
Sans ce fonds de science , un prédicateur ' , quelque éloquent
qu'il parût , ne serait qu'un déclamateur, d'autant plus dange-
reux pour ses auditeurs qu'il leur serait plus agréable, et qu'en
les éblouissant par ce faux éclat, il les accoutumerait à prendre
un vain son de paroles pour la vérité, qui seule est la nourriture
solide de l'esprit. On sait, dit saint Augustin, combien les païens
même, qui n'étaient point éclairés des lumières de la sagesse
divine , mais guidés par la seule raison et par le bon sens , ont té-
moigné de mépris pour cette fausse éloquence : que devons-nous
donc en penser, nous qui sommes les enfants et les ministres de
cette même sagesse ?
Il n'est que trop ordinaire à plusieurs de ceux qui se préparent
à la prédication, d'être plus occupés du soin d'embellir leurs dis-
cours, que de celui de les remplir de vérités solides. Cependant
c'est un principe de rhétorique, établi par tous ceux qui ont écrit
de cet art, que l'unique moyen de bien parler est de bien penser;
' '( Qui afflnit insipienli eloquentia, serte dicere audit, etiam vere dicere
(nnto magis cavendus est, quanto magis existimat. m ( S. Ano de Doetr. christ.
nh eo in ils, qufle audire inutile est , de- )ib 4,cnp. 5. )
Jectatur auditur, et eiun , quouiam di
TRAITÉ DES ÉTUDES. 99
ot pour bien penser il faut être instruit, posséder bien son sujet,
avoir Tesprit orné de beaucoup de connaissances.
Scribendi recte, sapera est et principium et fons '.
' Cétait dans la philosophie , et surtout dans celle de Platon ,
que les anciens croyaient qu'on pouvait puiser ce fonds de con-
naissances seules capables de former un bon orateur :
Rem tibi socraticae poteranfc ostendere charte.
De là vient que Cicéron en recommande l'étude avec tant de
soin ; et il avoue >, comme je l'ai déjà remarqué ailleurs, que s'il
a acquis quelque éloquence, il en est moins redevable à la rhé-
torique qu'à la philosophie.
Les orateurs chrétiens ont des sources infiniment plus pures
et plus abondantes, où ils doivent puiser ce fonds de science. Ces
sources sont l'Écriture et les Pères. Quelles richesses n'y trouve-
t-on point ! et combien serait-on condamnable de négliger un si
précieux trésor! Quiconque sera bien versé dans cette lecture ne
sera pas après cela beaucoup embarrassé de l'élocution. Les pen-
sées solides et les grandes vérités dont il sera plein entraîneront
après elles des expressions qui y répondent ; et il ne faut pas
craindre que les paroles manquent à un tel orateur:
Vcrbaqiie provisam rem non invita sequentur.
§ L Z?e C étude de r Écriture sainte.
C'est la lecture des livres saints qui doit faire l'étude capitale
d'un prédicateur ; et saint Augustin avance , comme un principe
incontestable, que l'orateur chrétien est plus ou moins en état
de parler solidement, selon qu'il est plus ou moins versé dans les
saintes Écritures : Sapienter dicithomo tanto magis vel minus ^
qvanto in Scripturis sanctis magis minusve profecit ^.
Toute la religion, toute la science de l'homme, pour la vie pré-
sente aussi bien que pour l'autre, consiste à connaître le seul
' Horat. de Arte poet. rhetorum officiais , sed ex Academiie
^ u Fateor me oratorem , si modo spatiis exstitisse. » ( f >/'a/. n. 12.)
stm , aut etiam quicumque sim , non ex ^ De Doct. ch. lili. 1 , c. 5
100 TBAITB DES ETUDES.
Dieu véritable, et Jésus-Christ qu'il a envoyé : Hxc est vita
xferna, ut eognoscant te solum Deum verum , et quem misisti
Jesum Chrisfum^. Que peut -il manquer a un homme qui a cette
double connaissance ? et dans quelle autre source peut-'Clle être
puisée que dans les saintes Écritures ? « Qui a connu les desseins
« de Dieu , ou qui est entré dans le secret de ses conseils* ? Qui a
« pénétré la profondeur des trésors de sa sagesse et de sa science ^?
" Qui peut se vanter d'être rempli de toutes les richesses d'une
'i intelligence ferme et assurée pour connaître le mystère de Dieu
« le Père et de Jésus-Christ <? Il n'y a que ceux à qui Dieu a bien
« voulu faire connaître quelles sont les richesses de la gloire de
« ce double mystère , c'est-à-dire les évangélistes et les apôtres ,
« qui puissent dire : Nous avons reçu l'esprit de Dieu ^ ; nous
« connaissons les sentiments et les pensées de Jésus-Christ.
« On sait que ce don a été accordé à saint Paul dans un degré
A éminent^. Il fait profession de ne savoir autre chose que Jésus-
ce Christ, et Jésus-Christ crucifié'... Tout le reste lui semble
« une perte au prix de cette haute et sublime connaissance. Il
« déclare en plus d'un endroit que sa vocation^ est d'annoncer
« et de découvrir à tous les hommes les richesses incompréhen-
R sibles du mystère de Jésus-Christ, dont il a reçu une intel-
« ligence particulière 9, et de les éclairer en leur découvrant
« combien est admirable l'économie de ce mystère caché avant
« tous les siècles en Dieu. »
Qu'est-ce qu'un prédicateur de l'Évangile , à proprement par-
ler? sinon un député et un ambassadeur que Dieu envoie vers
les hommes pour leur parler de sa part, pour leur expliquer ses
intentions , pour leur exposer les conditions du traité qu'il veut
bien faire avec eux , et de la paix qu'il veut bien leur accorder ;
selon cette majestueuse parole de saint Paul : Pro Christo lega-
tlonefungimur^'*. Op^ de qui un ambassadeur doit-il tirer ses
instructions ? de qui doit-il recevoir les paroles qu'il est chargé de
' Joann. 17, 3. ♦• I Cor. 2,2
' nom. Il, 34 et 35. ' Philip. 3 , 8.
3 Coloss. 2,2. " Coloss. 4, 3 et 4.
« Ibid. 1 , 27. ' Kphes. 3 , 4 , 8 et 9
5 I Cor. 2, 12 et 16. »" 2 Cor. 5, 20.
TRAITÉ DES ETUDES. iOi
porter à ceux avec qui il a à traiter, sinon du maître qui renvoie?
(Test pour cela que saint Paul exhortait les Éphésiens ' à of-
frir pour lui de continuelles prières , « afin que le Dieu dont il
« exerçait la légation et Tambassade lui ouvrît la bouche, et lui
« donnât des paroles pour annoncer librement le mystère de
« rÉvangile. » £t le même apôtre, dans un autre endroit, dé-
clare que c'est Dieu lui-même qui a mis dans sa bouche et dans
celle des autres apôtres la parole de la réconciliation : PosuU in
nobis verbum reconcîliationis^.
Quand les prédicateurs peuvent-ils dire véritablement aux
peuples qui les écoutent : » Nous faisons la charge d'ambassa-
« deurs pour Jésus-Christ ^ ; et c'est Dieu même qui vous exhorte
« par notre bouche 4 : nous vous parlons devant Dieu en Jésus-
« Christ ^, ou plutôt c'est Jésus-Christ qui parle en nous ; » sinon
lorsque les vérités qu'ils annoncent, et les preuves dont ils les
appuient, sont tirées de TÉcriture sainte, et ont pour garant
la parole de Dieu même? Elle est d'ailleurs d'une fécondité infi-
nie, soit qu'on veuille enseigner le dogme, ou expliquer les
mystères *, soit qu'on veuille développer les principes de la morale,
ou attaquer les vices. « Toute écriture qui est inspirée de Dieu
« est utile pour instruire, pour reprendre , pour corriger, et pour
« conduire à la piété et à la justice. ^ »
Il faut avouer que les vérités qu'on annonce aux fidèles ont
tout une autre force ^ et font tout une autre impression , quand
elles sont ainsi revêtues de l'autorité divine, parce que naturelle-
ment tout homme, avec l'idée de la Divinité, porte dans son cœur
un fond de vénération pour elle. D'ailleurs ces vérités demeu-
rent gravées bien plus profondément dans les esprits lorsqu'elles
sont attachées à quelques passages de l'Ëcriture sainte , dont on a
soin d'approfondir le sens et de faire sentir l'énergie. L'auditeur
peut avoir devant les yeux l'endroit qu'on explique , ce qui le
rend bien plus attentif : du moins il le trouve chez lui ; et , en le
lisant , il rappelle facilement tout ce qu'on a dit pour le faire
entendre. Mais une simple citation , souvent fort courte , dont
* Ephes. 6, 19, 20. * '2 Cor. 12, 19.
» 2 Cor. 5, 19. ^ Il.kl. i:i,3.
3 Ibid. 20. " -2, Timot. 3, 1(5.
9.
102 TBAllE DES ETUDES.
pour Tordinaire on n'avertit point , passe rapidement , ne laisse
aucune trace , et se confond avec le reste du discours. 11 ne faut
pas attendre un grand fruit d'instructions qui ne sont fondées que
sur des raisonnements humains.
« On suivrait , » dit M. de Fénélon dans ses Dialogues sur
rÉloquence , où il établit d'excellentes règles sur la manière de
prêcher, « on suivrait vingt ans bien des prédicateurs sans ap-
«« prendre la religion comme on la doit savoir. » — « J'ai souvent
u remarqué, ajoute-t-il dans un autre endroit , qu'il n'y a ni art
« ni science dans le monde que les maîtres n'enseignent de
^ suite par principes et avec méthode. Il n'y a que la religion
t( qu'on n'enseigne point de cette manière aux fidèles. On leur
« donne dans l'enfance un petit catéchisme sec, et qu'ils appren-
« nent par cœur sans en comprendre le sens : après quoi ils
<' n'ont plus pour instruction que des sermons vagues et déta-
« chés. Je voudrais qu'on enseignât aux chrétiens les. premiers
« éléments de leur religion , et qu'on les menât avec ordre jus-
« qu'aux plus hauts mystères; c'est ce que l'on faisait autrefois.
« On commençait par les catéchèses, après quoi les pasteurs en-
« seignaient de suite l'Évangile par des homélies. Cela faisait
« des chrétiens très-instruits de toute la parole de Dieu. »
C'est ainsi que les pasteurs instruisaient anciennement leur^
peuples ; et la principale préparation qu'ils croyaient devoir ap-
porter à cet important ministère, qui leur paraissait très-redou-
table ^ était l'étude de l'Écriture sainte. Je me contenterai de
citer ici le témoignage et l'exemple de saint Augustin. Valère ,
son évéque , l'avait ordonné prêtre nialgré lui , dans le dessein
principalement de lui faire exercer le ministère de la prédication ;
eu effet, il l'en chargea peu de temps après. Qui pourrait expri-
mer les craintes, les inquiétudes, les alarmes de saint Augustin
à la vue de cette fonction , que plusieurs regardent maintenant
comme un jeu , mais qui faisait trembler ce grand homme ? Que
lui manquait-il néanmoins, ou du côté des talents naturels, ou
par rapport au fonds de science nécessaire à un prédicateur.^ et
c'est ce que lui représentait son évêque. Lui-même avoue * qu'il
savait assez toutes les choses qni regardent la religion : mais il
' Epiât. 21, al V.iler.
TUAITE DES ETUDES. 103
croyait n avoir pas encore app: is comment il fallait distribuer ces
vérités aux autres pour contribuera leur salut; et c'est pour cela
qu'il demandait avec tant d'instance qu'au moins ou lui accordât
quelque espace de temps pour s'y préparer par l'étude de lÉ-
criture sainte , par la prière , et par les larmes. « Que , si » di-
sait-il dans la belle requête qu'il présenta à sonévéque, c après
« que j'ai connu par expérience ce qui est nécessaire à un homme
« chaîné de la dispensation des sacrements et de la parole de
a Dieu , vous ne voulez pas me donner le temps d'acquérir ce
M que je vois qui me manque, vous voulez donc que je périsse?
« Valère, mon cher père, où est votre charité?... car qu'aurai-je,
« à répondre au Seigneur quand il méjugera? Lui dirai-je qu'é-
« tant déjà embarqué dans les emplois ecclésiastiques, il ne
• m'a plus été possible de m'instruire de ce qui m'était nécessaire
« pour m'en bien acquitter ? »
Ce que saint Augustin a pensé sur ce sujet, tous les Pères qui
ont été chargés du ministère de la prédication l'ont pensé et Font
pratiqué comrme lui : saint Basile, saint Grégoire de Nazianze,
saint Chrysostome ; et ils ont marqué cette route à leurs succes-
seurs. Cette étude est donc nécessaire à tous, et peut suffire à beau-
coup. Il y a une infinité d'ecclésiastiques, peu habiles d'ailleurs,
destinés cependant à instruire les enfants et les personnes du
peuple ou de la campagne , que la seule lecture des livres saints,
et surtout du Nouveau Testament, mettra en état de s'acquitter
avec succès de leur emploi , et en qui cette lecture , faite avec
quelque soin , suppléera à ce qui peut leur manquer du côté de
la science et de la facilité de parler. Saint Augustin veut que
plus ils se sentent pauvres de leur propre fonds ' , plus ils aient
recours aux richesses de l'Écriture ; qu'ils empruntent d'elle une
autorité qu'ils ne peuvent avoir par eux-mêmes, en appuyant
leurs paroles de son témoignage ; et qu'ils trouvent dans sa gran-
deur et dans sa force le moyen de croître en quelque sorte et de
se fortifier avec elle.
' M Quanto se pauperiorem ceruit in miuor erat , ina(;;noi'(iiii Icstimonio qjio-
sais , tanto eum opoiiet in istis esse di- dammodo crescat. » ( De Ductr. chr.
tiorcin : ut quod diverit Ruis verbis , lib- 4. cnp. 5. )
prolMt ex ilHs; et ifui propriis verbis
104 TRAITÉ DES ETUDES.
$ II. De C étude des Pères.
Mais , pour remplir plus dignement un ministère si sublline
et si important , il faut ajouter à Tétude de l' Écriture sainte celle
des docteurs de l'Église, qui en sont les véritables interprètes,
et que Jésus-Christ, l'unique maître des hommes, a daigné s'as-
socier dans cette honorable qualité en les éclairant particulière-
ment de ses lumières.
^.'éloquence de la chaire a au-dessus de celle du barreau un
avantage et un secours qu'on n'estime point assez , et dont il me
semble qu'on ne fait point assez d'usage. Dans la dernière , l'o-
rateur tire presque tout ce qu'il a à dire de son propre fonds. Il F
peut bien s'aider de quelques pensées , de quelques tours que lui *'
fourniront les anciens , mais il ne lui est pas permis de les co-
pier; et quand il le pourrait, son sujet, pour l'ordinaire, ne le
comporterait pas. Il n'en est pas ainsi d'un prédicateur. Quelque
matière qu'il ait à traiter, il a un vaste champ ouvert dans les
écrits des Pères grecs et des Pères latins, où il est sûr de trouver
tout ce qu'on peut dire de plus solide sur cette matière ; non-
seulement les principes et leurs conséquences, les vérités et leurs
preuves, les règles et leur application , mais encore très-souvent
IflP pensées et les tours : en sorte qu'un orateur assez médiocre
par lui-même se trouve tout d'un coup riche du fonds d'autrui,
qui devient en un certain sens son propre bien par l'usage même
qu'il en fait. Et, bien loin qu'on puisse lui faire un crime de se
parer ainsi de ces précieuses dépouilles, on devrait au contraire
lui savoir très-mauvais gré s'il osait préférer ses propres pensées
à celles de ces grands hommes , à qui il a été donné , par un pri-
vilège particulier, d'instruire après leur mort tous les. pays et
tous les siècles.
On ne prétend pas , quand on parle ainsi, borner le travail des
prédicateurs à extraire les plus beaux endroits des Pères , et à les
débiter de la sorte à leurs auditeurs. Quand pourtant cela serait
ainsi , les peuples n'en seraient pas moins bien instruits , et ils
ne seraient pas fort à plaindre d'avoir encore aujourd'hui pour
maîtres et pour pasteurs saint Ambroise, saint Augustin, saint
Chrysostome. J'ai entendu un curé de Paris, qui était fort goûté
TRAITÉ DES ÉTUDES. I0'>
et fort suivi , dont lés prônes n étaient presque composés que de.
moroeaux de M. le Tourueux et de M. Nicole. En effet , qu'im-
porte au peuple d'où soit tiré ce qu'on lui dit, pourvu que ce
soit excellent et propre à l'instruire ? Mais rien n'empêche un
prédicateur de prêter, ou plutôt de joindre sou éloquence à celle
de ces grands hommes , en tirant d'eux le fond des preuves et
du raisonnement , et le tournant à sa manière sans s'en rendre
esclave. S'il entreprend, par exemple, de nwntrer pourquoi
Dieu permet que les justes soient affligés dans cette vie , saint
Chrysostome, dans sa première homélie au peuple d'Antioche,
lui en fournit dix ou douze raisons différentes, toutes appuyées-
de passages de l'Écriture sainte , et en ajoute encx)re un plus
grand nombre dans d'autres discours. Saint Augustin dit aussi
des choses merveilleuses sur cette matière , dont il parlait sou-
vent , parce que de tout temps cette instruction et cette consola-
tion ont été nécessaires aux justes. Un prédicateur, qui d'ailleurs
a de l'esprit et du talent pour la parole, se trouvant au milieu de
ces richesses immenses , dont il lui est permis de prendre tout
ce qui lui plaira, peut-il manquer de parler d'une manière
grande, uoble, majestueuse , et en même temps instructive et
solide? Quand on est un peu versé dans la lecture des Pères ,
on sent bien si un discours est puisé dans ces sources , si les
preuves et les principes en sont tirés ; et, quelque éloquent, quel-
que solide même qu'il soit d'ailleurs , il lui manque quelque
chose d'essentiel si cette partie lui manque.
Je le répète encore , cet avantage est d'un prix inestimable ,
et ne demande pas un travail ni un temps infini. Quelques années
de retraite suffiraient pour cette étude , quelque vaste qu'elle
paraisse; et si un homme possédait bien seulement les homélies
de saint Jean Chrysostome et les sermons de saint Augustin sur
TAncien et le Nouveau Testament , avec quelques autres petits
traités de ce dernier Père, il y trouverait tout ce qui est néces-
saire pour former un excellent prédicateur. Ces deux grands
maîtres suffiraient seuls pour lui apprendre comment il faut ins-
truire les peuples en leur enseignant à fond et par principes la
religion, en leur expliquant avec clarté le dogme et la morale;
mais surtout en leur faisant bien connaître Jésus-Christ, sa doc-
1(yj TRAITÉ DES ÉTUDES.
rriiie, ses actions, ses souffrances, ses mystères; et attachant
toutes ces instructioDS sur le texte même de TÉcriture , dont
TexplicatioD est à la portée et au goât des ignorauts comme des
savants , et fixe les vérités dans Tesprit d'une manière et plus
facile et plus agréable.
On ne peut trop inculquer aux jeunes gens , à l'exemple de
saint Augustin, la nécessité où ils seront un jour, si Dieu les ap-
pelle au ministère ecclésiastique , de faire des études solides,
d'apprendre la religion dans les sources, de se rendre faimilière
ri^Icriture , et de prendre pour maîtres et pour guides les saints
Pères avant que d'entreprendre dUnstruire les autres.
CHAPITRE III.
i)K l'Éloquence de l'écriture sainte.
I .orsque je me propose ici de faire quelques réflexions sur l'é-
loquence des livres sacrés , je suis bien éloigné de vouloir qu'on
les confonde avec ceux des auteurs profanes , en n'y faisant re-
marquer aux jeunes gens que ce qui flatte l'oreille et l'esprit, et
ce qui peut les former au bon goût. Le but que Dieu s'est pro-
posé en parlant aux hommes dans ses Écritures n'a pas été sans
doute de nourrir leur orgueil et leur curiosité , ni d'en faire des
orateurs et des savants , mais de les rendre meilleurs. Son des-
sein , dans ces livres sacrés, n'est pas de plaire à notre innagina-
tion , ou de nous apprendre à remuer celle des autres , mais de
nous purifier et de nous convertir , et de nous rappeler du dehors,
où nos sens nous conduisent , à notre cœur, où la grâce nous
éclaire et nous instruit.
II est vrai que la sagesse divine mène à sa suite tous les biens,
et qu'elle a dans sa main toutes les qualités que le siècle respecte
et qu'il ne peut recevoir que d'elle. Et comment ne serait-elle pas
éloquente , elle ' qui ouvre la bouche des muets, et qui rend élo-
quentes les langues des petits enfants.' Qui a fait la bouche de
' « SapientiH nperuit os luutorum, et linguaa infantium fecit diarrtas. m {Stut
10,21.) ^
TRAITE DES ETUDES. 107
thomme^f dit-elle ailleurs en répondant à Moïse, qui croyait
manquer du talent de la parole) ; qui a formé le muet et le sourd,
cehU qui voit et celui qui est aveugle? DTest-cepas moi ?
Mais cette divine sagesse , pour se rendre plus accessible et
plus intelligible, a bien voulu se rabaisser jusqu'à notre langage,
prendre notre ton , et balbutier, pour ainsi dire , avec les en-
fants. De là vient que le caractère dominant des Écritures, et qui
s y fait sentir presque partout, est la simplicité.
Cela est encore plus sensible dans les Écritures du Nouveau
Testament, et saint Paul nous en découvre une raison bien su-
blime. D'abord le dessein duXréateur avait été d'attirer les boni-
mes à sa connaissance , par Tusagede leur raison , et par la con-
sidération de la sagesse de ses ouvrages. Dans ce premier plan et
dans cette première manière d'enseigner, tout était grand et ma-
gnifique , tout répondait et à la majesté du Dieu qui parlait, et à
la grandeur de celui qui était instruit. Le péché a renversé cet or-
dre , et a fait prendre une voie tout opposée. Dieu voyant que le
mande avec la sagesse humaine ne l'avait point connu dans les
ouvrages de la sagesse divine, il lui a plu de sauver par lajo-
Ue de la prédication ceux qui croiraient en lui. Or, une par-
tie de cette folie consiste dans la simplicité de la parole et de la
doctrine évangélique. Dieu a voulu mettre au décri la vanité de
Moquence, de la science et de Tespritdes philosophes, et ren-
dre méprisables le faste et Tenflure de l'orgueil humain , en fai-
sant écrire les livres saints , seuls destinés à convertir les hom-
mes , d'un style tout différent de celui des auteurs païens : au lieu
que ceux-ci ne paraissent presque occupés que du soin de relever
leurs discours par des ornements, les auteurs sacrés ne songent
jamais à faire paraître de l'esprit dans leurs écrits, pour ne point
ravir à la croix de Jésus-Christ l'honneur de la conversion du
inonde eu le donnant ou à l'agrément de l'éloquence, ou à la force
du raisonnement humain.
Si donc , malgré cette simplicité , qui est le vrai caractère des
Kcritures, on y trouve des endroits si beaux et si éclatants , il
* « Obsecro, Domine : non sum elo- niutum et surduni , vidcntem et circuni-
qaens ab beri et nodius tertiuR. . . Quis Nonne ego? m [ Exod. 4, 10 et II. }
fecit os hominis? aut quisfubricatus est ^ Cor. I ,21.
108 TRAITÉ DES ETUDES.
est très-remarquable que cette beauté et cet éclat ne vienneut
point d'une élocution recherchée et étudiée , mais du fond méoie
des choses qu'on y traite , qui sont par elles-mêmes si grandes et
si élevées qu'elles pDtraînent nécessairement la magnificence du
style.
D'ailleurs il en est de la manière dont la sagesse divine a parlé
aux hommes par les Écritures , comme de celle dont elle a cod*
versé avec eux par l'Incarnation, et dont elle a opéré leur salut.
Elle était voilée, à la vérité, et obscurcie parles dehors rebu-
tants de l'enfance , du silence , de la pauvreté , des contradictions,
des humiliations, des souffrances ; mais au travers de tous ces |
voiles elle laissait toujours échapper des traits et des rayons de ;
majesté et de puissance , qui annonçaient clairement sa divinité. I
Ce double caractère de simplicité et de grandeur éclate aussi
partout dans les livres sacrés ; et quand on examine avec atten-
tion et ce que cette sagesse a souffert pour notre salut , et ce
qu'elle a fait écrire pour notre instruction , on reconnaît ^ale-
ment dans l'un et dans l'autre le Verbe éternel , par qui tout a
été fait , In principio erat rerbum, voilà la source de sa gran-
deur ; mais qui s'est fait chair pour nous, et Ferbum carofac-
tum est, voilà la cause de ses faiblesses.
Il était nécessaire de prendre ces précautions et d'établir ces
principes , avant que d'entreprendre de faire remarquer dans les
Écritures ce qui regarde l'éloquence : car saus cela , en faisaut
trop valoir ces sortes de beautés , on exposerait les jeunes gens
au péril de respecter moins les endroits de l'Écriture où elle est
plus accessible aux petits, quoique dans ces endroits là même
elle soit aussi divine que dans les autres , et qu'elle y cache sou-
vent de plus grandes profondeurs ; ou on les exposerait à un au-
tre danger Don moins à craindre , qui est de négliger les choses
mêmes que nous dit la sagesse, et de n'être attentifs qu'à la ma-
nière dont elle les dit, et ainsi d'estimer moins les avis salutai-
res qu'elle nous donne que les traits d'éloquenc-e qui lui échap-
pent : or, c'est lui faire injure que d'admirer sa suite et son
cortège , et de ne la pas regarder : ou d'être plus touché des pré-
sents qu'elle fait souvent à ses ennemis, que des grâces qu'elle
réserve pour ses enfants et ses disciples.
TBAITE DES ETUDES. 109
Je parcourrai différentes matières , mais sans y garder im
ordre bien exact. Tai déjà averti ailleurs que la plupart des re-
flexions que l'on trouvera ici sur l'Écriture sainte ne sont pns
de moi, et la beauté du style le fera assez remarquer.
§ I. Simplicité des Écritures mystérieuses.
Ibi crucifixerunt eum <. « Là ils crucifièrent Jésus-Christ. »
Plus on fait attention au caractère inimitable des évangélis-
tes , plus on y reconnaît la conduite d'un autre esprit que celui
de l'homme. Ils se contentent de dire en un mot que leur maî-
tre fut crucifié^ sans marquer ni étonnement, ni compassion,
ni reconnaissance. Qui parlerait ainsi d'un ami qui aurait donné
sa vie pour lui ? Quel fils rapporterait d'une manièrç si courte
et si simple comment son père l'aurait exempté du dernier ^sup-
plice, en le souffrant à sa place ? Mais c'est en cela que le doigt
de Dieu est évident ; et moins l'homme paraît dans une condui te
si peu humaine, plus l'opération de Dieu est manifeste.
Les prophètes > décrivent les souffrances de Jésus-Christ d'une
manière vive, touchante, pathétique. Ils sont pleins de senti-
ments et de réflexions. Mais les évangélistes les racontent d'une
manière simple, sans mouvements, sans réflexions, sans rien
permettre à leur admiration et à leur reconnaissance , sans pa-
raître avoir aucun dessein de changer leurs lecteurs eu disci-
ples de Jésus-Christ. Il n'était pas naturel que des hommes
éloignés de tant de siècles de celui du Messie fussent si touchés
de ses souffrances. Il n'était pas naturel que des témoins oculai-
res de sa croix , et si zélés pour sa gloire , parlassent d'une ma-
nière si modérée du crime inouï commis contre sa personne.
Le zèle des évangélistes eût été suspect : celui des prophètes
ne pouvait l'être. Mais si les évangélistes et les prophètes n'a-
vaient été inspirés, les premiers eussent écrit d'une manière
plus animée, et les seconds d'une manière indifférente. Les
uns eussent marqué un dessein de persuader, et les autres une
timidité et une hésitation dans leurs conjectures , qui n'eût
' Lac. 23, 33. Jerem. c. II , etc.
' OaTid. Ps. 21 et 68. Uai. c. 50 et 53.
TR. DES ÉTUD. T. II. • 10
1 1 TRAITE DES ETUDES.
touché personne. Tous les prophètes sont ardents, zélés, pleins
de respect et de vénération pour tous les mystères qu'ils annon-
cent : tous les évangélistes sont tranquilles ; et , avec un zèle
égal à celui des prophètes , ils ont une modération admirable.
Qui peut ne pas reconnaître la main qui a conduit les uns et les
autres ? et quelle preuve peut être plus sensible de la divinité
des Écritures, que de ne ressembler en rien à tout ce qu'écri-
vent les hommes ? Mais en même temps combien un tel exem-
ple (et il y en a une inûnité d'autres pareils) doit-il nous ap-
prendre à respecter Tauguste simplicité des livres saints , qui
souvent cache les plus sublimes vérités et les plus profonds
mystères !
C'est ainsi à peu près que TÉcriture ' rapporte qu'Isaac fut
mis par Abraham sur le bois qui lui devait servir de bûcher, et
qu'il fut lié avant que d'être immolé, sans nous dire un seul
mot ni des dispositions de ce Gis , ni du discours que son père
lui tint ; sans nous préparer à un tel sacrifice par quelques ré-
flexions , et sans nous dire avec quels sentiments le fils et le
père s'y étaient soumis. L'historien Josèphe met dans la bou-
che d'Abraham un discours assez long , qui est fort beau et fort
touchant : Moïse lui fait garder le silence , et le garde lui-même.
C'est que l'un écrivait en homme, et par son propre esprit, et
que l'autre n'était que l'instrument et la plume de l'esprit de
Dieu , qui lui dictait toutes ses paroles.
§ II. Simplicité et grandeur,
1 . .4u commencement Dieu créa le ciel et la terre *. Quel
homme , ayant à parler de si grandes choses , eût commencé
comme Moïse ? Quelle majesté, et en même temps quelle .sim-
plicité ! Ne sent- on pas que c'est Dieu lui-même qui nous ins-
truit d'une merveille qui ne l'étonné point , et au-dessus de la-
quelle il est? Un homme ordinaire aurait voulu s'efforcer de
répondre par la magnificence de ses expressions à la grandeur
de son sujet ; et il n'aurait montré que sa faiblesse. La sagesse
' Gen. c. 22. "^ Gcn. 1,1.
TBAITB DES ETUDES J | f .
éternelle, qui ' s'est jouée en faisant le monde, en fait le récit
sans s'émouvoir.
Les prophètes , dont le but est de nous faire admirer les mer-
veilles de la création , en parlent d'un ton bien différent.
« Le Seigneur > prend possession de son empire : il s'est re-
« vêtu de gloire. Le Seigneur s'est revêtu de force ; il s'est armé
« de son pouvoir^. »
Le saint roi , transporté en esprit à la première origine du
monde , dépeint en termes magnifiques comment Dieu , qui jus-
que-là était demeuré inconnu, invisible, et caché dans le secret
impénétrable de son être , s'est tout d'un coup manifesté par
une foule de merveilles incompréhensibles.
Le Seigneur, dit-il , sort enCn de sa solitude. Il ne veut plus
être seul heureux , seul juste , seul s^int : il veut régner par sa
bonté et par ses largesses. Mais de quelle gloire ce roi immortel
est-il revêtu ! quelles richesses vient-il d'étaler à nos yeux ! de
quelle source partent tant de lumières et tant de beautés ! Où
étaient cachés ces trésors et cette riche pompe qui sortent du sein
des ténèbres? Quelle est la majesté même du Créateur, si celle
qui l'environne imprime un tel respect ? Que doit-il être, puisque
ses ouvrages sont si magnifiques.^
Le même prophète , dans un autre psaume, sortant d'une pro-
fonde méditation sur les ouvrages de Dieu , et pénétré d*admira-
tion et de reconnaissance , s'exhorte lui-même à louer et à bénir
une majesté et une bonté infinie , dont les merveilles l'étonnent
et les bienfaits l'accablent. « O mon âme 4 , bénissez le Seigneur.
«( Seigneur mon Dieu , vous avez fait éclater excellemment votre
« grandeur. Vous vous êtes revêtu d'honneur et de gloire : vous
« vous êtes couvert de la lumière comme d'un manteau ^. » INe
semble-t-il pas que tout d'un coup le Roi des siècles s'est revêtu
de magnificence et de gloire , et qu'en sortant du secret de son
palais, il s'est fait voir tout brillant de lumière.' Mais tout cela
* « Ludeas in orbe terrarum. » {Prov. * « Benedic, anima mea Domino. Do-
(< , 31.) mine Deus meus , magnificatas es vehe-
3 « Dominos regnavit : decorem indu- menter. Confessionem (Aeb. gloriam )
tas est. Indntus est Dominas fortitadi- et decoreminduisti, amictas lamine sicut
nem, «t pnecinxit se. w vestimento. u
P». î>*î, I. » P«. 103, I ,2
. fl2 TBAITB DES ETUDES.
D'est que sa parure extérieure , et comme un manteau qui le
cache. Votre majesté , ô mon Dieu , est bien au-dessus de In
lumière qui l'environne. J'arrête mes regards sur vos habits ,
ne pouvant les fixer sur vous. Je puis discerner la riche broderie
de votre pourpre : mais je cesserais de vous voir si j'osais élever
mes yeux jusqu'à votre visage.
Il n'est pas inutile de comparer ainsi la simplicité de l'histo-
rien avec la sublime magnificence des prophètes. Us parlent du
même objet, mais dans des vues toutes différentes. Il en est
ainsi de toutes les circonstances de la création. J'en rapporterai
seulement quelques-unes , qui feront juger des autres.
2. « Dieu fit deux grands corps lumineux' : l'un plus grand
« pour présider au jour , et l'autre moindre pour présider à la
« nuit : il fit aussi les étoiles. »
Y a-t-il rien en même temps de plus grand et de plus simple.'
Je ne parlerai que du soleil et des étoiles, et je commencerai
par les dernières.
Il n'appartient qu'à Dieu de parler avec cette indifférence du
plus étonnant spectacle dont il avait orné l'univers, et stellas. Il
dit en un mot ce qui ne lui a coûté qu'une parole. Mais qui peut
sonder la vaste étendue de cette parole ? Faisons-nous réflexion
que ces étoiles sont innombrables, toutes infiniment plus gran-
des que la terre, toutes , excepté les planètes, une source inépui-
sable de lumière ? Mais > quel est Tordre qui a fixé leurs rangs.'
et à qui obéit si ponctuellement et avec tant de joie cette armée
du ciel , dont toutes les sentinelles sont si vigilantes? Le firma-
ment ^ , parsemé de ce nombre infini d'étoiles , est le premier
prédicateur qui a annoncé la gloire du Dieu tout-puissant : et,
pour rendre tous les hommes inexcusables , il ne faut que ce livre
écrit eu caractères de lumière.
Pour le soleil, qui peut l'envisager fixement, et soutenir quel-
que temps l'éclat de ses rayons.' « C'est 4 l'ouvrage admirable
I a Fecit Deas doo laminaria magna : jacuoditate , qui fecit illas. » (Baaiic. 3,
luminare majas , ut praeesset diei ; et 34 , 35. )
luminare minus , ut praeesset nocti ; et ** « Cœli enarrant gloriam Tiei , e*
•tellas. M ( Gen 1,16.) opéra manuum ejusannuntiat flrmamen-
^ < Stellse dederunt lumen in custo- tum. » [Ps. 18 , 1.)
diis suis , et iittatic sunt. Vocatœ suut, * Eccl. 43, 2 , 5.
et dixeruut , Adsumu« , et luxeront ei cnm
TBAITB DES ÉTUDES. 113
« du Très Haut '. Il brûle la terre en son midi ; et qui peut sup-
« porter ses vives ardeurs ? Il conserve une fournaise de feu tou-
« jours agissante. Il brûle les montagnes d*une triple flamme : il
« élance des rayons de feu , et la vivacité de sa lumière éblouit
« les yeux. Le Seigneur qui Ta fait est grand, et il hâte sa course
« pour lui obéir. » Est-ce donc là le même soleil dont la Genèse
parle d'une manières! simple : Fecit luminare majus, utprxes-
set diei ? Que de beautés renfermées et comme voilées sous ce
petit nombre de paroles ! Peut-on concevoir avec quelle pompe
et quelle profusion le soleil commence sa course , de quelles cou-
leurs il embellit la nature , et de quelle magnificence il est lui-
même revêtu en s'élevant sur Thorizon , comme Tépoux que le
ciel et la terre attendent, et dont il fait les délices? Jpse tan-
quam sponsus procedens de thalamo suo. Mais voyez comme
il allie avec la majesté et les grâces d'un époux la course rapide
d'un géant, qui songe moins à plaire qu'à porter partout la
nouvelle du prince qui l'envoie , et qui est moins occupé de sa
parure que de son devoir : Exsultavit ut gigas ad currendam
viam, A summo cœlo egressio ejus ; et occursus ejus risque ad
summum ejus; nec est qui se abscondat a calore ejus. Sa lu-
mière est encore aussi vive et aussi abondante qu'au premier
jour, sans que ce déluge continuel de feu qui se répand de tou-
tes parts ait affaibli la source incompréhensible d'une profusion
si pleine et si précipitée. Le prophète a bien raison de s'écrier :
Magnus Dominus qui fecit illum ! Quelle est la majesté du
Créateur ! et que doit-il être lui-même , puisque ses ouvrages sont
si magnifiques !
3. J'ajouterai encore ce qui regarde la formation de la mer :
a Dieu dit que les eaux qui sont sous le ciel se rassemblent en
« un seul lieu, et que Vêlement aride paraisse >. »
Si les prophètes ne nous aidaient à découvrir les merveilles
cachées sous la surface de ces paroles, leur profondeur serait
encore plus impénétrable pour nous que celle de la mer.
* n Sol... vas admirabile, opas Ex* tes, radios igneos exsu f flans , et reful-
celsi In meridiano exarit terram; in gens radiis suis obcsecat oculos. Magnus
conspecta ardoris ejus qais poterit sas- Dominus qui fecit illum > et in sermoni-
tiucre ? Fornacem custodiens in operi- bus ejus festinavit iter. •>
liU9 ardoris : tripliciter sol exurens mon- ^ Uen. 1 , 9.
lu.
114 TRAITE DES ÉTUDES.
Ce commandemeDt , qui n*est ici qu*ane simple parole, est
une meuace terrible, et un tonnerre, selon le prophète. « Les
« eaux avaient surpassé les montagnes < ; mais votre voix mena-
« çante les a mises en fuite. Au bruit de votre tonnerre , elles se
a sont retirées avec empressement et frayeur ». » Au lieu de
s'écouler tranquillement , elles prirent la fuite avec épouvante ;
elles se hâtèrent de se précipiter et de s*entasser les unes sur les
autres , pour laisser libre l'espace qu'elles avaient , ce semble ,
usurpé , puisque Dieu les en chassait. Il arriva quelque chose de
semblable quand Dieu fit passer à son peuple la mer Rouge et le
Jourdain : Increpuit mare Rubrum, et exsiccatum est.Q^ qui
donne lieu à un autre prophète de demander à Dieu ^ si c^est
donc contre la mer et contre les fleuves qu'il est irrité.
Dans cette obéissance tumultueuse , où les eaux effrayées pa-
raissaient devoir porter le désordre partout où elles se déborde-
raient, une main invisible les gouverna avec autant de facilité
qu'une mère gouverne et manie un enfant qu'elle avait d'abord
emmaillotté , et qu'elle place ensuite dans son berceau. C'est
sous ces images que Dieu lui-même nous représente ce qu'il fit
alors : « Qui prit soin de la mer 4, lorsqu'elle sortait du sein où
« elle avait été retenue ; lorsque je la couvris d'une nuée comme
« d'un vêtement, et que je l'environnai de vapeurs obsc4ires
n comme de langes et de bandelettes; lorsque je lui donnai' mes
« ordres, et que je lui opposai des portes et des barrières, en lui
« disant: Tu viendras jusqu'ici, mais tu n'iras pas au delà; et
« ce terme arrêtera l'orgueil de tes flots ^ ? » Il n'est pas néces-
saire de relever la beauté de ces dernières paroles : à qui ne se
fait-elle pas sentir ? Dieu marqua des bornes à la mer, et elle
n'osa les passer. Ce qu'il avait écrit sur son rivage^ l'empêcha
I a Saper montes stabunt aqaae. Ab in- tum ejns , et caligine illad , qaasi pannis
crepatione tua fugient : a voce tonitrui infantiae , obvelverein ? Circnmdedi iUad
tni formidabunt. » terminis meis ( heb. Decrevi saper eo
^ Ps. 103 ,6,7. decretum meam ) , et posai Tectem et
^ K Namquid in flaminibos iratas es , ostia. Et dixi : Usque bac ventes , et non
Domine ? vel in mari indignatio taa ? » procèdes amplius , et hic oonfringes ta-
(Habac. 3,8.) mentes fluctus taos ( Aie&. -meta hœccon*
* c Qais conclusit ostiis mare? diUil fria$;et tamorem fluctaom toomm ). u
à Job y {heb. Qais protexit in valvis » Job. 38,8, 10.
mare, qaum ex atero prodiens exiret? ) ^ <c Posai arenam terminum mari ,
quando erampebat, qaasi de vulva pro* prœceptam sempiternam , quod non
cedens; quum pooerem nubemvestimen- prœteribit. Et commovebuntur , et lion
TRAITE DES ETUDES. ff5
d^aller au delà ; et Télément qui parait le plus indocile fut éga-
lement obéissant et dans sa fuite et dans son repos. Cette obéis-
sance est toujours la même depuis tant de siècles ; et, quelque
agités que paraissent les flots , dès qu'ils approchent du bord la
défense de Dieu les tient en respect et les arrête tout court.
§ III. La beauté de l'Écriture ne vient point des mots ,
mais des choses.
On sait que les auteurs les plus excellents, soit grecs, soit
latins, perdent presque toutes leurs grâces lorsqu'ils sont tra-
duits littéralement , parce que l'expression fait une grande par-
tie de leur beauté. Ck)mme celle des livres saints consiste plus
dans les choses mêmes que dans les termes, nous voyons qu'elle
subsiste et se fait sentir dans les traductions les plus simples et
les plus littérales. Il ne faut qu'ouvrir l'Écriture sainte, pour se
convaincre de ce que je dis ici. Je me contenterai d'en rapporter
deux ou trois passages.
1 . « Malheur à vous < qui joignez maison à maison, et qui
ft ajoutez terres à terres, jusqu'à ce qu'enfin le lieu vous manque !
« Serez-vous donc les seuls qui habiterez sur la terre? J'entends le
« Seigneur : sa voix est à mes oreilles. Je vous déclare , dit-il, que
« cette multitude de maisons, ces maisons si vastes et si embel-
«lies^ seronttÔutes désertes, sans qu'un seul homme y habite ', »
L'éIo<]uence profane n'a rien qu'on puisse comparer à la viva-
cité du reproche que fait ici le prophète aux riches de son temps,
gui. perdant de vue la loi de Dieu , laquelle avait assigné à cha-
que particulier une portion de la terre promise, avec défense de
l'aliéner pour toujours, engloutissaient dans leurs vastes parcs
la vigne, lé champ, la maison de ceux qui avaient le malheur
J'étre leurs voisins.
Krterant y et intamescent fluctas ejus , et medio terrae ? In aaribas rnein * Domi-
loa transibaiit illad. » ( Jbbbm. 5 , 22.) nus exercitnam : Niai domas multae de-
* «c Vœ qui conjangitis domam ad do- sertœ fiierint grandes et pulchrae abaque
nam , €t agram agro copnlatis usqae habltatore. »
d terminam loci! ( A«fr. donee deflciat ^ Isai. 5^ 8, 9.
Dcoa. ) I9amqaid habitabitis tos soli in
"^ C'est ainsi qae porte l'hébren ; aa aurlhus meis sunt hcec, dicit Dotninut
i«a qae la Tersien latine attribue ces exereituum
>aroles à Dieu , et nen au prophète. I»
116 TBAITÉ DES ÉTUDES.
IVfais la réflexion qu'ajoute le prophète ne me semble pas
nwiiis éloquente , quelque simple qu'elle paraisse : In auribus
meh Dominus exercituuniy « J*enlends le Seigneur ; sa voix est
» à mes oreilles. » Pendant que tout le monde n'est attentif qu'à
ses plaisirs, et que personne n'écoute la loi de Dieu, j'entends
déjà gronder son tonnerre contre ces riches ambitieux qui ne pré-
sent qu'à bâtir et qu'à s'établir sur la terre. Dieu fait retentir à
mes oreilles une continuelle menace contre leurs vaines entre-
prises, et une espèce de jugement plus effrayant encore que la
menace, parce qu'il est une preuve qu*ellé est près d'éclater, et
qu'elle est irrévocable : Si non domus mnlix désertas fuerint^ etc.
2. Le même prophète, dans un autre endroit, peint avec des
traits merveilleux le caractère du Messie. « Un petit enfant nous
« est né ' , et un fris nous a été donné. Sa principauté sera sur sou
« épaule; et il sera appelé r Admirable, te Conseiller , Dieu, le
« Fort, te Prince du siècle futur , le Prince de la paix ». ■
Je ne m'arrête qu'à cette expression , et et'U principatus sypi r
hum'erum ejus, « sa principauté sera sur son épaule, » qui a un
sens merveilleux et une énergie toute particulière quand on
l'approfondit.
Jésus- Christ naîtra enfant , mais il n'attendra ni l'âge ni l'ex-
périence pour régner. Il n'aura besoin ni d'être reconnu par ses
sujets , ni d'être aidé par ses armées à soumettre les rebelles. Il
sera lui-même sa force, sa puissance, sa royauté. Il sera infi-
niment différent des autres rois, qui ne peuvent l'être s'ils n'ont
un État qui les reconnaisse, et qui retombent dans la condition
d'un homme privé si leurs sujets refusent de leur obéir. Leur
autorité n'est pointa eux : elle ne tire point d'eux son origine ni
sa durée. Mais l'enfant qui naîtra , lors même qu'il paraîtra avoir
besoin de tout et n'être capable d'aucun commandement , portera
tout le poids de la majesté divine et de la royauté. Il soutiendra
tout par son efficace et sa puissance^, et la souveraine autorité
' (c Parvulus natas estnobis, etfilius > Isai. 0. 6.
datus est nobis : et factus est {heb. et ^ nPurtans omoia verbovirtatis sas. w
erit) priucipatus super hainerum ejus ; ( Heb. 1,3.)
et vocabitur nomeu ejus, Admirabilis , « Ecce Deus vester : ecce Domiuus
Consiliarius , Deus , Furtis , Pater futuri Deus in fortitudine veoiet, et braduam
leculi , Princeps pacid. » suum domiaabitur. » (Isai. 40, 10. j
TBAITE DES ETUDES. 117
/
rt^sidera pleinement et solidairement sur lui : et erit principatus
super humerutn ejus. Rien ne le prouvera mieux que la voie
même qu'il choisira pour régner. Il faudra qu'il ait par lui-même,
et indépendamment de tous les moyens extérieurs , une souve-
raine puissance pour se faire adorer par tous les hommes mal-
gré Tignominie de la croix dont il aura bien voulu se charger,
et pour convertir Tinstrument de son supplice en l'instrument
de sa victoire , et en la marque la plus éclatante de sa royauté : sa
principauté sera sur son épaule. »
Quand ou étudie avec quelque soin les Écritures, ou reconnaît
que c'est toujours la force des pensées et la grandeur des senti-
ments qui en font la beauté.
§ IV. Descriptions.
1. Cyrus a été le plus grand conquérant et le prince le .plus
accompli dont il soit parlé dans l'histoire. L'Écriture nous en dé-
couvre la raison. C'est que Dieu avait pris plaisir à le former lui-
même pour l'accomplissement des desseins de miséricorde qu'il
avait sur son peuple. Deux cents ans avant sa naissance il l'ap-
pelle par son nom , et avertit que c'est lui quiiui mettra la cou-
ronne sur la tête et l'épée en main, pour le rendre le libérateur
de son peuple.
a Voici ce que dit le Seigneur à Cyrus qui est mon christ ', que
« j'ai pris par la main pour lui assujettir les nations, pour met-
« tre les rois en fuite, pour ouvrir devant lui toutes les portes
a sans qu'aucune lui soit fermée. Je marcherai devant vous ;
« j'humilierai les grands de \a terre : je briserai les portes d'airain
« et de bronze... Je suis le Seigneur, et il n'y en a point d'autre,
« il n'y a point de Dieu que moi. Je vous ai mis les armes à la
« main, et vous ne m'avez point connu ». »
Dans un autre endroit il commande à Cyrus , roi des Perses ,
* ' a Hsec dicit Dominas christo meo miliabo : portas «reas conteram , et vec-
Cyro, cajas apprchendi dexteram, ut tes ferreos confringam,... Ego Dominus,
subjiciam atite faciem ejas gentes , et et non est ainpiius : extra me non est
dorsa regum vertam , et aperiam coram deus. Accinxi te , et uou cognovisti me. »
eo januas, et portœ non claadentnr. '^ Isai. 45 , I ,I2,n 5.
Ego ante te tbo , et gloriosos terrœ hu-
118 TBAITB DKS ETUDES.
appelés pour lors Elamites , de partir avec les Mèdes : il donne
les ordres pour le siège, et Babylone tombe. « Marche ', Élam ;
« Mède , assiège la ville. Enfiu Babylone ne fera plus soupirer
«lesautres>. » Qu'il vienne maintenant à mon ordre: qu'il s*unisse
aux Mèdes : qu'il assiège une ville ennemie de mon culte et de
mon peuple : qu'il m'obèisse sans me connaître : qu'il me suive
les yeux fermés : qu'il exécute mes volontés sans être ni de mon
conseil , ni dans maconûance : et qu'il apprenne à tous les princes,
et même à tous les hommes , combien je suis maître des em-
pires , des événements , des volontés même , puisque je me fais
également obéir par les rois et par chaque soldat de leur armée,
sans avoir besoin ni de me montrer , ni d'exhorter , ni d'em-
ployer d'autres moyens que ma volonté , qui est aussi n)a
puissance : ut sciant hi qui ab ortu solis, et qui ab occi-
dente, quoniam absque me non est. Ego Dominas , et non est
alter 3.
Qu'il y a de grandeur dans ce peu de paroles: Ascende, ^lam :
Prince des Perses, partez. Obside, Mede : Et vous, prince des
Mèdes, formez le siège. Omnem gemitum ejus cessarefeci:
Babylone est prise et pillée ; elle est sans pouvoir ; sa tyrannie
est finie.
2. Comme Dieu est extrêmement sensible à l'oppression des
pauvres et des faibles , aussi bien qu'à l'injustice des juges et
des grands de la terre, c'est ce que l'Écriture a peint avec les
couleurs les plus vives.
Isaïe 4 nous représente la vérité faible et tremblante ^ , qui im-
plore en vain le secours des juges , et qui se présente inutilement
devant les tribunaux. Tout accès lui est fermé. Partout elle est
rébutée, mise en oubli, foulée aux pieds. Le crédit l'emporte
sur le bon droit. L'homme de bien est livré en proie à l'injuste.
« Le Seigneur l'a vu, dit le prophète, et ses yeux ont été bles-
' « Ascende, ^lam : obside , Mede : rait in platea Teritas, et aeqnitas non
omnem gemitnm ejas cessare feci. » potuit ingredi. Et facta est veritas in
' Isai. 21 , 2. oblivionem : et qai recessit a malo.
^ Isai. 45 , 6. praedse patuit : et vidit Dominas , et ma-
^ Isai. 59, I4-I6. lam apparaît in oculisejas, quia non est
' ^ n Conversam est retrorsam judi- jadicium. Et vidit quia non est Tir : et
cittm , et justitia longe stetit : quia cor> aporiatus'est , quia non est qui occurrat »
TBAITB D^S ETUDES. 119
« ses de ce qu'il n'y avait plus de justice au monde. Il a vu qu*il
u ne restait plus d*homme sur la terre, et il a été saisi d'éton-
« nement de voir que personne ne s 'opposait à ces maux. »
Son silence fait croire, ou quMl ne voit point ces désordres ,
ou qu^il y est indifférent II n'en est pas ainsi , dit le prophète
dans un autre endroit. Tout se prépare pour le jugement, sans
que les hommes y pensent. Le juge invisible est présent >. Il est
debout pour prendre en main la défense de ceux qui n'en ont
point d'autre ,. et pour prononcer contre les injustes, et pour les
faibles et les pauvres , un jugement très-différent. « Le Seigneur
« entrera en jugement avec les anciens et les princes de son peu-
« pie. Quoi ! c'est vous qui avez ravagé la vigne ? La dépouille
« du pauvre paraît dans vos maisons. Pourquoi foulez-vous aux
a pieds mon peuple ? pourquoi brisez-vous les pauvres ? dit le
« Seigneur, le Dieu des armées >. » Rien n'est plus vif ni plus élo-
quent que les reproches que Dieu fait ici aux juges et aux princes
de son peuple. Quoi! vous qui deviez défendre mon peuple,
comme une vigne dont vous aviez la garde ; vous qui deviez lui
servir de haie et de rempart, c'est vous-mêmes qui avez ravagé
cette vigne et qui l'avez ruinée , comme si le feu y avait passé ^ !
Et vos depasti estis vineam. Encore si vous aviez la modéra-
tion de ménager vos frères, et de ne pas les ruiner entièrement !
Mais, après avoir dépouillé mon peuple, vous le mettez sous le
pressoir pour tirer de ses os quelque suc, atteritis; et vous le
brisez sous le moulin pour achever de le mettre en poudre, corn"
molitis. Vous prétendez peut-être me déguiser vos vols et vos
rapines, en les convertissant en de superbes ameublements dont
vous ornez vos maisons. J'ai suivi avec des yeux attentifs et ja-
loux tout ce qui était à votre frère et que vous lui avez enlevé.
Je le vois , malgré l'application que vous avez à me le cacher :
Rapina pauperis in domo vestra. Tout demande vengeance et
l'obtiendra. Elle tombera sur vous et sur vos enfants ; et le fils
\
* «I Stat ad judicandom ( heb. cancer- tra. Quare atteritis populam menm, et
tandam ; Dominus, et stat ad judicaados faciès pauperum commolitis ? dicit Ûo*
popolos. Dominas ad judicium veniet minus Deus exercituum. »
eum senibas popnli sai , et principibas ^ Isai. 3, 13-15.
eju«. Vosenim {heb. Et vos) depasti estis ^ C'est la furce du texte original,
vineam. Kapina pauperis in domo ves-
120 TB.UTé D^S ÉTUDES.
d'un père injuste , en héritant de son crime , héritera aussi de ma
colère.
« Malheur à vous * , dit-il ailleurs , qui bâtissez vos maisons
« du sang du peuple ! La pierre criera contre vous du milieu
« de la muraille ; et le bois qui sert à lier le bâtiment rendra
« témoignage contre vous ». »
On voit un caractère tout opposé dans la personne de Job , qui
était le modèle d'un bon juge et d*un bon prince. « La compas-
« sion 3 , dit-il , m'a élevé et m'a nourri dès mon enfance , et je
« l'ai eue pour guide dès le sein de ma mère.... Mon vête-
« ment était la justice, et elle me servait de manteau. L'équité
« de mes jugements était mon diadème. Je délivrais le pauvre
«( qui (femandait justice par ses cris , et l'orphelin qui était sans
« protecteur. Celui: qui était près de périr me comblait de béné-
'< dictions; et je consolais le cœur delà veuve. J'étais l'œil de
« l'aveugle et le pied du boiteux. J'étais le père des pauvres..^
« Je brisais les mâchoires de l'injuste, et je lui arrachais sa proie
« d'entre les dents 4. »
3. Je 6nirai par une description d'un genre bien différent de
celles qui ont précédé , mais qui n'est pas moins remarquable :
c*est celle d'un cheval de bataille , que Dieu lui-même nous a
tracée dans le livre de Job.
« Est-ce vous ^, dit Dieu à Job, qui avez donné au cheval la
« force et le courage, qui l'avez rendu terrible par un frémisse-
« ment semblable au tonnerre ? Le rendrez- vous inquiet ? et le
« ferez-vous bondir comme une sauterelle, dans le temps que la
* a Vee qui œdiflcat civitatem in san- lius aaferebam. praedam. »
gainibas... Quia lapis de pariete clama* * Job. cap. 31 , 18 ; et cap. 29, 12-17.
bit : et lignum , qaod inter jaocturas ^ Numqaid pnebebis eqao fortitndi-
aedificiorum est, respondebit. m nem , aat circamdabis coUo ejaa hinni-
' Ilabac. 2 , II , i2. tum ? Namquid suscitabis eum qoaHi lo-
' « Ab infantia mea crevit mecum custtas ? Gloria nariam ejns terrer. Ter.
misera tio (l^eb. edacavit me), et ab ram ungitla fodit: exsoltat audacter : in
utero matris deduxi illam .. Liherabam occursum pergit armatis. Contemnit pa>
pauperem vociferautem , et pupillum vorem , nec cedit gladio. Super ipsam
cul non erat adjutor. Benedictio perituri sonabit pharetra , vibra bit hasta et
super me veniebat, et corviduae conso- clypens. Fervens et fremens sorbet ter-
latus sum. Justifia indutus sum; etves- ram, nec reputat tubae sonare clango-
tivi me , sicut vestimento et diademale , rem. Ubi audierit bucciuam , dicit , Vah 1
judicio meo. Ocnins fui caeco , et pes Procul odoratur bellum , eihortationem
claudo. Pater eram pauperum... Con- ducum , et nlulatum exercitus. »
terebam molas iniqui, et de dentibus il-
TRAITÉ DES ÉTUDES. 12 1
« fierté qui paraît dans le mouvement de ses narines inspire la
» terreur ? Il creuse du pied la terre : il est plein de conûance
« en sa force : il va au-devant des hommes armés. Il se rit de la
« peur, et il en est incapable ; et la vue de Tépée ne le fait point
« reculer. Ne pouvant retenir son inquiétude et son ardeur, il
« frappe la terre et l'enfonce ; et il ne devient point tranquille
« par les premiers signaux de la trompette. Mais lorsqu'elle
« donne un signal décisif, alors il dit. Courage! II distingue
» comme par Fodorat que le combat va se donner avant qu'il se
« donne. Il entend , ce semble , le commandement des généraux,
« et il prend garde au bruit confus de Tarmée ' . »
Chaque mot demanderait d*étre développé , pour en fair^ sen-
tir la beauté : je ne m'arrêterai qu'aux derniers , qui donnent
une espèce d'entendement et de parole au cheval.
Les armées sont longtemps à se mettre en ordre de bataille, et
elles sont quelquefois longtemps en présence sans s'ébranler.
Tons les mouvements sont marqués par des signaux particuliers ;
et les. différents sons de trompette apprennent aux soldats tout
ce qu'ils doivent faire. Cette lenteur importune le clieval. Comme
il est prêt au premier son de trompette , il supporte avec impa-
tience qu'il faille avertir tant de fois l'armée. Il murmure en se-
cret contre tous ces délais ; et , ne pouvant demeurer en place ,
ni aussi désobéir, il bat continuellement du pied , et se plaint en
sa manière qu'on perde inutilement le temps à se regarder sans
rien faire : Fervens et f remens sorbet terram. Dans son impa-
tience il compte pour rien tous les signaux qui ne sont point
décisifs , et qui ne font que marquer quelque détail dont il n'est
point occupé : Nec reputat tubas sonare ctangorem. Mais
quand c'est tout de bon , et que le dernier coup de la trompette
annonce la bataille, alors toute la contenance du cheval change.
On dirait qu'il distingue comme par l'odorat que le combat va se
donner, et qu'il a entendu distinctement l'ordre du général : et il
répond aux cris confus de l'armée par un frémissement qui mar-
que son allégresse et son courage : Ubi audierit buccinam , dlcit,
t^ahl Pronnt odoratur be/lum, exhortationem ducum, etulu-
kUum exercitus.
• Job. 30, 1925. *
II
122 TRAITÉ DES ETUDES.
Qii'oii compare les admirables descriptions • qu'Hcmère et
Virgile ont faites du cheval , on verra combien celle-ci est supé-
rieure.
§ V. Figures,
Ce serait une chose infinie que de vouloir parcourir toutes les
différentes espèces de figures qui se rencontrent dans l'Écriture.
Les passages que j*ai déjà cités en renferment un grand nombre.
J'y en ajouterai encore quelques-unes , surtout de celles qui
sont les plus communes , telles que sont la métaphore, la simili-
tude, la répétition , l'apostrophe , la prosopopée.
l. Métaphore et similitude.
« J'ai toujours craint la colère de Dieu comme des flots sus-
ce pendus sur ma tête» , et je n'en ai pu supporter le poids >, »
Quelle idée de la colère de Dieu ! des flots qui engloutissent
tout, un poids qui accable et qui brise. Iram Domini poriabo^.
Comment la pourrons-nous porter pendant toute l'éternité?
La magniûcence de Dieu à l'égard de ses élus n'est pas moins
difOcile à comprendre et à exprimer. « Il les enivrera de ses
« biens 4, il les inondera d'un torrent de délices 5. »
II est une autre ivresse bien terrible réservée aux impies.
« ïu seras enivrée de douleurs ^, dit un prophète à Jérusalem ré-
« prouvée. Tu boiras la même coupe que ta sœur Sa ma rie a bue,
» qui n'est pleine que de désolation et de tristesse. Tu la boiras
« jusqu'à la lie. Tu seras même contrainte d'en manger les fra^-
« ments ; et, dans l'excès de ton désespoir, tu te décliireras la poi-
« trine. Car c'est moi qui l'ai ainsi ordonné, dit le Seigneur 7. »
Voilà une affreuse peinture de la rage des réprouvés, mais
encore infiniment au-dessous de la vérité.
' « Semper quasi tamentes super me ^ Ps. 35 , 0.
fiuctus timni Deum, et pondus ejus ferre ^ n Ebrietate et dolore repleberis :
non potui. » calice mœroris ettristitite , calice aororis
- Job. 31 , 23. tuffi Samariae. Et bibes illum, et epofabis
^ Mich. 7,9. usque ad fèces; et fragmenta ejus devo*
* « Inebriabuntur ab ubertate domus ral)is, et ubera tua lacerabis : qaia tgo
tuae : et torrente voluptatis tuac polabis locutas sum , ait Dominus Deus. w
eos. » ' Ezecb. 23 , \i'i ^t 3i.
TRAITÉ DES ÉTUDES. 138
2. Répétition.
« Comme je me suis appliqué à les arracher', et à les dé-
« truire , et à les dissiper , et à les perdre , et à les affliger , ainsi je
a m'appliquerai à les édifier et à les planter, dit le Seigneur >. »
La conjonction répétée ici plusieurs fois marque comme autant
de coups redoublés de la colère de Dieu.
« Babylone est tombée ^ ; elle est tombée cette grande ville ,
c qui a fait boire à toutes les nations le vin empoisonné de sa
« prostitution 4. » Cette répétition , qui est aussi dans Isaïe ^,
marque que la chute de cette grande ville paraîtra incroyable , et
que , pour y ajouter foi , on se fera répéter plusieurs fois cette
étonnante nouvelle.
« C'est maintenant ^ , dit le Seigneur, que je me lèverai :
« c'est maintenant que je signalerai ma grandeur : c'est main-
« tenant que je ferai éclater ma puissance 7. »C'esl-à-dire qu'après
avoir longtemps paru endormi, il sortira enfin de son sommeil
pour prendre avec éclat la défense de son peuple , et que le mo-
ment en est venu : nunc, nunc. Dieu s'explique encore d'une
manière plus vive dans le même prophète : « Je me suis tu jus*
« qu'à cette heure ^, je suis demeuré dans le silence, j'ai été pa-
« tient : mais maintenant je me ferai entendre comme une femme
« qui est dans les douleurs de l'enfantement : je détruirai tout ,
« j'abimerai tout ^. »
3. apostrophe. Prosopopée.
Ces deux figures sont souvent mêlées ensemble. La. dernière
consiste principalement à personnifier des choses inanimées , à
leur donner du sentiment et de la parole , ou bien à leur adresser
son discours.
Dans le psaume 136, c'est un citoyen de Jérusalem , relégué à
■ « Sicat TigilATi saper eos at evel> * Âpoc. 14,8.
lerem , et demolirer , et dissiparem , et ^ Isai. 21 , 9.
disp«n^erein , et affligerem : sic vigilabo ^ c Nunc consargam , dicit Dominas :
saper eos at œdiflcem et plantem , ait nunc exaltabor : nunc sublevabor. »
Dominas. » ^ Isai. 33, 10.
> Jerem. 31 , 28. ^ i< Tacui semper , silai , patiens fui ;
3 « Cecidit , cecidit Babylon illa ma- sicut partnriens loqnar : dissipabo et ab-
giia , qase a vino irae fSornicationis sase sorbebo simal. »
potayitomnes gentes » ^ Isai 42, 14.
134 TRAITÉ DRS BTUDBS.
Babylone, qui, tristement assis sur les bords du fleuve quirr-
rosait cette ville , exhale sa douleur et ses plaintes en tournant les
yeux vers sa chère patrie. Ses maîtres , qui le tenaient captif, le
pressaient de chanter , pour les réjouir , quelques airs de mu-
sique sur ses instruments. Pénétré de douleur et d'indignation ,
il s'écrie : a Comment chanterions-nous le cantique du Sei-
« gneur dans une terre étrangère * ? Si je viens à t'oublier , ô Jé-
« rusalem , que ma main droite oublie tout ce qu'elle sait! que
« ma langue demeure attachée à mon palais , si je ne me souviens
« plus de toi^! » Combien cette apostrophe à Jérusalem rend-elie
tendre et touchant le discours de ce Juif exilé ! Il croit la voir,
l'entretenir, lui protester avec serment qu'il consent à perdre la
voix et l'usage de la langue, aussi bien que de ses instruments,
plutôt que de l'oublier en prenant part aux fausses joies de Ba-
bylone.
Les écrivains sacrés font un merveilleux usage de la proso-
popée, et Jérusalem en est souvent l'objet. Je me contenterai
d'en indiquer un seul exemple, tiré de Baruch , où ce prophète
décrit le malheur des Juifs emmenés captifs à Babylone. Il intro-
duit Jérusalem comme une mère désolée, mais soumise aux or-
dres de son Dieu, quelque rigoureux qu'ils soient, qui exhorte
ses enfants d'obéir à l'arrêt qui les condamne à l'exil ; qui déplore
sa solitude et leurs misères ; qui leur représente que c'est la juste
peine de leurs prévarications et de leur ingratitude; qui leur
donne des avis salutaires pour faire un saint usage de leur dure
captivité, et qui enfin, pleine de confiance en la bonté et en la
promesse de Dieu , les assure de leur retour glorieux. Le prophète
ensuite adresse la parole à cette même Jérusalem , et la console
par la vue du rappel de ses enfants et de tous les avantages qui le
suivront. Exue te, Jérusalem, stola luctus, et vexationis tuœ,
et indue te décore , et honore ejus , quœ a Deo tibi est, sempù
ternx glorix.,,. Nominabitur enim nomen tuum a Deo m sent-
pitemum : Paxjustitiœ , et honor pietatis^ .
1 (I Qnomodo cantabimas canticam liagna mea fanoibas mets > si non memi-
Domini in terra aliéna T Si oblitos faero nero tni. »
toi, Jérusalem, oblivioni detar (Ae6. ' Ps. 136, 4,5.
obliviscatur ) deztera *mea. Adhaereat ^ Baruch . c. 4 et 5.
TBÀIlé DES ÉTUDES. 125
Rienn*est plus ordinaire dans les Écriture^ que de personni>
fier répée du Seigneur >. Dieu lui commande : elle s'aiguise, elle
se polit, elle se prépare à obéir, elle part au moment marqué,
elle va où Dieu l'envoie, elle dévore ses ennemis , elle s*engraisse
de leur chair , elle s'enivre de leur sang , elle s'échauffe dans le
carnage; et quand elle a exécuté les ordres de son maître, elle
revient dans son lieu. Le prophète Jérémie réunit presque toutes
ces idées dans un seul endroit , et y en ajoute encore de plus
vives. « O épée du Seigneur * , ne te reposeras-tu jamais? Rentre
« en ton fourreau , refroidis-toi , et demeure en silence. Com-
• ment se reposerait-elle, réplique le prophète, puisque le Sei-
« gneur lui a commandé d'attaquer Ascalon , et que c'est là qu'il
« lui a ordonné de se rendre ^ ? »
§ VI. Endroits sublimes.
Dixit Deus , Fiat lux; et facta est lux. L'original porte :
Dixit, Detis, Sit lux; et fuit /mx; cequi est bien plus vif. « Dieu
dit: Que la lumière soit, et la lumière fut 4. »
Où était-elle un moment auparavant? Comment a-t-elle pu
naftre du sein même des ténèbres? Avec la lumière toutes les cou-
leurs dont elle est la mère embellirent la nature. Le monde ,
plongé jusqu'alors dans l'obscurité , parut sortir une seconde fois
du néant. 11 n'y eut rien qui ne fût orné en devenant éclairé.
Voilà ce que produisit une simple parole, dont la majesté s'est
fait sentir même aux infidèles^, qui ont admiré que Moïse eût fait
parler Dieu en maître , et qu'au lieu d'employer des expressions
qu'un petit esprit aurait trouvées magnifiques , il se soit contenté
de celle-ci : « Dieu dit : Que la lumière soit , et la lumière fut. »
Rien en effet n'est plus noble ni plus élevé que cette manière
I te Macro , mucro , evagina te ad oc- 4'^ , 10. )
cidendum : tima te at intnrficias et fal* ^ k O mucro Domini, usquequo non
Keas.... Gladias exacuttu est, et lima- quiesces? Ingredere in vaginam tuam ,
tua. Ut caïdAt victimas, exacutas est : refrigerare, et sile. Qaomodo qniescet .
utsplendeat, iimatas est. » (Ezkcm. 2! , quum Dominas prœceperit ei adversas
T. 28; et 9, 10. ) Ascalonem.... ibiqae condixerit illi? m
« GladiasDominirepIctas est sanguine, ^ Jerem. 47 , G . 7.
incrussatosest adipe. » ^ Isai. 34 . 0.) * Gen. I , 3.
« Devorabit gladias , et saturabitur. ^ Lou<'ii?
et inebriabitur aangoine eorum. w (Jk&.
II.
126 TRAITE DES ETUDES.
de penser. Pour créer la lumière ( et il eu est ainsi de Fanivers )
Dieu n'a eu qu'à parler : c'est encore trop dire; il n'a eu qu'à
vouloir. La voix de Dieu est sa volonté'. Il parle en comman-
dant , et il commande par ses décrets.
La Vulgate diminue quelque chose de la vivacité de l'expres-
sion: « Dieu dit, Que la lumière soit faite, et la lumière fut
« faite. » Car le mot de faire, qui parmi les hommes a diffé-
rents degrés et suppose une succession de temps, semble en
quelque sorte retarder l'ouvrage de Dieu, qui fut fait dans le
moment même qu'il le voulut , et eut tout d'un coup toute sa
perfection.
C'est dans ce même style que le prophète Isaïe fait parler Dieu,
lorsqu'il prédit la prise de Babylone par Cyrus. « Je suis le Sei-
« gneur * , qui fais toutes choses : c'est moi seul qui ai étendu
« les cieux ; et personne ne m'a aidé quand j'ai affermi la terre...
« C'est moi qui dis à l'abîme ^ : Épuise-toi , je mettrai tes eaux
« à sec Qui dis à Cyrus : Vous êtes le pasteur de mon troupeau,
a et vous accomplirez ma volonté en toutes choses. Qui dis à
« Jérusalem , Vous serez rebâtie; et au temple , Vous serez fondé
« de nouveau. »
Le roi de Syrie et celui d'Israël avaient juré la perte de Juda;
et les mesures qu'ils avaient prises pour détruire ce royaume
paraissaient immanquables. Un seul mot les dissipe. « Voici ca
(c que dit le Seigneur 4 : Ce dessein ne subsistera pas , il n'aur^^
« point d'effet. »
La même pensée est plus étendue dans un autre endroit ; et
le prophète , qui sait que Dieu a promis de faire subsister la raca
de David jusqu'au temps du Messie , qui en doit naître , brave
avec une sainte fierté les vains efforts des princes et des peuples
conjurés pour détruire la famille et le trône de David. « Assem-
' Dicere Oei, voluisse est. » ( S. Eo. ciam. Qai dico Cyro : Pactor meas ea,
cHsii.) et omnem velantatem meam complebia.
« Natorse opifez lucem locatas est, Qoi dico Jerasalem, .£diflcaberb; et
et creavit. Sermo Dei , volantas est : templo . iFundaberis. u ( Isai. 44 , 24 ,
upus Dei f natara est. » ( S. Ambbos. ) 27 , 28. )
' « Ego sum Dominas , faciens omnia : ^ 11 marqae l'Euphrate, qae Cyrus des»
eztendens cœlos solas, stabiliens ter- sécha poar prendre Babylone.
ram , et nullas mecum.... Qui dico pro- ^ «. îlœc dicit Dominas Deas : Non
fundo : Desolare, et flumina taa arefa- stabit, et non erit istad. » (Isai 7» 7.)
TR41TB DES ETUDES. 127
« blez-vous ' , peuples, et vous serez vaincus. Peuples éloignés,
« peuples de toute la terre , écoutez : réunissez vos forces , et
« vous serez vaincus; prenez vos armes, et vous serez vaincus;
« formez des desseins , et ils seront dissipés ; donnez des ordres ,
« et ils ne s'exécuteront point, parce que Dieu est avec nous. »
Isaîe prédit ici, en termes dignes de la puissance infinie de Dieu,
que tous les hommes ensemble ne retarderont pas un seul mo-
ment des promesses immuables; que les confédérations, les
conspirations, les desseins secrets, les armées nombreuses, se-
ront inutiles ; que tous ceux qui attaqueront le faible royaume
de Juda seront vaincus ; que l'univers entier ne pourra rien
contre lui; et que ce qui le rendra invincible, c'est que Dieu est
avec lui 9 ou , ce qui est la même chose, parce qu'Emmanuel est
son protecteur et son roi , et que c'est de ses intérêts qu'il s'agit
plutôt que des princes dont il doit naître.
Des obstacles infinis s'opposaient au dessein qu'avait Zoro-
babel de faire rebâtir le temple de Jérusalem ; et ces obstacles ,
comme une montagne , étaient insurmontables à tous les efforts
humains. Dieu ne fait que parler , mais d'un ton de maître , et
la montagne disparait. Quis tu^ , nions magne, coram Zoro-
babelf Inplanum.
Tout le monde sait avec quelle énergie l'Écriture fait dispa-
raître par une ruine subite l'impie , qui , un moment auparavant,
semblable au cèdre, portait sa tête orgueilleuse jusque dans le
ciel, f^'idi impium superexaltatum et elevatum sicut cedros
Libani: et transivi, et ecce non erat; et quœsivi euni, et non
est mvenius locus ejus ». Il est tellement disparu et anéanti , que
] e lieu même où il était ne subsiste plus. M. Racine a traduit cet
endroit :
J'ai vu l'impie adoré sur la terre.
Pareil au cèdre , il car.hait dans les deux
Son front audacieux.
11 semblait à son gré gouverner le tonnerre ,
* > « Congregamini , popiili, et vinci- tiet : quia nobiscum Deas. » (Isai. cap.
mini ; et audite y uuÏTersae procul terne : 8 , v. 9 , 10. }
cottfortamini , et vincimini ; accîngite ' Qui es- tu , grande montagne, devant
vo«, et Tincimini; inite consilium, et Zorobabel? Sois aplanie. (Zacr. 4,7)
dissipabitur ; loquimiui verbum , et non ^ l*s. 3G , v. 33 , 36.
128 TBAITÉ DES ÉTUDES.
Foulait aux pieds ses enuemis vaincus.
Je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus *.
Voilà ce qu*est toute la grandeur des princes les plus formi-
dables, quand eux-mêmes ne craignent point Dieu : une fumée,
une vapeur, une ombre, un songe, une vaine image. In ima-
gine per transit homo *.
Quelle noble idée au contraire FÉcriture nous donne-t-elle de
la grandeur de Dieu ! Il est celui qui est ^. Son nom est rÉtemel :
le monde entier, son ouvrage. Le ciel est son trône, et la terre
son marchepied. Toutes les nations ne sont devant lui que
comme une goutte d'eau; et la terre qu*elles habitent', que
comme un grain de poussière. Tout Tunivers est devant Dieu
comme n*étant point. Sa puissance et sa sagesse le conduisent,
et en règlent tous les mouvements avec la même facilité qu'une
main soutient un poids léger, dont elle se joue plutôt qu'elle
n'en est chargée. Il dispose des royaumes en maître souverain 4,
et les donne à qui il lui plait : mais son empire, aussi bien que
son pouvoir , est sans bornes.
Tout cela nous paraît grand et sublime , et l'est en effet par
rapport à nous. Mais , dès que l'on parle aux hommes un lan-
gage qu'ils soient capables d'entendre , que peut-on dire qui soit
digne de Dieu? L'Écriture elle-même succombe sous le poids
de sa majesté; et les expressions qu'elle emploie, quelque ma-
gnifiques qu'elles soient , n'ont aucune proportion avec Tunique
grandeur qui mérite ce nom.
C'est ce que Job nous marque d'une manière admirable. Après
avoir rapporté les merveilles de la création , il termine ce récit par
une réflexion très-simple et en même temps très-sublime. « Ce
a que nous venons de dire ^ n'est qu'une petite partie de ses
I Esther, act. v , «cène dernière. sunt : ecceinsulœ qaaii pnlyU exig^uns...
' Ps. 38, 7. Omnes gentes qaaai non sint, sic sunt
3 n Ëgo sum qui sum. » {Exod. 3, 14.) coram eo, et qaasi nihilam et inane re>
(c CœlQm sedes mea , terra autem sca* patatsesant ei » (Is&i. 4u , 12 , 1& , 17.)
bellum pedum meorum. m (Is&i. 66, I.) * a Donec cognoscant viyentes, qao-
« Quis mensas est pugillo aqaas , et niam dominatar Excelsos in regno bo>
rœlos palmo ponderavit ? quifl appendit minum, et cuicumqae volaerit , dahit
tribus digitifl molem terrœ , et libravit illud... Potestas ejus potestas sempi-
in pondère montes, et colles in ^ta- terna, et regnum ejus in generationem
teru ?... Kcce gentes quasi stilla situlap, et generationem. v (Dah. 4 , 14, 31. )
et quasi momentnm staterae reputatae ^ n Ecce , haec ex parte flicta suaf
TBAITE DES ETUDES. 129
« œuvres : que si ce que nous avons entendu est seulement
« comme une goutte en comparaison de ce que Ton en peut dire,
« qui pourrait donc soutenir le tonnerre de ses merveilles et de
« sa toute-puissance ' ? » Le peu qu'il nous découvre de sa
grandeur infinie n'a aucune proportion avec ce qu'il est , et sur-
passe néanmoins notre intelligence. Il se rabaisse, et nous ne
saurions atteindre jusqu'à lui dans le temps même qu'il descend
jusqu'à nous. Il est contraint d'employer notre langage et nos pen-
sées pour se rendre intelligible, et alors même nous sommes plu-
tôt éblouis de sa lumière que véritablement éclairés. Que serait-ce
donc s'il se montrait dans toute sa majesté ; s'il levait les voiles qui
en tempèrent l'éclat; s'il voulait nous dire tout ce qu'il est ? Quel-
les oreilles seraient à l'épreuve d'un tel tonnerre? quels yeux ne
seraient point aveuglés par une lumière si disproportionnée à leur
faiblesse? Qttis poterii tonitruum magnitudinis Ulius infueri?
§ Vil. Endroits tendres et touchants.
On ne pourrait croire qu'une telle majesté fât capable de se
rabaisser comme elle fait en parlant aux hommes, si l'Écriture
ne nous en donnait des preuves presque à chaque page. Ce qu'il
y a de plus vif et de plus tendre dans la nature ne l'est pas encore
assez pour son amour.
a J'ai nourri des enfants *, dit-il par la bouche d'isaïe, et je les
« ai élevés; et après cela ils m'ont méprisé. Le bœuf connaît
« celui à qui il est , et l'âne l'étable de son maître : mais Israël
« ne m'a point connu ^. »
a Maintenant donc 4, vous , habitants de Jérusalem , et vous ,
« hommes de Juda , soyez les juges entre moi et ma vigne. Qu'ai-
3 je dû faire de plus à ma vigne que je n'aie point fait ? Est-ce
« que je lui ai fait tort d'attendre qu'elle portât de bons rai-
<i sins, au lieu qu'elle n'en a produit que de mauvais^ ? »
▼iarameja0;etqaQm vix parvam stillam ^ Isai. I , v. 2, 3.
•ermonis ejas audierimas , quis poterit ^ « Nanc ergo , habitatores Jerusa-
tonitmom magnitadinis illias intaeri? » iem, et viri Juda , judicate inter nie et
' Job. 26 , 14. Tineam meam. Quid est qaod debui ultra
2 n Filios enutrivi , et exaltavi : ipsi facere vineae mdae , et nou feci ei ? An
antem spreverunt me. Cognovit bos pos quod exspectavi ut faceret uvas , et fecit
sessorem saum , et asinus prœsepe domint labruscas ? »
•ui : Israël autem non cognovit. u ^ Isai. &, 3, i.
130 TRAITA DES ÉTDDES.
« On dit d'ordinaire* : Si une femme, après avoir été répudiée
« par son mari et Tavoir quitté , en épouse un autre , son mari la
« reprendra-t-il encore? et cette femme n'est-elle pas considérée
« comme impure et comme déshonorée? Mais pour vous, 6 fille
« d'Israël y vous vous êtes corrompue avec plusieurs qui vous
« aimaient : et néanmoins, Revenez à moi, dit le Seigneur, et je
« vous recevrai *. »
« Écoutez-moi ^ , maison de Jacob , et vous tous qui êtes restés
« de la maison d'Israël; vous que je porte dans mon sein , que
« je renferme dans mes entrailles. Je vous porterai moi-même
« encore Jusqu'à la vieillesse, je vous porterai jusqu'à l'âge le
« plus avancé. Je vous ai créés, et je vous soutiendrai : je vous
« porterai et je vous sauverai 4 . ©
« Comme une mère caresse son petit enfant ^ , ainsi je vous
« consolerai , et vous trouverez votre paix dans Jérusalem ^. »
ft Sien a dit 7 : Le Seigneur m'a abandonnée , le Seigneur m'a
« oubliée. Une mère peut-elleoublier son enfant, et n'avoir point
« de compassion du Ois qu'elle a porté dans ses entrailles? Mais
« quand même elle l'oublierait , pour moi je ne vous oublierai
« jamais 8. »
Toutes ces comparaisons, quelque tendres qu'elles soient , ne
suffisent pas encore à Dieu pour nous témoigner jusqu'où va sa
tendresse et sa sollicitude pour des hommes qui le méritent si
peu. Ce souverain maître de l'univers ne dédaigne pas de se com-
parer à une poule qui tient toujours ses ailes étendues pour y
recevoir ses petits ; et il déclare que le plus petit de ses servi-
teurs lui est aussi cher et aussi précieux que nous l'est la pru-
1 H Vulgo dicitur : Si dimiserit vir feram ; ego portabo » et salyabo. i»
axorem suam , et recedens ab eo daxerit < Isai. 46 > 3 , 4.
viram alteram , namquid revertetar ad ^ « Qaomodo si cui mater blandiatar ,
eam ultra ? numqaid non poUuta et con- ita ego consolabor vos ; et in Jérusalem
taminata erit muiier illa? Tu antem for- consolabimini. m
nicata es cum amatoribus multis : ta- < Isai. 66 , 13.
men , Revertere ad me , dicit Dominus , '' ci Dixit 8ion : Dereliqnit me Domi-
et ego snscipiam te. » nus, et Dominus oblitus est mei. Mum-
3 Jerem. 3, 1> quid oblivisci potest muiier infantem
3 « Andite me , domus Jacob , et omne sunm , ut non misereatur filio utcri sui T
residuam domus Israël , qui portamini a Et si illa oblita fuerit , ego tamen non
mec atero, qui gestamini a mea vulva. obliviscar tui. m
Usqae ad senectam ego ipse , et usque * Isai. 49, 14 , 15.
ad canos ego portabo. Ego feci , et ego
TAAITE DES ÉTUDES. 13C
nelle de Toei]. « Jérusalem «, Jérusalem, qui tues les prophètes
« et qui lapides ceux qui sont envoyés vers toi , combien de fois
R ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule rassem-
« ble ses petits sous ses ailes, et tu ne Tas pas voulu * !» Il dit lui-
même, en parlant de son peuple : « Celui qui vous touche^,
« touche la prunelle de mon œîH. »
De là viennent ces expressions si ordinaires dans FËcriture y
dont il est étonnant que des créatures osent se servir à Tégard
de Dieu : « Gardez-moi ^ comme la prunelle de votre œil. Cou-
« yrez-moi sous Tombre de vos ailes ^. » A qui des hommes,
ô mon Dieu, oserais-je parler de la sorte ? et à qui pourrais-je dire
que je lui suis précieux comme la prunelle de ses yeux ? Mais
c*est vous-même qui m^nspirez et me commandez cette con-
fiance. Rien n'est plus délicat ni plus faible que la prunelle. En
cela elle est mon image. Qu'elle le soit aussi , ô mon Dieu , dans
tout le reste ! et multipliez les secours à mon égard comme vous
avez multiplié les précautions par rapport à elle , en l'environ-
nant de paupières et de défenses. Custodi me ut pupillam oculU
Mes ennemis m'environnent comme des oiseaux de proie , et je
ne puis leur échapper, si je ne me réfugie dans votre sein. Vous
avez appris à des petits encore faibles à se retirer sous les ailes
de leurs mères , et vous avez donné aux mères cette sollicitude
et cette tendresse pour leurs petits, qui fait notre admiration.
Vous vous êtes peint dans votre ouvrage ; et vous avez exhorté
les hommes à recourir à vous , par toutes les preuves de votre
bonté, que vous avez répandues dans les animaux et dans la na-
ture. Que j'ose , ô mon Dieu , avoir autant de confiance en vous
que vous avez de bonté pour moi ! Sub umbra alarum iuarum
protège me.
Rien n'est plus tendre ni plus touchant que l'histoire admira-
ble de Joseph ; et il est difficile de retenir ses larmes ? lorsqu'on
' « Jerasalem , Jérusalem, quae oc- * Zach. 2, 8.
cidis prophètes, et lapidas eos qui ad te * « Custodi me ut pupillam oculi ; sub
missi sunt . quoties volui congregare umbra alarum tuarum protège me. »
fllios suos, qnemadmodum gallina cou- ^ Ps. 16, 8.
g^regat pullos suos sub alas , et noluisti ! » '' « 1- estinavitque , quia commota fue •
* Mattb. 23,37. r&nt viscera ejus super fratre sno , et
3 « Qui tetigerit vos , taugit pupillam erumpebant lacrymœ. » ( Gen. 43 , 30. )
oculi mei. <^ ^ ocyxW vestri , et oculi frau'is Bea-
133 TRAITÉ BBS ÉTUDES.
le voit obligé de se détourner ou de se retirer pour essuyer les
siennes , parce que ses entrailles étaient attendries par la pré-
sence de Benjamin ; ou lorsque , après s^étrefait connaître , il se
jette au cou de ce cher frère , et, le tenant étroitement embrassé,
mêle ses larmes aux siennes , et en fait autant à Tégard de ses
autres frères, sur chacun desquels il est dit qu'il pleura. Dans
ce moment aucun d'eux ne parla ; et ce silence est infiniment
plus éloquent que tous les discours. La surprise, la douleur, le
souvenir du passé, la joie, la reconnaissance, étouffent en eux
toute parole. Leur cœur ne s'explique que par des larmes , qui
signifient tout ce qu'ils pensent, mais qu'ils ne peuvent ex-
primer .
Quand on lit les tristes lamentations de Jérémie sur la ruine
de Jérusalem ■ ; qu'on voit cette ville , autrefois si peuplée , ré-
duite en une affreuse solitude ; la maîtresse des nations devenue
comme une veuve désolée ; les rues de Sion pleurer„parce qu'il
n'y a plus personne qui aille à ses solennités ; ses prêtres et ses
vierges , plongés dans l'amertume , gémir jour et nuit ; ses vieil-
lards, couverts de cendre et de cilices, soupirer sur les tristes rui-
nes de leur patrie; ses enfants affamés demander du pain, et
n'en pouvoir obtenir, on est prêt à s'écrier avec le prophète :
« Qui fournira * à mes yeux une fontaine de larmes pour pleu-
n rer les malheurs de Jérusalem ^P »
C'est cet état de Jérusalem qui tirait continuellement de la
bouche des prophètes des plaintes si tendres et des prières si vi-
ves. <c Seigneur 4, regardez-nous du ciel ; jetez les yeux sur nous
« de votre demeure sainte et du trône de votre gloire. Où est
jamin , vident qaod os meam luqaatar nere capita saa, accincti sunt ciliciis...
ad vos... Quumque ainplexatus recidisset Parvuli petierant panem , et dod erat qui
in collum Benjamin fratris soi , flevit , frangeret eis. » ( Lament. c. I , v. 1 » 4 ;
illo qaoqae similiter flente saper collam c. 2 , v. 10 ; e. 4 , v. 4 )
ejas. Osculatas qae est Joseph omnes > k Quis dabit capiti meo aqa%in , et
fratres suos , et ploravit saper singulos. ocalis meis fontem lacrymaram ? et plo-
Post qnee ausi sant loqui ad eam. » ( Gen. rabo die ac nocte interfectos filias populi
45, 12, 14, 15. ) mei. »
' a Qaomodo sedet sola civitas plena 3 jerem. 9,1.
popnlo 1 facta est qaaisi vidua domina * « Attende de cœlo , et vide de ha-
gentiam.... Viae Sion logent, eo quod bitacalo sancto tao , et gloriœ tase. Ubi
non sint qui veniant ad solemnitatem... est zelus tuas, et fbrtitado taa? multi-
Sacerdotes ejus gementes : virgines ejas tado visccram tuornm et miseratkmviia
aqualidae... Sederunt in terra, conticae- taaram? saper me continnenint m. »
rant seaes flUte Siou : cousperserant ci-
TBAITB DES ÉTUDES. 1^3
(t maintenant votre zèle et votre force ? Où est la tendresse de
« vos entrailles et de vos miséricordes ? Elle ne se répand plus
« sur moi ' ... Cependant *, Seigneur, vous êtes notre père... C'est
« vous qui nous avez formés, et nous sommes les ouvrages de
« vos mains... Jetez les yeux sur nous , et considérez que nous
A sommes tous votre peuple. La ville de votre Saint a été chan-
« gée en un désert : Sion est déserte ; Jérusalem est désolée.
A Le temple de notre sanctification et de notre gloire, où nos
• pères avaient chanté vos louanges, a été réduit en cendre; et
a tous nos bâtiments les plus somptueux ne sont plus que des
a ruines. Après cela , Seigneur, vous retiendrez-vous encore ?
« Demeurerez-vous dans le silence ? et nous affligerez-vous jus-
« qu'à l'extrémité 3? »
§ VIII. Caractères,
Il n'est pas étonnant que l'esprit de Dieu ait peint dans FEcri-
ture les différents caractères des hommes avec des couleurs si
vives. C'est lui qui a mis dans notre cœur tous les sentiments rai-
sonnables qui s'y trouvent; et il connaît mieux que nous-mêmes
ceux que notre propre corruption y a ajoutés.
Qui ne reconnaît pas la candeur ingénue et Tinnocente simpli-
cité de l'enfance dans le récit 4 que fait Joseph à ses frères de son-
ges qui devaient allumer leur jalousie et leur haine contre lui , et
qui l'allumèrent en effet .^
Quand le même Joseph se découvre à sa famille , il ne dit que
deux mots , mais qui sont puisés dans le fond même de la na-
ture: « Je suis Joseph s. Mon père vit-il encore.^ » Voilà de ces
traits d'éloquence qui sont inimitables. L'historien Josèphe n'a
pas senti cette beauté ; du moins il ne l'a pas conservée dans son
> Isa!. 63, 15. bilia noatra versa sunt in rainas. Nom-
^ « Et nnac , Domine, pater noster es quid super bis continebis te , Domine?
tn... et fictor noster tn, et opéra ma- tacebis , et affliges nos vehementer ? »
noam tuaram omnes nos... Eccerespice, ^ Isai. 64,8,12.
popnlas tons omnes nos. Civitas Sancti * « Haec ergo causa somniorum atque
tai facta est déserta : Sion déserta facta sermonum invidise et odii fomitem mi-
est; Jérusalem desolata est. Domus nistravit » (6'en. 37 , 8.)
sanctificationis et gloriae nostrae, ubi ^ k Ëlevavit vocem cum flctu... etdixit
landayemot te patres nostri , facta est fratribus suis : Ego sum Joseph. Adhuc
iu exnstionem ignis; et omnia desidera» pater meus vivit ? » (Gen. 45, 2, 3.^
12
134 TBAITÉ DES ÉTUDES.
récit. Le long discours qu'il y substitue, quoique beau en lui-
même, n'est pas en sa place.
Il y a dans les Actes un trait merveilleux qui peint au naturel
le caractère d'une joie subite et impétueuse. Saint Pierre avait
été mis en prison. En ayant été tiré miraculeusement , il vint à la
maison de Marie, mère de Jean , où les fidèles étaient assemblés
et en prières. Quand il eut frappé à la porte , une fille nommée
Rhode ayant reconnu sa voix ', au lieu de lui ouvrir, dans le
transport où elle était, courut vers les fidèles leur dire que Pierre
était à la porte.
La douleur , et surtout d'une mère, a aussi un langage et un
caractère qui sont particuliers. Je ne sais s'il est possible de les
mieux représenter qu'ils le sont dans l'histoire admirable de To-
bie. Dès que ce cher fils fut parti pour son voyage, sa mère, qui
l'aimait tendrement, ne le voyant plus, fut inconsolable ; et, plon-
gée dans Tamertume, elle ne fit plus que pleurer. Mais sa dou-
leur augmenta infiniment lorsqu'elle vit qu'il n'était point re-
venu au jour marqué. Ah! mon fils>! mon fils ! s'écria-t-elle
« baignée de larmes , pourquoi vous avons-nous envoyé si loin,
« vous qui étiez la lumière de nos yeux , le bâton de notre vieil-
« iesse , le soulagement de notre vie et l'espérance de notre pos-
(1 térité ? Nous ne devions pas vous éloigner de nous, puisque vous
« seul nous teniez lieu de toutes choses. Rien ne la pouvait con-
(( soler; et, sortant tous les jours de sa maison, elle regardait de
« tous côtés , et allait dans tous les chemins par lesquels elle es-
« pérait qu'il pourrait revenir, pour tâcher à le découvrir de loin
« quand il reviendrait. » On peut juger de l'effet que produisit
le retour de Tobie et de Raphaël. « Le chien qui les avait suivis
« durant le chemin courut devant eux ; et, comme s'il eût porté
« la nouvelle de leur venue, il semblait témoigner sa joie par le
« mouvement de sa queue et par ses caresses. Le père de Tobie ,
' « Et ut cognovit vocem Petri, prœ Titae nostrœ, spem posteritatis nostne?
gandio non apernit januam , sed intro Omniasimal in te ano habentes, te non
carrens nantiavit stare Petrum ante ja- debuimas dimittere a nobis.... lUa aa
nuam. » {Act. 12, 14.) tem nullo modo consolari poterat , sed
* « Flebat igitar mater ejus irreme- quotidie exsiliens circamspiciebat , et
diabilibus lacrymis, atqae dicebat : circaibat vias omnes per quas spes re-
Hea , hea me 1 fili mi I nt qaid te misimus meandi videbatur , at procul TÎderet
peregrinari , lamen oculorum nostrorum, eum , si fieri posset , Tenientem. w
baoalam senectutis nostrae , solutiam
TB4ITB DBS ÉTUDBS. 185
« toat aveugle qu'il était , se leva et se mit à courir, s*exposant
« à tomber à chaque pas; et, donnant la main à un serviteur, il
« s*enalla au-devant de son fils. L*ayant rencontré, il l'embrassa,
« et sa mère ensuite; et ils commencèrent tous deux à pleurer
« de joie. Puis, ayant adoré Dieu et lui ayant rendu grâces, ils
« s'assirent*. »I1 ne manque rien à ce récit; et FÉcriture, pour
en augmenter la naïveté , n'a pas omis la circonstance même du
chien , qui est tout à fait dans la nature.
Un mot échappé à l'ambitieux Aman nous découvre tout ce qui
se passe dans l'âme de ceux qui sont livrés à l'insatiable désir des
honneurs. Il était arrivé au plus haut comble de fortune où puisse
parvenir un mortel; et tout le monde fléchissait le genou devant
lui , à l'exception du seul Mardochée. n Mais * , dit-il en confi-
« dence à ses amis en leur ouvrant son cœur, quoique j'aie tous
« ces avantages , je croirai n'avoir rien tant que je verrai le Juif
« Mardochée demeurer assis devant la porte du palais du roi ,
« quand je passe 3. » Ce trait n'est pas échappé à M. Racine, et il a
bien su en profiter :
Dans les mains des Persans jeune enfant apporté
Je gouverne l'empire où je fus acheté.
Mes richesses des rois égalent l'opulence.
Environné d'ienfants, soutiens de ma puissance,
Il ne manque à mon front que le bandeau royal.
Cependant, des mortels a?euglemcnt fatal !
De cet amas d'honneurs la douceur passagère
Fait sur mon cœur à peine une atteiole légère.
Mais Mardochée assis aux portes du palais
Dans ce coeur malheureux enfonce mille traits :
Et toute ma grandeur me devient insipide
Tandis que le soleil éclaire ce perfide.
Je finirai par un endroit de l'Écnture, où la suppression d'un
seul mot nous peint d'une manière merveilleuse le caractère
d'une personne fortement occupée d'un objet. L'esprit de Dieu
' Tob. 10 , 4 , 5 , 7. chaeam Jadœam sedentem ante fores
^ c Qoam hœc omnia habeam, nihil regias. w
me habere puto , qaamdin videro Mardo- ^ Esth. 5 , 13.
186 TRAITÉ DBS ÉTUDES
avait révélé à David qae l'arche aurait enfin une demeure fixe sur
la montagne de Sion, où Ton bâtirait Tunique temple qu'il vou-
lait avoir dans l'univers. Ce saint roi ' , tout transporté hors de
lui-même , et comme dans une sainte ivresse , sans rendre compte
de ce qui s'est passé en lui, ni de qui il parle, et supposant que
les autres , aussi bien que lui , ne sont occupés que de Dieu et du
mystère qui vient de lui être révélé, s'écrie : « Sa demeure
« stable et ferme est sur les saintes montagnes *. Le Seigneur
« aime mieux les portes de Sion que toutes les tentes et tous les
« pavillons de Jacob 3. » Il n'y aura donc plus de variation dans
les promesses, et le Seigneur ne s'éloignera plus d'Israël. Sa de-
meure est désormais fixée parmi nous. Son arche ne sera plus
errante , son sanctuaire ne sera plus incertain , et Sion sera dans
tous les siècles le lieu de son repos. Fundamenta ejus in mon-
abus sanciis.
C'est par le même sentiment que Madeleine, lorsqu'elle cher-
chait Jésus-Christ dans le tombeau, tout occupée de l'objet de
son amour et de ses désirs , croyant voir un jardinier, lui dit ,
sans l'avertir de qui elle parlait : « Seigneur, si c'est vous qui
« l'avez enlevé, dites- moi où vous l'avez mis, et je l'emporte-
« rai 4. » Transportée hors d'elle-même par l'ardeur de son
amour ^, elle s'imagine que tout le monde doit avoir dans l'es-
prit celui qu'elle a dans le cœur, et que personne ne peut igno-
rer qui est celui qu'elle cherche.
Les psaumes seuls fournissent une infinité de traits admira-
bles pour tous les genres d'éloquence ; pour le style simple , le
sublime, le tendre , le véhément^ le pathétique. On peut lire ce
que dit sur ce sujet M. Bossuet , évêque de Meaux , dans le se-
cond chapitre de sa préface sur les psaumes , qui a pour titre :
De grandiloquentia et siiavitate Psatmorum, On y reconnaît
partout le génie vif et sublime de ce grand homme. Ten rap-
* K Repletos spirito sancto civis iste , in montibns sanctU. IHUgit Dominas por>
et multa de amore et desiderio ciTitatis tas Sion super omnia tabernacula Jacob. «
hajas YolTens secam , tanquam plara ' ^ Ps. 86 , 1 , 2.
intos apad se meditatus , erumpit in * Joan. 20, 15.
hoc^/iindamentaejus.i} {S. Aogust. «n & n Vis amoris hoc agere solet in
psalm. 86. ) animo , ut qnem ipse semper cogitai ,
' n Fundamenta ej as (ou p/tt/di, fan- niAIam alium ignorare crmiat. » ( S.
datio ejus , sedes ejas fundata, Arma ) Gkboob. pap. )
TBAITE DES ETUDES. f37
porterai ici un seul endroit , qui suffirait pour montrer comment
il faut s^y prendre pour faire sentir les beautés de TÉcriture
sainte: c'est celui où David fait la description d'une tempête.
« Sit exempli loco illa tem pestas : Dixit, et adstitit spiritus
« procel/œ : intumuerunt fluctus ; ascendunt tisque ad caelos,
a et descendwit usqve ad abyssos. Sic undœ susquedeque vol vun-
« tur. Quid homines ? Turbati sunt, et motl sunt sicut ebrius :
« et omnis eorum sapientia absorpta est ; quam profecto fluc-
« tuum animorumqueagitationem non Virgilius, non Homerus,
a tanta verborum copia sequare potuerunt. Jam tranquillitas
« quanta ! Statuit proceUam ejus in auram , et sUuerunt fluctus
« ejus* Quid enim suavius , quam mitem in auram desinens gra-
« vis procellarum tumultus , ac mox silentes fluctus post frago-
« rem tantum ? Jam, quod nostris est proprium, majestas Dei
« quanta in bac voce : Dixit, etprocella adstitit ! Non hic Juno
« iEolo supplex : non hic Neptunus in Ventos tumidis exaggera-
« tisque vocibus sxviens , atque sestus irse suse vix ipse intérim
« premens. Uno acsimplici jussu statim omnia peraguntur >. »
Dieu commande , et la mer s'enfle et s'agite : les flots s'élè-
vent jusqu'aux cieux, et descendent jusqu'au fond des abîmes.
Le même Dieu parle; et d'un mot il change la tempête en un
doux zéphyr, et l'agitation tumultueuse des flots en un profond
silence. Quelle vivacité ! et quelle variété d'images !
§ IX. Cantique de Moïse après le passage de la mer Rouge ,
expliqué selon les règles de la rhétorique.
L'explication de ce cantique est de M. Hersan^ ancien pro>
fesseur de rhétorique au collège du Plessis. Son nom et sa ré-
putation doivent faire attendre quelque chose d'excellent. On a
cm devoir faire dans cet écrit quelques changements, que l'au-
teur adopterait sans peine , s'il était encore vivant.
» Ps. 106 , 25 , etc.
12,
133 TBAITB DBS BTDDES.
CANTICUM MOYSI&
j^ 1. Cautemns* Domino : gloriofie enim magnificatus est. Equam et
ascensorem dejecit ia mare.
* Heb. Cantabo,
f 2. Fortitudo meaet laus mea Dominus, et factus est mihi in salutem.
Iste Deus meus^ et glorificaho eum : Deus patris mei, et exaltabo eu m.
j^ 3. Dominos quasi fir pognator; Omnipotens nomen ejus.
Heb. Jehova , vir helli; Jehova nomen t^us.
jf 4. Currus Pliaraonis et exercitum ejus projecit in mare : electi
principes ejus submersi sunt in mari Rui)ro.
jr 5. Abyssi operuerunt eos : descenderunt in profundum quasi lapis.
jf 6. Dextera tua, Domine, magnificata est in fortitudine*: dextora
tua, Domine, percussit inimicum*
j^ 7. Et in multitudine gloriae tuae deposuisti adversarios tuos. Misisti
iram tuam quae * devoravit eos sîcut stipulam.
* Il n*y a dans l'original ni quœ^ ni e/, ni aucune autre conjonction.
L'expression en est plus y'vi^
j^ 8. Et in spiritu furoris tui congregatœ sunt aquae : stetit * unda
fluens : congregalœ sunt ** abyssi in medio mari.
* Heb. Steterunt , sicut acervus , fluenta .
** Heb. Coagulatœ sunt.
X 9. Dixit inimicus : Persequar, et comprehendam : dividam spolia;
implebilur anima mea; evaginabogladiummeum; iAlerficiet^eos ma-
nus mea.
* Heb. Possidebitf ou possidere/aciet,
j 10. Flavit * spiritus tuus, et operuit eos mare. Submersi sunt quasi
plumbum in aquis vehemcntibus.
■•■' Heb Si{(/la,sii apiritH ttto.
TBÀITB DBS ÉTUDES. 130
CANTIQUE DE MOÏSE.
lanterai des hymDes en Thonneur du Seigneur, parce qu'il
iclater sa grandeur. Il a précipité dans la mer le cheval et
lier.
îeigneur est ma force, et le sujet de mes louanges, parce
Il devenu mon salut (ot^ mon Sauveur). C'est lui qui est
deu , et je publierai sa gloire. Il est le Dieu de mon père ,
lèverai sa grandeur.
»va (le Seigneur) a paru comme un guerrier : son nom est
I.
renversé dans la mer les chariots de Pharaon et son armée :
s distingués d'entre ses officiers ont été sul)mergés'dans
' Rouge.
3nt été ensevelis dans les abîmes : ils sont descendus au
es eaux comme une pierre.
re droite , Seigneur, a fait éclater sa force : votre droite,
ur, a brisé Tennemi.
la grandeur de votre puissance et de votre gloire , vous
irrassé ceux qui s'élevaient contre nous. Vous avez envoyé
x)lère : elle les a dévorés comme une paille.
soufile de votre fureur, les eaux se sont entassées : l'onde
ulait s'est tenue élevée comme en un monceau : les flots
(îme se sont condensés et durcis au milieu de la mer.
memi disait : Je les poursuivrai ; je les atteindrai ; je par-
i les dépouilles ; j'assouvirai mes désirs ( ou je satisferai
Qgeance) ; je tirerai mon épée ; ma main me les assujettira
uveau).
s avez soufQé, et la mer les a abîmés. Ils sont tombés
d des eaux violentes comme une masse de plomb.
140 TRAITB DES ETUDES.
j^ 11. Quis similis tui in fortibus* , Domine? quis similis tiii , magnifi-
eus in sanclitate , terribilis alque landabilis ** , faciens mirabJia?
* Le mot hébreu signifie également dieux et forts.
** Héb. Terribilis laudibus.
^ f 2. Extendisti manum tuam, et * deTora?it eos terra.
* Et n*e8t 4;)oint dans l'hébreu.
jr 13. Dux fuisti in misericordia tua populo quem redemisti : etpo^
tasti * eum in fortitudine tua ad habitaculum sanctum tuum.
* Ueb. Deduces.
j^ 14. Ascenderunt * populi et irati sunt : dolores obtinuerunt habits*
tores Philisthim.
* Heb. Audient populi , etc.
i" 15. Tune conturbati sunt principes Edom : robustes Moab obtinuit
tremor : obriguerunt* onmes habitatores Chanaan.
* Heb. Dissolveniur.
jf 16. Irruat super eos formido et pavor : in magnitudine brachii tui,
fiant immobiles quasi lapis, donec pertranseat populus tuus, Domine;
donee pertranseat populus tu us iste quem possedisti.
jr 17. Introduces eos, et plantabis in monte bœreditalis tuae, finuis-
simo habitaculo tuo quod operatus es, Domine : sanetuarium tuiim,
Domine , quod firmaverunt raanus tui».
jf 18. Dominus regnabit in aetermim, et ultra.
Sf 19. Ingressus estenimeques Pbarao eum eurribus et equitibus ejus
in mare; et reduxit super eos Dominus aquas maris : filii antem Israël
ambulaverunt pcr slceum in medio ejus *,
♦ Maris.
TBAITB DES ETUDES. f4f
Qui d^entre les dieux est semblable à vous? Qui vous est sem-
blable , TOUS qui faites paraître avec éclat votre sainteté , qui
méritez d*étre loué avec une frayeur religieuse , et dont les oeu-
vres sont autant de merveilles?
Vous avez étendu votre main , (et) la terre les a dévorés.
Vous vous êtes rendu par votre miséricorde le guide de ce
peuple que vous avez racheté , et vous le conduirez par votre
puissance jusqu'au lieu de votre demeure sainte.
Les peuples l'apprendront, et en seront consternés : les
habitants de la Palestine en seront pénétrés de douleur.
Les princes de l'Idumée seront dans le trouble : les chefs de
Moab trembleront de frayeur: tous les habitants de Chanaan tom-
beront dans le découragement.
L'épouvante et l'effroi fondront sur eux. La grandeur (et la
force) de votre bras les rendra immobiles comme une pierre,
jusqu'à ce que votre peuple soit passé, Seigneur ; jusqu'à ce que
3oit passé le peuple que vous vous êtes acquis.
Vous les introduirez et vous les établirez* sur la montagne
de votre héritage , dans ce lieu que vous construirez , Seigneur,
pour vous servir de demeure ; dans ce sanctuaire, Seigneur, que
vos mains affermiront.
* Litt- Vous les planterez.
Le Seigneur régnera dans l'éternité , et au delà de tous les
siècles.
Car Pharaon est entré dans la mer avec ses chariots et sa cava-
lerie ; et le Seigneur a fait retourner sur eux les eaux de la mer :
mais les enfants d'Israël ont passé au milieu d'elle à pied sec.
142 TBAITB DBS BTUDBS.
CANTIQUE DE MOÏSE,
EXPLIQUE SELON LES BÈGLES DE LA BHETOBIQUB.
Cet excellent cantique peut passer à bon droit pour une des
plus éloquentes pièces de l'antiquité. Le tour en est grand , ]e$
pensées nobles, le style sublime et magnifique, les expressions
fortes , les figures hardies : tout y est plein de choses et d'idées
qui frappent l'esprit et saisissent l'imaginatioD. Cette pièce»
qui , selon le sentiment de quelques personnes , a été composée
par Moïse en vers hébreux , surpasse tout ce que les profanes ont
de plus beau dans ce genre. Virgile et Horace , les plus parfaits
modèles de l'éloquence poétique , n'ont rien qui en approehe.
Personne n'a plus d'estimeque moi pour ces deux grands hommes,
et je les ai étudiés avec une grande application et un grand plai-
sir pendant plusieurs années. Cependant , quand je lis ce que
Virgile dit à la louange d'Auguste au commencement du troi-
sième livre des Géorgiques ' et à la fin du huitième de^Énérde^
et ce qu'il fait chanter au prêtre d'Évandre , en l'honneur d'He^
cule,dans le même livre ^; quoique ces endroits soient très-
beaux , je les trouve rampants au prix de notre cantique. Virgile
me paraît tout déglace , et Moïse tout de feu. Il en est de même
d'Horace dans les odes quatorze et quinze du quatrième livre,
et dans la dernière des épodes.
Ce qui semble favoriser ces deux poètes et les autres profanes,
c'est qu'ils ont le nombre, l'harmonie, et l'élégance du style,
qu'on ne trouve point dans l'Écriture sainte. Mais aussi TÉcri-
ture sainte que nous avons n'est qu'une traduction : et l'on sait
combien les meilleures traductions françaises de Cicéron , de Vir-
gile , et d'Horace , défigurent ces auteurs. Or, il faut qu'il y ait
bien de l'éloquence dans la langue originale de l'Écriture, puis-
qu'il nous en reste encore plus dans ses copies que dans tout
• V 10-39. 3 V. 287, 302.
» V. (J75.728.
TBAITB DBS" ÉTUDES. 143
le latin de Faneieune Rome et daos tout le grec d'Athènes. Elle
est serrée , concise , dégagée des ornements étrangers , qui ne
serviraient qu'à ralentir son impétuosité et son feu. Ennemie des
longs circuits, elle va à son but par le plus court chemin. Elle
aime à renfermer beaucoup de pensées en peu de mots pour les
faire entrer comme des traits , et à rendre sensibles les objets les
plus éloignés des sens par les images vives et naturelles qu'elle
en fait. En un mot, elle a de la grandeur , de la force , de l'éner-
gie , avec une majestueuse simplicité , qui la mettent au-dessus
de toute Féloquenee païenne. Que Ton prenne seulement la peine
de comparer les endroits que je viens de dter de Virgile et
d*Horace avec les réflexions que nous allons faire, et Ton sera
convaincu de ce que je dis.
Occasion et sujet du Cantique.
Le grand miracle que Dieu fit au passage de la merHouge est
l'occasion de ce cantique. Le dessein du prophète est de s'aban-
d<mner aux transports de joie , d'admiration , de re^connaissance ,
sur ce grand miracle ; de chanter les louanges de Dieu libérateur ;
de lui rendre des actions de grâces publiques et solennelles , et
d'inspirer au peuple les mêmes sentiments.
EXPLICATION DU CANTIQUE.
f 1. Cantemus (heb. cantabo) Domino : gloriose enim
magnificatus est, Equum et ascensorem dejecit in mare. « Je
« chanterai des hymnes en l'honneur du Seigneur, parce qu'il
« a fait éclater sa grandeur. Il a précipité dans la mer le cheval
« et le cavalier. »
Moïse , plein d'admiration , de reconnaissance et de joie , pou-
vait-il mieux déclarer les mouvements de son cœur que par cet
exorde impétueux , qui marque la vive reconnaissance du peuple
délivré, et la grandeur terrible du Dieu libérateur?
Cet exorde est la proposition simple de toute la pièce. Il est
comme l'abrégé et le point de vue où toutes les parties du tableau
se rapportent. Il faut toujours l'avoir dans l'esprit en lisant le
144 TBAITR DES BTtJDES.
cantique , pour comprendre «vec quel artifice le prophète tire
tant de beautés et tant de richesses d*une proposition qui paraît
si simple et si stérile.
Cantabo est bien plus énei^ique , plus intéressant , plus tendre,
que ne serait le pluriel cantabim/us. Cette victoire des Hébreux
sur les Égyptiens ne ressemble point aux victoires ordinaires
qu'un peuple remporte sur un autre peuple , et dont le fruit est
généra] , vague , commun , presque imperceptible à chaque par-
ticulier, ici tout est propreà chaque Israélite, tout est personnel.
Dans ce premier moment chacun pense à ses propres fers rom-
pus, chacun croit voir son cruel maître noyé, chacun sent le
prix de sa propre liberté qui lui est assurée pour toujours. Car il
est naturel au cœur humain , dans les dangers extrêmes , de rap-
peler tout à soi , et de se compter seul pour tout.
« Il a précipité dans la mer le cheval et le cavalier. » Ce sin-
gulier, le cheval y le cavalier, qui embrasse la généralité, la
totalité des chevaux et des cavaliers , est bien plus énergique
que n'aurait été le pluriel. D'ailleurs, ce singulier est bien plus
propre à marquer la facilité et la promptitude de la submersion.
La cavalerie égyptienne était nombreuse, formidable, et cou-
vrait des plaines entières. Il aurait fallu une victoire continuée
pendant plusieurs jours pour la défaire et pour la mettre en
pièces. Mais à Dieu sa défaite n'a coûté qu'un instant , qu'un
effort , qu'un seul coup. Il l'a toute renversée, noyée, abîmée,
comme si ce n'avait été qu'un seul cheval et qu'un seul cavalier.
Equum et nscensorem dejecit in mare,
« Le Seigneur est ma force et le sujet de mes louanges , etc. »
Voilà l'amplification du premier mot du cantique, cantabo.
Voyons comment cela est développé.
De tous les attributs de Dieu il ne loue que la force , parce que
c'est par elle qu'il a été délivré.
Fortitudo mea. Cette figure est énergique , pour causa Jorti-
tudinisi qui est plat et languissant : outre que Jortitudo mea
fait sentir que Dieu tint seul lieu de courage aux Israélites , et
les dispensa de faire aucun usage du leur.
Laus mea, « Le sujet de mes louanges. » Même figure , et de
TRAITE DES ETUDES. M3
même énergie. Il esl Tunique sujet de mes louanges. Aucun
instrument ne les partage avec lui. La puissance, la sagesse,
rindustrie humaine, n'y peuvent être associées. Il mérite seul
toute ma reconnaissance, puisqu'il a seul tout fait, tout ordonné
et tout exécuté. Laus mea Dominus,
Facfus est mihi in salutem. Le siècle d'Auguste aurait dit :
Me servavit, L'Écriture dit bien plus. Le Seigneur s'est chargé
(le faire lui-même tout ce qu'il fallait pour me sauver. Il a fait
(le mon salut son affaire propre et personnelle; et, ce qui est
bien plus expressif, il est devenu mon salut.
Iste Deus meus. I.ste est emphatique, et signifie beaucoup
plus qu'il ne paraît. Iste, non pas les dieux des Égyptiens et des
nations , des dieux sans force, sans parole, sans vie; mais celui
qui a fait tant de prodiges en Egypte et dans notre passage , celui-
là est mon Dieu , c'est lui seul que je glorifierai.
Deus meus. Ce meus peut avoir un double rapport : l'un à
Dieu , l'autre à l'Israélite. Dans le premier : Dieu paraît n'être
grand , n'être puissant, n'être Dieu que pour moi. Distrait sur le
reste de l'univers, il ne s'occupe que de mes périls et de ma sû-
reté ; et il est prêt à sacrifier à mes intérêts toutes les nations de
la terre. Dans le second rapport: Iste^ Deus meus. « C'est lui
« qui est mon Dieu. » Je n'en aurai jamais d'autre. Je réunis en
lui seul tous mes vœux, tous mes désirs, toute ma confiance.
Il est seul digne de mon culte et de mon amour. II aura pour
jamais tous mes hommages.
« C'est le Dieu de mon père , et je relèverai sa grandeur. »
Cette répétition est la chose du monde la plus tendre. Celui dont
je relève la grandeur n'est point un Dieu étranger, inconnu jus-
qu'à ce jour, protecteur pour une occasion passagère , et prêt à
accorder le même secours à tout autre. Non : c'est l'ancien pro-
tecteur de ma famille. Sa bonté est héréditaire. J'ai mille preuves
domestiques de son amour constant, perpétué de race eu race
jusqu'à mol. Ses anciens bienfaits étaient des titres et des gages
qui m'en assuraient de pareils. C'est le Dieu de mon père. C'est
le Dieu qui s'est montré tant de fois à Abraham, à Isaac, à
Jacob. C'est le Dieu enfin qui vient d'accomplir les grandes
promesses qu'il a faites à mes aïeux.
TR. DKS ÉTUn. T. II. ^"^
146 TiUlTB DES ÉTUDES.
Qu'a-t-il fait pour cela? « Il a paru comme un guerrier. » Do-
niinus quasi vir pugnator . Dans l'hébreu , Jehova , vir hellL
Il pouvait dire : Comme il est le Dieu des armées , il nous a
délivrés de l'armée de tharaon; mais c'était trop peu dire. 11
regarde son Dieu comme un soldat, comme un capitaine ; il lui
met, pour parler ainsi , les armes à la main, et le fait combattre
pour les enfants de Jacob.
Dominus quasi vir pugnator : Omnipotens nomen ejus. L'hé-
breu porte : Jehova^ vir helli : Jehova nomen ejus. Moïse insiste
sur le terme Jehova, pour mieux faire sentir par cette répétition
quel est ce guerrier extraordinaire qui a daigné combattre pour
Israël. Comme s'il disait : Jehova , le Seigneur, a paru comme
un guerrier. Entend on bien ce que je dis.' Comprend-on toute
rétendue de cette merveille ? Oui , je le répète , c'est le Dieu su-
prême en personne , c'est le Dieu unique , c'est , pour tout dire,
celui qui s'appelle Jehova' ^ qui porte le nom incommunicable,
qui possède seul toute la plénitude de l'être : c'est celui-là qui
s'est rendu le champion d'Israël. Lui-même leur a tenu lieu
de soldat. Il s'est chargé seul de tout le poids de la guerre. Do-
minus {Jehova) pugnabitpro vobis, et vos tacebitis^^ disait
Moïse aux Israélites avant l'action. Le Seigneur {Jehova) com-
battra pour vous, et vous demeurerez dans le silence : c'est-à-
dire , vous vous tiendrez en repos sans combattre.
^ 4 et 5. « Il a renversé dans la mer les chariots de Pharaon
« et son armée : les plus distingués d'entre ses officiers ont été sub-
« mergés dans la mer Rouge. Ils ont été ensevelis dans les abîmes.
« Ils sont descendus au fond des eaux comme une pierre. »
Remarquez ïe pompeux étalage de tout ce qui est contenu
dans ces deux mots, equum et ascensorem, « le cheval et le
a cavalier. »
1. Currus Pharaonis. 2. Exercitum ejus. 3. Electi principes
ejus. Belle gradation.
Que dirons-nous de cette admirable amplification? Projecit in
mare. Submersi sunt in mari Rubro. Âbyssi operuerunt eos.
Deaceiiderunt in profundum quasi lapis. Tout cela pour expli-
* a Qui e«t... Egosam qui sum. m * Exod. 14 , 14.
TRAITÉ DBS ÉTUDRS. 147
quer, dejecît in mare. Vous voyez dans tous ces mots une suite
d'images qui se succèdent et se grossissent par degrés, i. Proje-
citinmare. 2. SuhmersisuntinmariRubro. Tous submergés
dans la mer Rouge. Submersi sunt enchérit sur projecit,.. In
mari Buhro est une circonstance qui fixe plus que mari simple-
ment. Hëb. m mari Suph. Il semble que Moïse veuille relever la
grandeur de la puissance que Dieu a fait paraître dans uoe mer
qui faisait partie de l'empire égyptien , et qui était sous la protec-
tion des dieux d'Egypte». 3. Electi principes, les plus grands
d'entre les princes de Pharaon, c'est-à-dire les plus superbes , et
peut-être les plus emportés contre les ordres du Dieu d'Israël ;
enOn , les plus capables de se sauver du naufrage sont submergés
comme les moindres soldats. 4. Abyssi operuerunt eos. Quelle
image! Ils sont couverts, abîmés, disparus pour toujours. 5.
Pour achever cette peinture, il finit par une similitude, qui est
comme le gros trait qui figure la chose : Descenderunt in pro-
fandum quasi lapis. Tout fiers qu'ils sont , ils ne font pas plus
de résistance , pour remonter, contre le bras de Dieu qui les en-
fonce , qu'une pierre qui tombe au fond des eaux.
Après cela que devait penser Moïse .? que devait-il dire.î* C'est
une des plus importantes règles de rhétorique , et à laquelle Ci-
céron ne manque jamais , qu'après le récit d'une action surpre-
nante , ou même d'une circonstance extraordinaire , il faut sor-
tir de l'air tranquille et paisible de la narration pour se répandre
dans des mouvements plus ou moins impétueux , selon la na-
ture du sujet : ce qui se fait presque toujours par des apostro-
phes, des interrogations, des exclamations, figures propres à
réveiller et le discours et Tauditeur. C'est ce que Moïse fait dans
tout ce cantique , d'une manière inimitable.
]^ 6 et 7. Dextera ttuz. Domine, magnijicataest in fortitu-
dine : dextera ttia. Domine, percussit inimicum ;et in multi-
tudine glorîas tuœ deposuisti adversarios tuos,
I) y a ici plusieurs choses a remarquer.
1 . Moïse pouvait dire : Deus magnificavitfortitudinem suam
percidiendo Pliaraonem. Mais que cela serait faible et languis-
sant pour exprimer une si grande action! 11 s'élance vers Dieu,
■ Béeltephon.
148 TRAITÉ DES ÉTUDES.
et lui dit, par une espèce d'enthousiasme : Dextera tua. Domine,
magnificata est, etc.
2. Il pouvait dire: O Domine, magnificasti fortUudinem,
etc. Mais cela ne porte point assez d'idée, et n^a rien de sensible :
au lieu que dans l'expression de Moïse vous voyez, vous distin-
guez, pour ainsi dire, la main de Dieu qui s'étend et qui écrase
les Égyptiens. D où je conclus tout à la fois que la véritable élo-
quence est celle qui persuade; qu'elle ne persuade ordinairement
qu'en touchant ; qu'elle ne touche que par des choses et par des
idées palpables ; et que, par toutes ces raisons, l'éloquence
de l'Écriture sainte est la plus parfaite de toutes, puisque les
choses les plus spirituelles et les plus métaphysiques y sont
représentées sous des images vives et sensibles.
3. Dextera tua , Domine , percussit inimicum. Belle répé-
tition , et nécessaire pour mieux faire sentir la puissance du bras •
de Dieu. Le premier membre, « votre droite. a fait éclater sa
fojfce, » n'ayant désigné l'événement qu'en général et confusé-
ment , le prophète croit n'en avoir pas assez dit ; et , pour mar-
quer la manière de cette action, il répète aussitôt : <i votre droite
« a brisé l'ennemi. » C'est le génie des grandes passions de ré-
péter ce qui sert à les entretenir. Nous voyons cela dans tous les
endroits passionnés des meilleurs auteurs. Et c'est ce qui règne
particulièrement dans l'Écriture , surtout dans les psaumes.
4. In multitudine glorix tuas deposuisti adversarios tuos.
L'hébreu porte : In multitudine elalionis {celsitudinis) tuxde-
struxisti insurgentes contra te. Il y a de grandes beautés cachées
dans le texte original , qui méritent d'être un peu développées.
1 . Par ces mots , in multitudine elationis tuœ , l'auteur sacré j
veut marquer l'action d'un grand seigneur qui se redresse, qui
prend un air haut et fier, qui s'élève à proportion de ce qu'un
petit inférieur ose s'élever contre lui , et qui se plaît à le mettre
d'autant plus bas. Les Égyptiens se comptaient pour quelque
chose de grand : ils s'attaquaient à Dieu même ; ils demandaient
fièrement : Quel est donc ce Seigneur » ? Mais à mesure que ces
insolents s'élevaient selon toute leur étendue. Dieu s'élevait
aussi , et prenait contre eux toute réiévalion de sa grandeur in-
» Exoû. 5 , 2.
TBAITB DES ETUDES. 149
Gnie, toute la hauteur de sa majesté suprême : Jlta a lontje
cognoscit \ £t c'est de là qu'il a renversé ses ennemis, si pleiui
d'eux-mêmes , et les a rabaissés non-seulement contre terre, mais
dans les abîmes les plus profonds de -la mer.
2. Insurgentes contra tk. Ce n'est pas contre Israël que les
Égyptiens se sont déclarés : c'est vous-même qu'ils ont osé atta-
quer, c'est vous qu'ils ont bravé. Notre querelle était la vôtre :
c'est à vous qu'ils faisaient la guerre , contra te. Ce tour est dé-
licat et touchant , pour intéresser Dieu même dans la cause
d'Israël.
« Vous avez envoyé votre colère » : elle les a dévorés comme
« une paille ^. Au souffle de votre fureur , les eaux se sont
« entassées : l'onde qui coulait s'est tenue élevée comme en
« un monceau : les flots de l'abîme se sont condensés et durcis
« au milieu delà mer 4. L'ennemi disait : Je les poursuivrai ; je
« les atteindrai; je partagerai les dépouilles; j'assouvirai mes
« désirs {ou, je satisferai ma vengeance); je tirerai mon épée;
R ma main me les assujettira de nouveau \ Vous avez soufflé ,
• et la mer les a abîmés. Ils sont tombés au fond des eaux
« comme une masse de plomb. »
Moïse revient à sa narration , non pas comme aux versets 4
et 5 par une description toute pure , mais en continuant son
apostrophe à Dieu, ce qui passionne davantage le récit : en quoi
la conduitede ce cantique me paraît au-dessus de l'éloquence or-
dinaire. Plus il s'éloigne de la proposition simple qui lui sert
d'exorde , plus on voit augmenter la force de ses amplifications.
Misisti iram tuam. Quelle figure! quelle expression! Le
prophète donne à la colère divine de Taction et de la vie. II la
transforme en un ministre ardent et zélé, que le juge tranquille
envoie du haut de son trône exécuter les arrêts de sa vengeance.
Les rois ont besoin, contre leurs ennemis, de cavalerie, de
troupes, d'armes, et d'un grand attirail de guerre. A Dieu , sa
colère seule lui suffit pour punir des coupables. « Vous avez
« envoyé votre colère. » Que dé choses renfermées dans un seul
« l>s. 137, 0. ^ î).
' * 7 V 10.
15.
150 TRAITE DBS ETUDES.
mot, qui laisse au lecteur le plaisir de conipter lui-même dans
50D imagination les feux , les éclsûrs, les foudres, les tempêtes,
et tous les autres instruments de cette colère ! On sent mieux la
beauté de cette expression, qu'on ne peut l'exprimer. On y
trouve une certaine profondeur et un je ne sais quoi qui occupe
et qui remplit Tesprit. Horace a eu en vue cette figure , par
son iracunda fulmina '. Virgile Ta attrapée dans Tingénieuse
composition de la foudre, qu'il décrit au huitième livre de l'É-
néide :
Sonitumque, metumque
Miscebant operi , Oammisque sequacibus iras.
Qu'a donc fait cette terrible colère ? Elle les a dévorés comme
une paille 11 n'appartient qu'à l'Écriture de nous donner de telles
images. Tâchons d'approfondir cette pensée. Nous verrons la
colère de Dieu qui dévore une armée épouvantable. Hommes ,
chevaux , chariots , tout cela est broyé , consumé, al)f mé : fai-
bles synonymes. Tout cela est dévoré : ce serait tout dire. Mais
la similitude qui vient après achève le portrait : car dans le mot
de déoorer vous concevez une action qui dure quelque temps;
mais sicnt stipulam vous montre une action d'un moment. Quoi
donc ! une armée si nombreuse est dévorée comme une paille !
Pesez' bien ces idées.
Mais comment cela s'est- il fait? Dieu par un vent furieux a
rassemblé les eaux, qui se sont élevées comme deux montagnes
au milieu de la mer. Les enfants d'Israël y ont passé à sec. I^s
Égyptiens les y ont poursuivis, et ils ont été enveloppés dans les
ilôts. Voilà un récit simple et sans ornement. Mais que de beau-
lés, que de richesses dans le tour de l'Écriture! Je n'aurais
jamais fait, si je voulais les examiner en détail. Tout le cantique
me charme ; mais cet endroit m'enlève.
In spiritu furoris tut congregatœ sunt aqtix. he prophète
ennoblit le vent en lui donnant Dieu même pour principe; et il
anime les eaux en les représentant susceptibles de frayeur. Pour
mieux peindre l'indignation divine et ses effets, il emprunte
1 image de la colère humaine, dont les vifs transports sont accom-
» LU). I , od. a.
TRAITB DES ÉTUDES. » 5 f
pagnés d'une respiration précipitée, qui cause un soufre impé-
tueux et violent. Et lorsque cette colère , dans une personne
puissante , se tourne contre une populace timide , elle Toblige y
pour s'en garantir, de céder la place , et dei se renverser tumul-
tualreinent les uns sur les autres. Cest ainsi qu'ai/ soujfie de la
fureur An Seigneur les eaux épouvantées se sont retirées avec pré-
cipitation de leur lieu naturel , et se sont entassées à la hâte les
unes sur les autres, pour laisser passer cette colère sans y mettre
obstacle : au lieu que les Égyptiens, qui se sont présentés sur son
chemin , en ont été dévorés comme une paille. Cette peinture de
la colère divine se trouve souvent dans les Écritures. « La mer Ta
« ¥u ' , et a pris la fuite*. On a vu les abîmes des eaux s'entr'ou-
« vrir... par le bruit de vos menaces. Seigneur, et par la respira-
it tioD du soufOe de votre colère^. La fumée de sa colère s'est
« élevée ; un feu dévorant est sorti de sa bouche; des charbons
« en ont été allumés 4. » Faut-il s'étonner qu'une telle colère ren-
verse et abîme tout ?
Congregatx sunt ahyssi in medio mari. C'est la répétition
et tout ensemble l'amplification de congregatx sunt aquae.
t. Au lieu de congregatx le texte original porte coagulatœ, c'est-
à-dire les eaux se sont prises et épaissies comme de la glace.
2. Ahyssi donne une idée beaucoup plus affreuse que aqux^
3. In medio mari. Cette circonstance a beaucoup d'emphase. Elle
attache l'imagination, et fait concevoir des montagnes d'eau
solides dans le centre des choses liquides.
Les deux versets suivants sont d'une beauté qu'on ne peut
assez admirer. Au lieu de dire simplement, comme nous l'avons
déjà remarqué , les Égyptiens sont entrés dans la mer en pour-
suivant les Israélites, le prophète entre lui-même dans le cœur
de ces barbares , il se met à leur place , il prend leurs passions ,
et les fait parler; non pas qu'ils aient parlé en effet, mais parce
que le désir de vengeance et la chaleur à poursuivre les Israélites
' P». II3f 3. ignis a facie (heb. ex ore ) ejiis exarsit :
' u Mare vidit, et fugit.,.. Apparue- carbones succensi sunt ah co m
rant foDtes aquarum ab increpatioiie ^ Va. 17, 10.
tua. Domine, abinspiratione spirittis irii* 4 Ibid. 9
!««.... Ascendit fumus in ira eju&, et
152 TR.UTÉ DFS #.T10ES.
étaient le langage de leurs cœurs, que Moïse leur a mis dans la *
bouche pour varier et passionner sa narration.
Dixit inimicus, pour dixerunt jEgyptiL Ce singulier, cet
inimicus, tout cela est de si bon goût!
Persequar... comprehendam,,, dividam spolia, etc. On lit
et on voit dans ces mots une vengeance palpable , dont on se
sent presque animé en lisant. L'auteur sacré n'a point rais de
conjonction à aucun des six verbes qui composent le discours du
soldat égyptien, afin de lui donner plus de vivacité, et d'ex-
primer plus au naturel la disposition d'un homme plein de passion,
qui s'entretient avec lui-même , et qui ne se met pas en peine
de mettre des liaisons et des conjonctions dans ses pensées ,
qui demandent de la liberté.
Un autre en serait demeuré là ; mais Moïse va plus loin. Impk-
bitur anima mea. Il pouvait dire : Dividam spolia , et ils me
implebo. Mais implebitur anima mea nous les représente regor-
geant de dépouilles et nageant dans la joie.
Je tirerai mon épée : ma main les égorgera. C'est ainsi que
porte la Vulgate. Ecaginabo gladium meum : interjiciet eos ma-
nus mea. La réflexion qui suit suppose ce sens , et est fort belle.
Le plaisir d'égorger leurs ennemis n'est pas moins sensible que
celui de les dépouiller. Voyons comme il touche cet endroit. 11
pouvait dire en un mot eos interjiciam , je les égorgerai; mais
cela aurait passé trop vite : il leur ménage le plaisir d'une lon-
gue vengeance. Evaginabo gladium meum, je tirerai mon épée.
Quelle image ! Elle frappe même les yeux du lecteur, fnierficiet
eos manus mea, ma main les égorgera.
Ce manus mea est d'une beauté que je ne puis exprimer. On
voit dans cette expression un soldat sûr de la victoire. On le voit
qui regarde^ qui remue, et qui mesure son bras. Je tremble pour
les enfants d'Israël. Grand Dieu ! que ferez-vous pour les sauver.'
Voilà un déluge de barbares qui courent en fureur à la vengeance
et à la victoire. Tous les traits de votre colère peuvent-ils suffire
pour arrêter vos ennemis.' Dieu souffle, et la mer lésa déjà
enveloppés. Flavit spiritns tuus, et opérait eos mare.
Il faut avouer que cette réflexion est bien vive , bien éloquente,
et bien propre à former le goût : et c'est pour cela que j'ai cru
TBAITB DES ETUDES. lo3
n'en devoir pas priver le lecteur. Mais je suis obligé d'avertir que
le texte hébreu , au lieu de intt^rjiciet eos manus mea , a : pos-
sidère /aciet eos manus mea ; possessioni restituet eos manus
mea. Ce qu'os pourrait traduire : « Ma main me les assujettira
« de nouveau. Ma main s'en rendra maîtresse. Ma main me
« remettra en possession de ces fugitifs, • En effet, c'était là le
véritable motif de la poursuite si ardente des Égyptiens : l'his-
toire y est formelle. « On vint dire au roi des Égyptiens que
« les Hébreux s'en étaient enfuis. En même temps le cœur de
« Pharaon et de ses serviteurs fut changé à l'égard de ce peuple ;
« et ils dirent : A quoi avons-nous pensé de laisser ainsi aller les
« Israélites, aGn qu'ils ne nous fussent plus assujettis ^? » L'in-
tention de Pharaon et de ses officiers n'était donc pas de tuer et
d'exterminer les Israélites : ils auraient agi contre leurs intérêts.
Mais ils songeaient à les forcer, les armes à la main , à rentrer
dans l'esclavage , et à retourner aux travaux publics de leur an-
cienne servitude.
Il y a aussi, ce me semble, une grande beauté dans cette ex-
pression , ma main me les assujettira de nouveau. Le Dieu des
Israélites s'était vanté de tirer son peuple de la prison des Égyp-
tiens, et de les délivrer de leur dure servitude par la force de son
bras: Educam vos de ergastulo yEgyptiorum^ , et cruam de
servitute, ac redimam in brachio excelso ^, 11 avait fait dire plu-
sieurs fois à Pharaon qu'il étendrait sa main sur lui, sur ses
serviteurs , sur ses campagnes , sur ses bestiaux ; qu'il lui ferait
bien voir qu'il était le maître et le Seigneur, en étendant sa main
sur toute l'Egypte , et en tirant son peuple de l'esclavage : Scient
jEgyptil quia ego sum Dominus, qui extenderim manum
meam super ALgijptum , et eduxerim filios Israël de medio
eorum^. Ici l'Égyptien, qui se croit déjà vainqueur, insulte au
Dieu des Hébreux. Il semble lui reprocher la faiblesse de son bras
et la vanité de ses menaces. Il oppose sa main à celle de Dieu ; et
il se dit à lui-même, dans l'enivrement d'une joie insolente, et
dans les transports d'une folle confiance : Quoi qu'en ait dit le
Dieu d'Israël , ma main me les assujettira de nouveau.
» EKod. 14 , 5. 3 Kxod. 0, 3 et lô
» IbiJ. «, i>. < Ibid. 7, &
154 TRAITE DES ETUDES.
r. Vous avez soufRé, et la mer les a abîmés... Ils sont tombés
« nu fond des eaux violentes, comme une masse de plomb '. i^
f^ous avez soufflé, et la mer les a abîmés. Moïse pouvait-il
mieux exprimer la suprême puissance de Dieu ? Il ne fait que
souffler pour abîmer tout d'un coup des troupes innombrables.
Voilà ce qu'on appelle le véritable sublime. Le fiât lux et lux
fada est a-t-il rien de plus grand ?
Et la mer les a abîmés . Que de choses en trois mots , ope-
mit eos mare! Quelle sobriété de termes ! quelle foule d'idées !
Cest ici qu'on peut appliquer ce que Pline dit du peintre Ti-
mantlie : In omnibus ejus operibus plus intelligitur quampin-
gitur... ut ostendat et'iam qux occultât.
Un autre que Moïse aurait donné l'essor à son imagination. Il
nous aurait fait un long détail et de grandes descriptions fades et
inutiles. Il aurait épu'sé tout le sujet, et, avec un pompeux ver-
biage et une stérile abondance, il aurait appauvri sa matière et
fatigué son lecteur. Mais ici Dieu souffle, la mer obéit, elle
tombe sur les Égyptiens : les voilà tous engloutis. Y eut-il jamais
rien de si plein , de si vif , ni de si animé? Vous ne voyez point
d'espace entre le souffle de Dieu et le terrible miracle qu'il fait
pour sauver son peuple. Flavit spiritus tuus , et operuit eos
mare.
Ils sont tombés au fond des eaux comme une masse de plomb.
Considérez bien ce dernier trait, qui aide l'imagination et achève
le tableau.
« Qui d'entre les dieux est semblable à vous *} Qui vous est
« semblable , vous qui faites paraître avec éclat votre sainteté ,
« qui méritez d'être loué avec une frayeur religieuse, et dont les
« œuvres sont autant de merveilles ? Vous avez étendu votre
« main , et la terre les a dévorés ^. »
Cet admirable récit est suivi d'un admirable retour de lotuanges.
La grandeur du miracle demandait cette vivacité de sentiment et
de reconnaissance. Et quel moyen de ne pas se récrier, et de ne
pas sortir comme hors de soi-même à la vue d'une telle merveille?
' t 10. 3 j^ 12.
TaAITE DES ETUDES. ];Î5
Interrogation , comparaison , répétition ; toutes Ogures propres
à Tadmiration et à l'extase.
Magnificus in sanctitaie, etc. 11 est impossible ici d^approcher
du style vif et concis du texte, qui a trois petits membres sépa-
rés les uns des autres sans liaison , et dont chacun est composé
de deux mots assez courts: magnificus sanctitate, terribilis
laudihus, faciens mirabilia. Il n'est pas plus facile d'en rendre
le sens, quelque étendue qu'on donne à la version; ce qui d'ail-
leurs la rend froide et languissante, au lieu que l'hébreu est plein
de fBU et de vivacité.
« Vous vous êtes rendu par votre miséricorde le guide de ce
* peuple... et vous le conduirez par votre puissance jusqu'au
« lieu, etc. '. »
Ces cinq versets sont une prophétie de la protection éclatante
que Dieu devait donner à son peuple après l'avoir tiré de l'E-
gypte. Tout y est plein d'images vives et touchantes. On ne sait ce
qu'on doit admirer davantage dans cette prédiction , ou la ten-
dresse de Dieu pour son peuple * , dont il veut bien devenir lui-
même le guide et le conducteur, en le conservant peddant tout
le voyage, selon qu'il le dit ailleurs , comme la prunelle de son
œil , et le portant sur ses épaules comme l'aigle se charge de ses
aiglons ; ou sa formidable puissance , qui , faisant marcher de-
vant elle la terreur et l'effroi , glace de crainte tous les peuples
qui pourraient s'opposer au passage des Israélites , et les rend
immobiles comme une pierre : ou enfin l'attention merveilleuse
de Dieu à les établir d'une manière fixe et permanente dans la terre
promise, ou plutôt à les y planter : plantabis in monte hxredita"
tis tux ; expression énergique , et qui seule rappelle tout ce que
rÉcriture dit en tant d'endroits du soin que Dieu avait pris de
planter cette vigne chérie , de l'arroser, de la faire croître, de
l'environner de fossés et de haies , de multiplier et d'étendre au
loin ses branches fécondes.
(t Le Seigneur régnera dans l'éternité , et au delà de tous les
« siècles. Car Pharaon est entrédans la mer avec ses chariots et sa
« cavalerie , et le Seigneur a fait retourner sur eux les eaux de la
» t 13, 17. ' Deut. 32, 10, 11.
156 TUAITB DES ETUDES.
<t mer ; mais les eiifauts d'Israël ont passé au milieu d'elle à
« pied sec ^ »
C'est ici la conclusion de tout le cantique , par laquelle Moïse
promet à Dieu , au nom de tout le peuple , une éternelle recon-
naissance pour le signalé bienfait par lequel il vient de les dé-
livrer.
Cette conclusion paraîtra peut-être trop simple en comparaison
de ce qui a précédé. Mais je reconnais pour le moins autant d'ar-
tifice dans cette simplicité que dans tout le reste. En effet, après
avoir remué et enlevé les esprits par tant de grandes expressions
et de si violentes figures , la justesse de Tart voulait qu'il termi-
nât son cantique par une exposition simple et naïve , tant pour
délasser les esprits que pour leur faire comprendre sans figures,
sans détours et sans embarras , la grandeur du miracle que Dieu
venait de faire en leur faveur.
La sortie du peuple juif de l'Egypte est le prodige le plus mer-
veilleux que Dieu ait fait dans T Ancien Testament. Il le rappelle
en mille occasions ; il en parle , s'il était permis de s'exprimer
ainsi , avec une espèce de complaisance : il le donne comme la
preuve la plus éclatante de la force toute-puissante de son bras.
Eu effet, ce n'est pas un seul prodige, mais une longue suite de
prodiges plus admirables les uns que les autres. Il était bien juste
que la beauté du cantique destiné à conserver la mémoire de ce
miracle répondît à la grandeur de l'événement ; et c^la ne pou-
vait pas n'être point de la sorte , puisque le même Dieu qui était
l'auteur des prodiges l'était aussi du cantique.
Mais quelle beauté , quelle grandeur, quelle magnificence n'y
apercevrions-nous pas , s'il nous était donné de pénétrer dans les
sens mystérieux cacbés sous le voile et sous l'écorce de ce grand
événement ! Car on ne peut disconvenir que la sortie de l'Egypte
ne couvre et ne représente d'autres délivrances *. L'autorité de
saint Paul et de toute la tradition, et les prières de l'Église,
nous obligent d'y voir la liberté que le chrétien acquiert parles
eaux du baptême , et son affranchissement du joug du prince du
monde. L'Apocalypse fait ^ un autre usage de cet événement , en
• > 18, 10. 3 Apoc. 15,2-1.
'* I Cor. c. 1<>.
TRAITA DES ÉTUDES 157
nous montrant ceux qui ont vaincu la béte , tenant à la main les
harpes de Dieu , et chantant le cantique de Moïse ', serviteur de
Dieu , et le cantique de TAgneau , en disant : Seigneur Dieu ,
vos œuvres sont grandes et merveilleuses , etc. Or, comme, selon
r Écriture, les merveilles de la seconde délivrance surpasseront
inGniment celles de la première, et en aboliront entièrement la
mémoire, ainsi Ton peut juger que les beautés du sens spirituel
de ce cantique effaceraient celles du sens historique.
De telles merveilles passent de beaucoup mes forces, et n'en-
trent point dans le dessein de cet ouvrage , où je me suis pro-
posé de former le goût des jeunes gens par rapport à l'éloquence.
Cette explication du Cantique de Moïse peut y contribuer plus
que toute autre chose. J'ai cru, en donnant ce morceau, faire au
public un présent qui lui serait agréable. La modestie de l'au-
teur l'avait tenu jusqu'ici comme enseveli dans les ténèbres :
on ne sera point fâché que la juste reconnaissance d'un disci-
ple plein de respect pour la mémoire de son maître le fasse pa-
raître au jour. AJajqualité de maître il avait joint à mon égard
celle de père, m'ayant toujours aimé comme son enfant. Il avait
pris dans les classes un soin particulier de me former, me des-
tinant dès lors pour son successeur : et je l'ai été en effet en se-
conde, en rhétorique, et au collège Royal. Je puis dire sans
flatterie que jamais personne n'a eu plus de talent que lui pour
faire sentir les beaux endroits des auteurs , et pour donner de
l'émulation aux jeimes gens. L'oraison funèbre de M. le chan-
celier le Tellier, qu'il prononça en Sorbonne, et qui est la seule
pièce de prose qu'il ait permis qu'on imprimât, sufûtpour mon-
trer jusqu'où il avait porté la délicatesse du goût : et les vers
qu'on a de lui peuvent passer pour un modèle en ce genre. Mais
il était encore plus estimable par les qualités du cœur que par
celles de l'esprit. Bonté, simplicité, modestie % désintéresse-
ment, mépris des richesses, générosité portée presque jusqu'à
l'excès , c'était là son caractère. Il ne proGta de la confiance en-
tière qu'un puissant ministre ^ avait en lui , que pour faire plaisir
1 « Gantantes canlicum Moysi çprvi éla rerlcar daii« runnerwté
Dej^ „ "* M- de IvTMiToi».
' Il n'a jamais Toala rnns^otir à <-fre
\\
158 TRAITE DES ETUDES.
aux autres. Quand il me vit principal au collège de Beauvais, il
sacrifia , par bonté pour moi et par amour du bien public , deux
mille écus pour y faire des réparations et des embellissements
nécessaires. Mais les dernières années de sa vie, quoique passées
dans la retraite et l'obscurité , ont effacé tout le reste. 11 s'était
retiré à Compiègne , lieu de sa naissance. Là , séparé de toute
compagnie , uniquement occupé de Tétude de TÉcriture sainte ,
qui avait toujours fait ses délices, ayant continuellement dans l'es-
prit la pensée de la mort et de l'éternité s il se consacra entière-
ment au service des pauvres enfants de la ville. 11 leur fit bâtir
une école , peut-être la plus belle qui soit dans le royaume , et
fonda un maître pour leur instruction. Il leur en tenait lieu lui-
même : il assistait très-souvent à leurs leçons : il en avait pres-
que toujours quelques-uns à sa table : il en babillait plusieurs:
il leur distribuait à tous, dans des temps marqués, diverses ré-
compenses pour les animer : et sa plus douce consolation était de
penser qu'après sa mort ces enfants feraient pour lui la même
prière que le fameux Gerson , devenu par humilité maître d'école
à Lyon , avait demandée , par son testament , à ceux dont il avait
pris soin : Mon Dieu , mon Créateur, ayez pitié de votre pau-
vre serviteur Jean Gerson! 11 a eu le bonheur de mourir pauvre
en quelque sorte au milieu des pauvres, ce qui lui restait de bien
ayant à peine suffi pour une dernière fondation qu'il avait faite
des Sœurs de la Charité pour instruire les filles ^ et pour prendre
soin des malades.
Je prie le lecteur de me pardonner cette digression , que ma
tendre reconnaissance pour un maître à qui j'ai tant d'obliga-
tions doit rendre excusable.
* n a donné an publie an recueil des tirées des propres paroles de VÉcritura
extraits qu'il avait faits sur ce sujet, sainte et des saints Pères.
intitulé Pensées édifiantes sur la Mort ,
TRAITB DES ETUDES. |.)«J
LIVRE SIXIEME.
DE L'HISTOIRE.
AVANT-PROPOS.
{De Vutilité de Fhistoire.) Ce n'est pas sans raison que lliis-
toire ' a toujours été regardée comme la lumière des temps , la
dépositaire des événements , le témoin fidèle de la vérité , la
source des bons conseils et de la prudence , la règle de la con-
duite et des mœurs. Sans elle, renfermés dans les bornes du
siècle et du pays où nous vivons , resserrés dans le cercle étroit
de nos connaissances particulières et de nos propres réQexions ,
nous demeurons toujours dans une espèce d'enfance ' qui nous
laisse étrangers à l'égard du reste de l'univers , et dans une pro-
fonde ignorance de tout ce qui nous a précédés et de tout ce
qui nous environne. Qu'est-ce ^ que ce petit nombre d'années qui
composent la vie la plus longue; qu'est-ce que l'étendue du pays
que nous pouvons occuper ou parcourir sur la terre, sinon un
point imperceptible à l'égard de ces vastes régions de l'univers, et
de cette longue suite de siècles qui se sont succédé les uns aux
autres depuis l'origine du monde ? Cependant c'est à ce point im-
perceptible que se bornent nos connaissances , si nous n'appe-
lons à notre secours l'étude de i'bistoire, qui nous ouvre tous
les siècles et tous les pays ; qui nous fait entrer en commerce
avec tout ce qu'il y a eu de grands bommes dans l'antiquité ; qui
nous met sous les yeux toutes leurs actions , toutes leurs entre-
prises, toutes leurs vertus, tous leurs défauts ; et qui, par les sages
> « Historia testis temporam , lux ye- pori comparetur omni. » ( Sbn. de Cx)n-
ritatis, yita mémorise, magistra vitse, sol. ad Mare, c 20.)
uuncia vetustatis. » ( Cic. de Orat. lib. « Nullum seculum magnis ingeniis
2 , n. 36.) clasam est, nallam non cogitatio ni per-
- Nescire quid autea qualh natus sis yium. » ( Idem.)
acriderit, id est semper esse puerum. m » Si magnitudine animi egredi ha-
( Cic. in Orat. n. 120.) mante imbecillitatis angustias libet, mul-
^ (c Terram hanccam popalis arhihus- tum prr qiiod spatiemurtemporis est. . .
que. . . pancti loco pouimus , ad uni- Licet in consortiam omnis aevi pariter in-
versa referentes : minnrem portinnem cedere. » {Idem, de Brev. viUe,CRp. li)
aetas nostra qnam puncti iiabet, si lem-
ICO TRAITE DES ETUDES.
réflexions qu'elle nous fournit, ou qu'elle nousdonnelieu de faire,
nous procure en peu de temps une prudence anticipée, fort supé-
rieure aux leçons des plus habiles maîtres.
On peut dire que l'histoire est Técole commune du genre hu-
main, également ouverte et utile aux grands et aux petits, aux
princes et aux sujets , et encore plus nécessaire aux grands et
aux princes qu'à tous les autres. Car comment , à travers cette
foule de flatteurs qui les assiègent de toutes parts, qui ne ces-
sent de les louer et de les admirer, c'est-à dire, de les corrompre
el de leur empoisonner l'esprit et le cœur ; comment , dis-je, la
timide vérité pourra-t-elle approcher d'eux , et faire entendre sa
faible voix au milieu de ce tumulte et de ce bruit confus .î* com-
ment osera-t-elle leur montrer les devoirs el les servitudes de la
royauté, leur faire entendre en quoi consiste leur véritable gloire,
leur représenter que, s'ils veulent bien remonter jusqu'à l'ori-
gine de leur institution , ils verront clairement qu'ils sont pour
les peuples ' , et non les peuples pour eux; les avertir de leurs
défauts, leur faire craindre le juste jugement de la postérité,
et dissiper les nuages épais que forme autour d'eux le vain fan-
tôme de leur grandeur et l'enivrement de leur fortune.'
Elle ne peut leur rendre ces services si importants et si né-
cessaires que par le secours de l'histoire , qui seule est en pos-
session de leur parler avec liberté , et qui porte ce droit jusqu'à
juger souverainement des actions des rois même, aussi bien que
la renommée, que Sénèque appelle liber r imam principum judi-
cem 2. On a beau faire valoir leurs talents, admirer leur esprit
ou leur courage , vanter leurs exploits et leurs conquêtes ; si tout
cela n'est point fondé sur la vérité et sur la justice, l'histoire leur
fait secrètement leur procès sous des noms empruntés. Elle ne
leur fait regarder la plupart des plus fameux conquérants que
comme des fléaux publics, des ennemis du genre humain, des
brigands des nations^, qui, poussés par une ambition inquiète
et aveugle, portent la désolation de contrées en contrées ^, et
* n Âssiduis bonitatis argnraentis pro- ^ « Praedo gentium leyavit se. m ( Je*
havit, non rempuhlicam siiani esse, sed rem. 4, 7.)
8e reipublicie. m ( San. de Clein. lib. I , ♦ « Pbilippi aut Alexandri latrocinia
rap, 19. ) cacterorumque , qui , exitio geotium clari,
^ Senec. de Consol. ad Marc. <*. i. nou minores fuere pestes mortalium
TRAITE DES ETUDES. IGl
qui, semblables à uoe inoudalion ou à un inceuJie, ravagent
tout ce qu'ils rencontrent. Elle leur met sous les yeux un Cali-
gula, un Pïéron, un Domitien, comblés de louanges pendant
leur vie, devenus , après leur mort, Thorreur et l'exécration du
genre humain : au lieu que Tite , Trajan , Antonin, Marc-Au-
rèle, en sont encore regardés comme les délices, parce qu'ils
n'ont usé de leur pouvoir que pour faire du bien aux hommes.
Ainsi l'on peut dire que l'histoire, dès leur vivant même, leur
tient lieu de ce tribunal établi autrefois chez les Égyptiens, où les
princes , comme les particuliers, étaient cités et jugés après leur
mort ; et que , par avance ', elle leur montre la sentence qui dé-
cidera pour toujours de leur réputation. Enfin, c'est elle qui im-
prime aux actions véritablement belles le sceau de Timmortalité,
et qui flétrit les vices d'une note d'infamie que tous les siècles
ne peuvent effacer. Cest par elle que le mérite méconnu pour un
temps , et la vertu opprimée, appellent au tribunal incorruptible
de la postérité, qui leur rend avec dédommagement la justice que
leur siècle leur a quelquefois refusée , et qui, sans respect pour
les personnes, et sans crainte d'un pouvoir qui n'est plus , con-
damne avec une sévérité inexorable l'abus injuste de Tautorité.
Il n'est point d'âge, point de condition qui ne puisse tirer de
rhistoire les mêmes avantages ; et ce que j'ai dit des princes et
des conquérants comprend aussi , en gardant de justes propor-
tions, toutes les personnes constituées en dignité: ministres d'É-
tat, généraux d'armée, officiers, magistrats, intendants, prélats;
supérieurs ecclésiastiques, tant séculiers que réguliers ; les pères
et mères dans leur famille , les maîtres et maîtresses dans leur
domestique; en un mot, tous ceux qui ont quelque autorité sur
les autres. Car il arrive quelquefois à ces personnes d'avoir, dans
une élévation très-bornée, plus de hauteur, de faste et de caprices
(|ue les rois , et de pousser plus loin Tesprit despotique et le pou-
voir arbitraire. Il est donc très-avantageux que l'bistoire leur
fasse à tous d'utiles leçons ; que d'une main non suspecte elle
leur présente un miroir fidèle de leurs devoirs et de leurs obli-
qnam inundatio qua planam omne per^ ' « Prnccipuum munus aiinalium reor,
fuMimest^quainconUagratioqaa luaKua ne virtutes sileantur, utque prnvis dictis
para aoinaaotiam {exaruit. m ( Sei*. lih. foctisque ev posteritnte et iiifuniia nietiis
3, JYat. quœst. iu Pra/at. ) sit m ( Tac. Annal, lib. 3, cap. (!.">. )
li.
162 TRAITE DES ÉTUDES.
gâtions , et qu'elle leur fasse entendre qu'ils sont tous pour leurs
inférieurs , et non leurs inférieurs pour eux.
Ainsi Tbistoire , quand elle est bien enseignée y devient une
école de morale pour tous les bommes. Elle décrie les vices , elle*
démasque les fausses vertus; elle détrompe des erreurs et des pré-
jugés populaires ; elle dissipe le prestige encbanteur des richesses
et de tout ce vain éclat qui éblouit les bommes; et démontre , par
mille exemples plus persuasifs que tous les raisonnements , qu'il
n'y a de grand et de louable que Fbonneur et la probité. De Fes-
tinie et de Tadmiration que les plus corrompus ne peuvent refuser
aux grandes et belles actions qu'elle leur présente , elle fait con-
clure que la vertu est donc le véritable bien de l'homme, et
qu'elle seule le rend véritablement grand et estimable. Elle ap-
prend à respecter cette vertu > , et à en démêler la beauté et l'éclat
à travers les voiles de la pauvreté , de l'adversité , de l'obscurité,
et même quelquefois du décri et de l'infamie; comme, au con-
traire , elle n'inspire que du mépris et de l'horreur pour le crime,
fût-il revêtu de pourpre , tout brillant de lumière , et placé sur
le trône.
Mais , pour me borner à ce qui est de mon dessein , je regarde
rhistoire comme le premier maître qu'il faut donner aux enfants,
également propre à les amuser et à les instruire, à leur former
l'esprit et le cœur, à leur enrichir la mémoire d'une infinité de
faits aussi agréables qu'utiles. Elle peut même beaucoup servir*,
par l'attrait du plaisir qui en est inséparable, à piquer la curio-
sité de cet âge avide d'apprendre, et à lui donner du goût pour
rétude. Aussi , en matière d'éducation , c'est un principe fonda-
mental et observé dans tous les temps , que l'étude de l'histoire
doit précéder toutes les autres et leur préparer la voix. Plutarque
nous apprend que le vieux Caton^ ce célèbre censeur^ dont le
< <( Sed si, quemadmodum visas oca- veternam perspidemus , qaamvis moltot
lorum qaibiudam medicamentis acui so- circa dÎTitiaram radiantiam splendor
iet et repargari : sic et nos, si aciem impediat, etlntaentem, bine honorani ,
animi Itberare impedimentis volaerimus, illinc magnarum potestatum falsa loi
poterimus perspicere virtutem, etiam verberet. n ( Stw. Eplst. llb.)
obrutam cnrpore , etiam paupertate op> ' n Fatendum in ipsis rébus quae dis-
posita , et humilitate et infamia obja- cantar et coguoscuntur, inTÏtameota
rentibiis : cernemus, inquam , pulcliritu- inesse , quibus ad discendam cognoffcen-
dineni illam , quanivis sordido ohtectam. damque moveamar. » ( Cic. de Fin bon^
Uursusipque malitiamet aprumnosi animi et mal. lib. 5 , n. '\b. )
TRAITE DES ETIU)ES. 1 G3
noïn et la vertu ont tant fait d'honneur à la république romaine,
et qui prit un soin particulier d'élever par lui-même son Cls, sans
vouloir s'en reposer sur le travail des maîtres, composa exprès
pour lui , et écrivit de sa propre main, en gros caractères, de
belles histoires , afin, disait-il , que cet enfant, dès le plus bas
âge , fût en état, sans sortir de la maison paternelle, de faire con-
naissance avec les grands hommes de son pays , et de se former
sur ces anciens modèles de probité et de vertu.
Il n^est pas nécessaire que je m'arrête plus longtemps à
prouver Tutilité de l'histoire; c'est un point dont on convient
assez généralement , et que peu de personnes révoquent en doute.
L'important est de savoir ce qu'il faut observer pour rendre
cette étude utile , et pour en tirer tout le fruit qu'on en doit at-
tendre. C'est ce que je vais essayer de faire.
( Division de Vouvrage, ) Pour mettre quelque ordre dans ce
que j'ai à dire sur l'histoire, je diviserai ce traité en quatre
parties. La première sera sur le goût de la solide gloire et de
la véritable grandeur, et servira à précautionner les jeunes gens
contre les fausses idées que l'étude même de l'histoire pourrait
leur donner sur ce sujet. La seconde regardera l'histoire sainte.
La troisième traitera de l'histoire profane. Dans la dernière je
dirai quelque chose de la fable, de Fétude des antiquités grec-
ques et romaines , des auteurs où Ton doit puiser la connaissance
de l'histoire, et de l'ordre dans lequel on les doit lire.
Je ne parle point ici de Thistoire de France , parce que l'ordre
naturel demande que l'on fasse marcher l'histoire ancienne avant
la moderne , et que je ne crois pas qu'il soit possible ' de trouver
du temps , pendant le cours des classes , pour s'apphquer à celle
de la France. Mais je suis bien éloigné de regarder cette étude
comme indifférente ; et je vois avec douleur qu'elle est négligée
par beaucoup de personnes , à qui pourtant elle serait fort utile,
pour ne pas dire nécessaire. Quand je parle ainsi , c'est à moi-
même le premier que je fais le procès , car j'avoue que je ne m'y
' Ce que RoUin jugeait impossible , rhétorique : un jeune homme ne sort
sr pratique maintenant avec succès dans plus du collège sans avoir la moindre
n'aivenité. I/histoire de France est teinture de l'histoire de son pays.- I..
«ludîée par les élèves de seconde et de
104 TBÀITË DES ÉTUDES.
isu'\s point assez appliqué ; et j'ai honle d'être en quelque sorte
étranger dans ma propre patrie , après avoir parcouru tant d'au-
tres pays. Cependant notre iiistoire nous fournit de grands mo-
dèles de vertu , et un grand nombre de belles actions , qui demeu-
rent la plupart ensevelies dans Tobscurité, soit par la faute de^
nos historiens , qui n'ont pas eu, comme les Grecs et les Ro-
mains s le talent de les faire valoir; soit par une suite du mau-
vais goât qui fait qu'on est plein d'admiration pour les choses
qui sont éloignées de notre temps et de notre pays , pendant que
nous demeurons froids et indifférents pour celles qui se passent
sous nos yeux et dans le siècle où nous vivons. Si l'on n'a pas
le temps d'enseigner aux jeunes gens dans les classes l'histoire
de France, il faut tâcher au moins de leur en inspirer du godt,
en leur en citant de temps en temps quelques traits qui leur fas-
sent naître l'envie de l'étudier quand ils en auront le loisir.
PREMIERE PARTIE.
SUR LE GOUT DE LA SOLIDE GLOIRE ET DE LA VERITABLE
GRANDEUR.
Tout le monde convient qu'un des premiers soins de quicon-
que pense à former les jeunes gens dans l'étude des belles-lettres,
c'est d'établir d'abord des principes et des règles du bon goût
qui leur puissent servir de guides dans la lecture des auteurs 11
est d'autant plus nécessaire de leur donner un pareil secours
pour l'histoire, qui peut être regardée comme une étude de mo-
rale et de vertu, qu'il est infiniment plus important de juger
sainement de la vertu que de l'éloquence; et qu'il est beaucoup
moins honteux et moins dangereux de se méprendre sur les
règles du discours que sur celles des mœurs.
Notre siècle , et encore plus notre nation , ont un besoin ex-
trême d'être détrompés d'une infinité d'erreurs et de faux pré-
' (< Qui» provcnere ihi ma^na Acripto- leriiin ) factn proinaximis celebrautur »
rum ingénia : pcr terranim orbem ( ve- ( Sali,, iu IfeUo CatUin. )
TRAITE DES ETUDES.
1G5
jugés, qui devienneut tous les jours de plus en plus douiiuants,
sur la pauvreté et les richesses , sur la modestie et le faste ; sur
la simplicité des bâtiments et des meubles, et sur la somptuosité
et la magnificence ; sur la frugalité, et les rafûnements de la bonne
ehère; en un mot, sur presque tout ce qui faitTobjet du mépris
00 de l'admiration des hommes. Le goût public ' devient sur
cela la règle des jeunes gens. Ils regardent comme estimable ce
qui est estimé de tous. Ce n'est pas la raison, mais la coutume,
qui les guide. Un seul mauvais ' exemple serait capable de cor-
rompre l'esprit des jeunes gens , susceptibles de toutes sortes
d'impressions : que n'y a-t-il donc point à craindre pour eux
dans un temps où les vices sont passés en usage, et où la cupi-
dité s'efforce ^ d'éteindre tout sentiment dMionneur et de probité?
Quel besoin n'ont-ils pas de cette science <, dont le prin-
cipal effet est de dissiper les faux préjugés , qui nous séduisent
parce qu'ils nous plaisent ; de nous guérir et de nous délivrer
des erreurs populaires que nous avons sucées avec le lait; de
nous apprendre à faire le discernement du vrai et du faux , du
bon et du mauvais , de la solide grandeur et d'une vaine enflure ;
et d'empêcher que la contagion ^ du mauvais exemple et des
coutumes vicieuses n'infecte l'esprit des jeunes gens , et n'étouffe
en eux les heureuses semences de bien et de vertu qu'on y re-
marque! C'est dans cette science^, qui consiste à juger des
' « RecU apad nos locnm tenet error,
Bbi publicus factus est. » (Sb». Epist.
123.)
c Nulla res nos majoribas malis im-
|)Hcat , qaam quod ad ramorem compo-
Btmor : optima rati ea , qaae magno as-
•ensa recepta sunt. . . nec ad rationem,
Md ad similitndinem vivimus. » ( Id. lib.
de yUa beata, cap. I. )
' (( Unum exemplam , aut luxariœ ,
ait avaritiae, multum mali facit. . .
qaid tu accidere his moribus credis in
qaos pobUce factus est impetus?... adeo
nemo nostruni ferre impctum vitiorum
tam raagno comitatu venientium potest. »
( Id. E/Ast. 7. )
« Desinit esse remedio locas , ubi quae
fiierantTitia, mores sunt. » (Id. Epist. 30.)
' « Certatar' ingenti qaodam neqaitiac
certamine : major quotidie peccandi eu-
piditas» miiiw ven;cundi:e e»t. » ( Id du
Ira, lib. 2, cap. 8.^
* « Sapientia animi mag»tra est ..
Qjœ sint mala , quae videantur, osteudii.
Vanitatem exuit mentibus, dut magnitii'
dinem sulidani ; nec ignnrari sinit , inter
magna quid intersit et tumida. » ( Id.
Episi. 90. )
c Inducenda est in occupatum locum
Tirtas , quae mendacia contra verum pla-
centia exstirpet; qune nos a populo, cui
nimis crediraus, séparât, ac sinceris
opinionibus reddat. »i ( Id. Epist. 9i.)
■^ « Tanta est corruptela malae coa-
suetudiuis, ut ab ea tanqoam igniciili
exstingaantur a natura dali , exoriantur-
qoe et confirmeutur vitia contraria. »
( Cic. de Leg. lib. I , n. 33. )
** » Socrates hanc summam dixit esse
sapientiam, bona mulaque distinguere. u
( Sknec. Epist- 71, )
■156 TRAITE DES ETUDES.
« mer ; mais les eiifauts d'Israël ont passé au milieu d'elle à
« pied sec ^ »
C'est ici la conclusion de tout le cantique , par laquelle Moïse
promet à Dieu , au Doni de tout le peuple, une éternelle recon-
naissance pour le signalé bienfait par lequel il vient de les dé-
livrer.
Cette conclusion paraîtra peut-être trop simple en comparaison
de ce qui a précédé. Mais je reconnais pour le moins autant d'ar-
tifice dans cette simplicité que dans tout le reste. En effet, après
avoir remué et enlevé les esprits par tant de grandes expressions
et de si violentes figures , la justesse de Tart voulait qu'il termi-
nât son cantique par une exposition simple et naïve , tant pour
délasser les esprits que pour leur faire comprendre sans ligures,
sans détours et sans embarras , la grandeur du miracle que Dieu
venait de faire en leur faveur.
La sortie du peuple juif de l'Egypte est le prodige le plus mer-
veilleux que Dieu ait fait dans T Ancien Testament. Il le rappelle
en mille occasions ; il en parle , s'il était permis de s'exprimer
ainsi , avec une espèce de complaisance : il le donne comme la
preuve la -plus éclatante de la force toute-puissante de son bras.
En effet, ce n'est pas un seul prodige, mais une longue suite de
prodiges plus admirables les uns que les autres. Il était bien juste
que la beauté du cantique destiné à conserver la mémoire de ce
miracle répondît à la grandeur de l'événement; et cela ne pou-
vait pas n'être point de la sorte , puisque le même Dieu qui était
l'auteur des prodiges l'était aussi du cantique.
Mais quelle beauté , quelle grandeur, quelle magnificence n'y
apercevrions-nous pas , s'il nous était donné de pénétrer dans les
sens mystérieux cacbés sous le voile et sous l'écorce de ce grand
événement ! Car on ne peut disconvenir que la sortie de l'Egypte
ne couvre et ne représente d'autres délivrances *. L'autorité de
saint Paul et de toute la tradition, et les prières de l'Église,
nous obligent d'y voir la liberté que le chrétien acquiert parles
eaux du baptême , et son affranchissement du joug du prince du
monde. L'Apocalypse fait ^ un autre usage de cet événement , en
• > IB, 19. » Apoc. 15,2-4.
a 1 Cor. c. IK
TRAITÉ DES ÉTUDES 157
nous montrant ceux qui ont vaincu la béte , tenant à la main les
harpes de Dieu , et chantant le cantique de Moïse ', serviteur de
Dieu , et le cantique de TAgneau , en disant : Seigneur Dieu ,
vos œuvres sont grandes et merveilleuses , etc. Or, comme, selon
l'Écriture, les merveilles delà seconde déUvrance surpasseront
infiniment celles de la première, et en aboliront entièrement la
mémoire, ainsi l'on peut juger que les beautés du sens spirituel
de ce cantique effaceraient celles du sens historique.
De telles merveilles passent de beaucoup mes forces, et n'en-
trent point dans le dessein de cet ouvrage , où je me suis pro-
posé de former le goût des jeunes gens par rapport à l'éloquence.
Cette explication du Cantique de Moïse peut y contribuer plus
que toute autre chose. J'ai cru, en donnant ce morceau, faire au
public un présent qui lui serait agréable. La modestie de l'au-
teur l'avait tenu jusqu'ici comme enseveli dans les ténèbres :
on ne sera point fâché que la juste reconnaissance d'un disci-
ple plein de respect pour la mémoire de son maître le fasse pa-
raître au jour. AJa^qualité de maître il avait joint à mon égard
celle de père, m'ayant toujours aimé comme son enfant. Il avait
pris dans les classes un soin particulier de me former, me des-
tinant dès lors pour son successeur : et je l'ai été en effet en se-
conde, en rhétorique, et au collège Royal. Je puis dire sans
flatterie que jamais personne n'a eu plus de talent que lui pour
faire sentir les beaux endroits des auteurs , et pour donner de
l'émulation aux jeunes gens. L'oraison funèbre de M. le chan-
celier le Tellier, qu'il prononça en Sorbonne, et qui est la seule
pièce de prose qu'il ait permis qu'on imprimât, suffit pour mon-
trer jusqu'où il avait porté la délicatesse du goût : et les vers
qu'on a de lui peuvent passer pour un modèle en ce genre. Mais
il était encore plus estimable par les qualités du cœur que par
celles de l'esprit. Bonté, simplicité, modestie -^ , désintéresse-
ment, mépris des richesses, générosité portée presque jusqu'à
l'excès , c'était là son caractère. Il ne profita de la confiance en-
tière qu'un puissant ministre ^ avait en lui , que pour faire plaisir
1 « Canfnntes cnnlicum Moysi servi élu reclear dnns ruiiiyersité.
Del. » •* M. de Louvois.
2 II n'a jamais voalu consentir à «'Ire
W
158 TRAITé DES ÉTUliES.
aux autres. Quand il me vit principal au collège de Beauvais, il
sacrlGa , par bonté pour moi et par amour du bien public, deux
mille écus pour y faire des réparations et des embellissements
nécessaires. Mais les dernières années de sa vie, quoique passées
dans la retraite et Tobscurité, ont effacé tout le reste. Il s'était
retiré à Compiègne, lieu de sa naissance. Là, séparé de toute
compagnie , uniquement occupé de Tétude de FÉcriture sainte ,
qui avait toujours fait ses délices, ayant continuellement dans l'es-
prit la pensée de la mort et de l'éternité ^,\\se consacra entière-
ment au service des pauvres enfants de la ville. 11 leur fit bâtir
une école , peut-être la plus belle qui soit dans le royaume, et
fonda un maître pour leur instruction. Il leur en tenait lieu lui-
même : il assistait très-souvent à leurs leçons : il en avait pres-
que toujours quelques-uns à sa table : il en habillait plusieurs :
il leur distribuait à tous, dans des temps marqués, diverses ré-
compenses pour les animer : et sa plus douce consolation était de
|>enser qu'après sa mort ces enfants feraient pour lui la même
prière que le fameux Gerson , devenu par humilité maître d*école
à Lyon , avait demandée , par son testament , à ceux dont il avait
pris soin : }fon Dieu , mon Créateur, ayez pitié de votre pau-
vre serviteur Jean Gerson! 11 a eu le bonheur de mourir pauvre
en quelque sorte au milieu des pauvres, ce qui lui restait de bien
ayant à peine suffi pour une dernière fondation qu'il avait faite
des Sœurs de la Charité pour instruire les filles » et pour prendre
soin des malades.
Je prie le lecteur de me pardonner cette digression , que ma
tendre reconnaissance pour un maître à qui j'ai tant d'obliga-
tions doit rendre excusable.
* n a donné an poblic on recueil de* Urè.e$ de$ propres paroles de VÉerlturj
extraits qn'll arait faits car ce sujet , sainte et des saints Pères.
tntitulé Pensées édifiantes sur la Mort ,
TRAITE DES ETODES. |.>1)
LIVRE SIXIEME.
DE L'HISTOIRE.
AVANT-PROPOS.
{De Vutilité de Fàistoire.) Ce n'est pas sans raison que l'Iiis-
toire ' a toujours été regardée comme la lumière des temps , la
dépositaire des événements , le témoin fidèle de la vérité , la
source des bons conseils et de la prudence , la règle de la con-
duite et des mœurs. Sans elle, renfermés dans les bornes du
siècle et du pays où nous vivons , resserrés dans le cercle étroit
de nos connaissances particulières et de nos propres réflexions,
nous demeurons toujours dans une espèce d'enfance ' qui nous
laisse étrangers à l'égard du reste de l'univers , et dans une pro-
fonde ignorance de tout ce qui nous a précédés et de tout ce
qui nous environne. Qu'est-ce ^ que ce petit nombre d'années qui
composent la vie la plus longue; qu'est-ce que l'étendue du pays
que nous pouvons occuper ou parcourir sur la terre, sinon un
point imperceptible à l'égard de ces vastes régions de l'univers, et
de cette longue suite de siècles qui se sont succédé les uns aux
autres depuis l'origine du monde ? Cependant c'est à ce point im-
perceptible que se bornent nos connaissances , si nous n'appe-
lons à notre secours l'étude de Tbistoire, qui nous ouvre tous
les siècles et tous les pays ; qui nous fait entrer en commerce
avec tout ce qu'il y a eu de grands hommes dans l'antiquité ; qui
nous met sous les yeux toutes leurs actions , toutes leurs entre-
prises, toutes leurs vertus, tous leurs défauts ; et qui, par les sages
' « Historia testis temporam , lax ye- pori comparetur omni. » ( Sbh. de Coh'
ritatis, yita mémorise, magistra vitae, sol. ad Mare. c. 20.)
uuncia vetastatis. » ( Cic. de Orat. lib. n Nullum seculum magnis ingeniis
2 , D. 36.) clQsam est, nallum non cogitatio ni per>
'-' Nescire quid antea quafh natus sis vium. » ( Idem.)
accident, id est semper esse puerum. w » Si magnitadine animi egredi ba-
( Cic. in Orat. n. I3U.) manie imbecillitatis angastias libet, mal-
^ n Terramhanccum popuiis arbihas- tum per qnod spatiemur temporis est. . .
que. . . puncti loco ponimus , ad uni- Licet in coasortiam omnis œvi pariter in-
versa referentes : minorem portjonem cedere, » (Idem, {<« i^rei*. vito^cap. 14. )
telas nostra qoam puncti habet, si lem-
i
ICO THAITE DES ETUDES.
réflexions qu'elle nousfournit, ou qu'elle nous donnelieu de faire,
nous procure en peu de temps une prudenceanticipée, fort supé-
rieure aux leçons des plus habiles maîtres.
On peut dire que l'histoire est l'école commune du genre hu-
main, également ouverte et utile aux grands et aux petits, aux
princes et aux sujets , et encore plus nécessaire aux grands et
aux princes qu'à tous les autres. Car comment , à travers cette
foule de flatteurs qui les assiègent de toutes parts, qui ne ces-
sent de les louer et de les admirer, c est-à dire, de lescorrom|)re
et de leur empoisonner Fesprit et le cœur ; comment , dis-je , la
timide vérité pourra-t-elle approcher d'eux , et faire entendre sa
faible voix au milieu de ce tumulte et de ce bruit confus? com-
ment osera-t-elle leur montrer les devoirs et les servitudes de la
royauté, leur faire entendreen quoi consiste leur véritable gloire,
leur représenter que, s'ils veulent bien remonter jusqu'à l'ori-
gine de leur institution , ils verront clairement qu'ils sont pour
les peuples » , et non les peuples pour eux; les avertir de leurs
défauts, leur faire craindre le juste jugement de la postérité,
et dissiper les nuages épais que forme autour d'eux le vain fan-
tôme de leur grandeur et l'enivrement de leur fortune ?
Elle ne peut leur rendre ces services si importants et si né-
cessaires que par le secours de l'histoire , qui seule est en pos-
session de leur parler avec liberté , et qui porte ce droit jusqu'à
juger souverainement des actions des rois même , aussi bien que
la renommée, que Sénèque appelle liber r imam principum judi-
cem 2. On a beau faire valoir leurs talents, admirer leur esprit
ou leur courage , vanter leurs exploits et leurs conquêtes ; si tout
cela n'est point fondé sur la vérité et sur la justice, l'histoire leur
fait secrètement leur procès sous des noms empruntés. Elle ne
leur fait regarder la plupart des plus fameux conquérants que
comme des fléaux publics, des ennemis du genre humain, des
brigands des nations ^, qui, poussés par une ambition inquiète
et aveugle, portent la désolation de contrées en contrées ^ , et
< n Assiduis bonitalis argnmentis pro- ^ (, Praedo gentium leyavit se. m ( Je»
havit, non rcmpubiicam siiani esse, sed hem. 4, 7.)
se reipublicae. » ( Skh- de Ctem. lib. I , ^ « Pbilippi aut Alcxandri latrocinia
cap. 19. ) cfleterorumque , qui , exitio gentium clari,
^ Seiiec. de Consol. ad Marc. <*. 1. non minores fuere pestes mortalium
TRAITE DES ETUDES. 101
qui , semblables à une inondalion ou à un incendie , ravagent
tout ce qu'ils rencontrent. Elle leur met sous les yeux un Cali-
gula, un INéron, un Domitien, comblés de louanges pendant
leur vie, devenus , après leur mort, l'horreur et l'exécration du
genre humain : au lieu que Tite , Trajan , Antonin , Marc-Au-
rèle, en sont encore regardés comme les délices, parce qu'ils
n'ont usé de leur pouvoir que pour faire du bien aux hommes.
Ainsi Ton peut dire que l'histoire, dès leur vivant même, leur
tient lieu de ce tribunal établi autrefois chez les Égyptiens, où les
princes , comme les particuliers, étaient cités et jugés après leur
mort ; et que , par avance ', elle leur montre la sentence qui dé-
cidera pour toujours de leur réputation. Enlin, c'est elle qui im-
prime aux actions véritablement belles le sceau de l'immortalité,
et qui flétrit les vices d'une note d'infamie que tous les siècles
ne peuvent effacer. C'est par elle que le mérite méconnu pour un
temps , et la vertu opprimée, appellent au tribunal incorruptible
delà postérité, quileurrend avec dédommagement la justice que
leur siècle leur a quelquefois refusée , et qui, sans respect pour
les personnes, et sans crainte d'un pouvoir qui n'est plus, con-
damne avec une sévérité inexorable l'abus injuste de l'autorité.
Il n'est point d'âge, point de condition qui ne puisse tirer de
riiistoire les mêmes avantages ; et ce que j'ai dit des princes et
des conquérants comprend aussi, en gardant de justes propor-
tions, toutes les personnes constituées en dignité: ministres d'É-
tat, généraux d'armée, officiers, magistrats, intendants, prélats;
supérieurs ecclésiastiques, tant séculiers que réguliers ; les pères
et mères dans leur famille , les maîtres et maîtresses dans leur
domestique; en un mot, tous ceux qui ont quelque autorité sur
les autres. Car il arrive quelquefois à ces personnes d'avoir, dans
une élévation très -bornée, plus de hauteur, de faste et de caprices
que les rois , et de pousser plus loin l'esprit despotique et le pou-
voir arbitraire. Il est donc très-avantageux que l'histoire leur
fasse à tous d'utiles leçons ; que d'une main non suspecte elle
leur présente un miroir Adèle de leurs devoirs et de leurs obli-
quant inandatio qua planum omne per^ ' « Prnecipuum munus aiinalium reor,
^sttm est ,qaaincoiiUagratioqua ma^ua ne virtute» sileantur, utque pravis dicti.n
pars aoiniaotiuni (exaruit. m ( Sk:*. lih. fuctisque ei posteritftte et iiif<iniia nietus
3, Nat. qutest- m l'rafat. ) sit m ( Tac. .4nnnl. lib. 3, cap ii."). j
li.
162 TRAITE DES ÉTUDES.
gâtions , et qu'elle leur fasse entendre qu'ils sont tous pour leurs
Inférieurs , et non leurs inférieurs pour eux.
Ainsi rhistoire , quand elle est bien enseignée , devient une
école de morale pour tous les hommes. Elle décrie les vices, elle*
démasque les fausses vertus; elle détrompe des erreurs et des pré-
jugés populaires ; elle dissipe le prestige enchanteur des richesses
et de tout ce vain éclat qui éblouit les hommes; et démontre , par
mille exemples plus persuasifs que tous les raisonnements , qu'il
n'y a de grand et de louable que Thonneur et la probité. De Tes-
tiine et de l'admiration que les plus corrompus ne peuvent refuser
aux grandes et belles actions qu'elle leur présente , elle fait con-
clure que la vertu est donc le véritable bien de l'homme, et
qu'elle seule le rend véritablement grand et estimable. Elle ap-
prend à respecter cette vertu > , ^t à en démêler la beauté et l'éclat
à travers les voiles de la pauvreté , de l'adversité , de l'obscurité,
et même quelquefois du décri et de l'infamie; comme, au con-
traire , elle n'inspire que du mépris et de l'horreur pour le crime,
fût-il revêtu de pourpre, tout brillant de lumière, et placé sur
le trône.
Mais , pour me borner à ce qui est de mon dessein , je regarde
l'histoire comme le premier maître qu'il faut donner aux enfants,
également propre à les amuser et à les instruire, à leur former
l'esprit et le cœur, à leur enrichir la mémoire d'une inGnité de
faits aussi agréables qu'utiles. Elle peut même beaucoup servir*,
par l'attrait du plaisir qui en est inséparable, à piquer la curio-
sité de cet âge avide d'apprendre, et à lui donner du goût pour
rétude. Aussi , en matière d'éducation , c'est un principe fonda-
mental et observé dans tous les temps , que l'étude de l'histoire
doit précéder toutes les autres et leur préparer la voix. Plutarque
nous apprend que le vieux Caton^ ce célèbre censeur^ dont le
' (( Sed si, quemadmodam visas oca- veternum perspiciemus , quanavis maltaa
lorum quibusdam medicamentis acuiso- circa divitiaram radiantiam splendor
iet et repargari : sic et nos , si aciem impediat , et intiientem « bioc honomm ,
animi liberare impedimentis Toluerimus, illinc magnarum potestatam falaa las
poterimus perspicere virtatem, etiam yerberet. » (Stiit. Episi. 115.)
obrutam cnrpore, etiam paupertate op- ^ « Fatendum in ipsis rebas quae dis*
posita , et humilitate et infamia obja- cuntar et cognoscuntar, inTÎtamenta
centibus : ceriiemus, inquam , pulcliritu- inesse , quib us ad discendom oogooflcen-
dineni illam , quamvis sordido obtectam. dumque moveamur. » ( Cic. de Fin bw%^
ilursusa^que malîtiamet aeramnosi animi et mal. lib. 5 , n. '^.5. )
TRAITE DES ÉTUDES. 1 G3
nom et la vertu ont tant fait d'honneur à la république romaine,
et qui prit un soin particulier d'élever par lui-même son fils, sans
vouloir s'en reposer sur le travail des maîtres, composa exprès
pour lui , et écrivit de sa propre main, en gros caractères, de
belles histoires , afin, disait-il , que cet enfant, dès le plus bas
âge , fût en état, sans sortir de la maison paternelle, de faire con-
naissance avec les grands hommes de son pays, et de se former
sur ces anciens modèles de probité et de vertu.
Il n^est pas nécessaire que je m'arrête plus longtemps à
prouver l'utilité de l'histoire; c'est un point dont on convient
assez généralement , et que peu de personnes révoquent en doute.
L'important est de savoir ce qu'il faut observer pour rendre
cette étude utile , et pour en tirer tout le fruit qu'on en doit at-
tendre. Cest ce que je vais essayer de faire.
( Division de Vouvrage. ) Pour mettre quelque ordre dans ce
que j'ai à dire sur l'histoire , je diviserai ce traité en quatrç
parties. La première sera sur le goût de la solide gloire et de
la véritable grandeur, et servira à précautionner les jeunes gens
contre les fausses idées que l'étude même de l'histoire pourrait
leur donner sur ce sujet. La seconde regardera l'histoire sainte.
La troisième traitera de l'histoire profane. Dans la dernière je
dirai quelque chose de la fable, de l'étude des antiquités grec-
ques et romaines , des auteurs où Ton doit puiser la connaissance
de rhistoire, et de l'ordre dans lequel on les doit lire.
Je ne parle point ici de Thistoire de France , parce que l'ordre
naturel demande que l'on fasse marcher l'histoire ancienne avant
la moderne , et que je ne crois pas qu'il soit possible » de trouver
du temps , pendant le cours des classes , pour s'appliquer à celle
de la France. Mais je suis bien éloigné de regarder cette étude
comme indifférente ; et je vois avec douleur qu'elle est négligée
par beaucoup de personnes , à qui pourtant elle serait fort utile,
pour ne pas dire nécessaire. Quand je parle ainsi, c'est à moi-
même le prejnier que je fais le procès , car j'avoue que je ne m'y
* Ce que RoHin jugeait impossible , rhétorique : un jeune homme ne sort
se pratique maintenant avec succès dans plus du collège sans avoir la moindre
rrniversité. L'histoire de France est teinture de l'histoire de son pays. - t..
«tudiée par les élèves de seconde et de
104 TBAIÏE DES ÉTUDES.
duis point assez appliqué ; et j'ai honte d'être en quelque sorte
étranger dans ma propre patrie , après avoir parcouru tant d'au-
tres pays. Cependant notre histoire nous fournit de grands mo-
dèles de vertu , et un grand nombre de belles actions , qui demeu-
rent la plupart ensevelies dans Tobscurité, soit par la faute de
nos historiens , qui n'ont pas eu , comme les Grecs et les Ro-
mains s le talent de les faire valoir; soit par une suite du mau-
vais goût qui fait qu'on est plein d'admiration pour les choses
qui sont éloignées de notre temps et de notre pays, pendant que
nous demeurons froids et indifférents pour celles qui se passent
sous nos yeux et dans le siècle où nous vivons. Si l'on n'a pas
le temps d'enseigner aux jeunes gens dans les classes l'histoire
de France, il faut tâcher au moins de leur en inspirer du goût,
en leur en citant de temps en temps quelques traits qui leur fas-
sent naître l'envie de l'étudier quand ils en auront le loisir.
PREMIERE PARTIE.
SUR LE GOUT DE LA SOLIDE GLOIRE ET DE LA VERITABLE
GRANDEUR.
Tout le monde convient qu'un des premiers soins de quicon-
que pense à former les jeunes gens dans l'étude des belles-lettres,
c'est d'établir d'abord des principes et des règles du bon goilt
qui leur puissent servir de guides dans la lecture des auteurs 11
est d'autant plus nécessaire de leur donner un pareil secours
pour l'histoire, qui peut être regardée comme une étude de mo-
rale et de vertu, qu'il est infininxnt plus important de juger
sainement de la vertu que de l'éloquence ; et qu'il est beaucoup
moins honteux et moins dangereux de se méprendre sur les
règles du discours que sur celles des mœurs.
Notre siècle , et encore plus notre nation , ont un besoin ex-
trême d'être détrompés d'une infinité d'erreurs et de faux pré-
' (< Oiiia prnvcnere ibi mn{;iia «cripto- teruin ) factn promaximia celebrautar »
rum injjcnin : pcr terrarum orliem ( ve- ( Sali., iu IkÙo Ckitilin. )
TRAITE DES ÉTUDES. fOG
jugés, qui deviennent tous les jours de plus en plus dominants,
sur la pauvreté et les richesses , sur la modestie et le faste ; sur
la simplicité des bâtiments et des meubles, et sur la somptuosité
et la magnificence ; sur la frugalité, et les raffinements de la bonne
chère; en un mot, sur presque tout ce qui faitTobjet du mépris
00 de Tadmiration des hommes. Le goût public ' devient sur
cela la règle des jeunes gens. Ils regardent comme estimable ce
qui est estimé de tous. Ce n'est pas la raison, mais la coutume,
qui les guide. Un seul mauvais ^ exemple serait capable de cor-
rompre l'esprit des jeunes gens, susceptibles de toutes sortes
d'impressions : que n'y a-t-il donc point à craindre pour eux
dans un temps où les vices sont passés en usage, et où la cupi-
dité s'efforce ^ d'éteindre tout sentiment d'honneur et de probité?
Quel besoin n'ont-ils pas de cette science^, dont le prin-
cipal effet est de dissiper les faux préjugés, qui nous séduisent
parce qu'ils nous plaisent ; de nous guérir et de nous délivrer
des erreurs populaires que nous avons sucées avec le lait; de
Dous apprendre à faire le discernement du vrai et du faux , du
bon et du mauvais , de la solide grandeur et d'une vaine enflure ;
et d'empêcher que la contagion ^ du mauvais exemple et des
coutumes vicieuses n'infecte l'esprit des jeunes gens , et n'étouffe
en eux les heureuses semences de bien et de vertu qu'on y re-
marque! C'est dans cette science^, qui consiste à juger des
* « RecU apad nos locam tenet error, Ira, lib. 2, cap. 8."^
Bbi publicus factus est. «(Sbh. Epist. * « Sapientia animi magistra est..
123.) Qiiie sint mala , qase videantur, ostendii.
fl NuUa res nos majoribas malis im- Vanitatem exuit mentibus, dat magnitii'
pficat, quam quod ad ramorem c.ompo- dinem sulidam; necignorari sinit, inter
Bhnar : optima rati ea, qaae magno as- niagua quid intersit et tumida. » ( Jd.
■ensa recepta sunt. . . nec ad rationem, Epist. 90. )
«ed ad similitudinem vivimas. » ( Id. lib. « Inducenda est in occupatam locum
de F'ita beata, cap. 1. ) vtrtas , quœ mendacia contra verum pla-
*« Unum exemplam, aut laxariae , ceutia exstirpet; quw nos a populo, oui
ast aTaritiae, multum mali facit. . . nimis credimus, separet, ac sinceris
qoid ta accidere liis moribus credis in opinionibus reddat. m ( Id. Epist. 94.)
qoos pablice factns est impetus?... adeo ^ « Tanta est corraptela malae con-
ncmo nostrum ferre impetum vitiorum suetudinis, ut ab ea tanquam igniciiH
tam magno comitata venientium potest. » exstingnantur a natura dali , exoriantur-
( Id. EfÂst.l,) que et confirmentur vitia contraria, m
« Desinit esse remedio locas, ubi quae ( Cic. de Leg. lib. l , n. 33. )
ftierantvitia,more88unt.»(ld.£pW. 39.) ^ « Socrates hanc summam dixit esse
* « Certatar' ingenti quodam nequitisc sapientiam, bona malaque distinguere. «
certamine : major quotidie peccandi eu- ( Sknec Epist 71, )
piditas, mi(i\>r verucundiie est. >j ( Id- de
166 TRAITE DES ETUDES.
choses non par l'opinion commune mais par la vérité, non par
ce qu'elles paraissent au dehors mais par ce qu'elles sont réelle-
ment , que Socrate mettait toute la sagesse de l'homme.
J'ai donc cru devoir commencer ce traité sur Phistolre par
établir des principes et des règles pour juger sainement des
belles et des bonnes actions , pour bien discerner en quoi con-
siste la solide gloire et la véritable grandeur, et pour démêler
précisément ce qui est digne d'estime et d'admiration , et ce qui
ne mérite que Tindifférence et le mépris. Sans ces règles , les
jeunes gens peu précautionnés, n'ayant pour guides que leurs
propres penchants ou les opinions populaires , pourraient pren-
dre pour modèle tout ce qui est conforme à ces fausses idées,
et se remplir des passions et des vices de . ceux dont l'histoire
rapporte des actions éclatantes , qui ne sont pas toujours ver-
tueuses ni estimables.
Il n'y a , à proprement parler , que l'Évangile et la parole de
Dieu qui puissent nous prescrire des règles sûres et invaria-
bles pour juger sainement de toutes choses ; et il semble que c'est
uniquement dans un fonds si riche que je devrais puiser les ins-
tructions que j'entreprends de donner aux jeunes gens sur un
sujet si important. Mais , afin de leur faire mieux comprendre
combien les erreurs que je combats ici sont condamnables, et
combien elles sont contraires même à la droite raison , je ne tire-
rai mes principes que du paganisme, qui nous enseignera que ce
qui rend l'homme véritablement grand et digne d'admiration,
ce n'est point les richesses , la magnificence des bâtiments , la
somptuosité des habits ou des meubles, le luxe de la table, l'é-
clat des dignités ou de la naissance , la réputation , les actions
brillantes , telles que les victoires et les conquêtes , ui même les
qualités de l'esprit les plus estimables; mais que c'est parle cœur
que l'homme est tout ce qu'il est < , et que , plus il aura un cœur
véritablement grand et généreux , plus il aura de mépris pour
tout ce qui paraît grand au reste des hommes. Je n'avais d'abord
tiré mes exemples que de l'histoire ancienne : mais des personnes
' « Cogita in te, privter animum, nitiil rui omue bonam in anlmo est, ... illan
esse mirabile : cui ma^no nibil magnum erectum , et exceisum , et mirabilia cal-
est. M ( Sbm, Epist. 8. ) cantem. m ( Id. Eplsi. 45.)
« Hoc nos duce , beatum esse iilam ,
. TB41Tii DES ETUDES. 167
habiles et intelligentes m'ont conseillé d'y en ajouter d'autres ,
tirés de l'histoire moderne, et surtout de celle de France; et
elles m'en ont elles-mêmes fourni plusieurs , dont je reconnais
ici leur être redevable.
Quoique j*aie puisé tous mes principes et la plupart des exem-
ples dans le paganisme , et que j'aie évité de proposer pour mo-
dèles tant de saints illustres que le christianisme nous fournit
pour tous les états et toutes les conditions , il ne s'ensuit pas que
mon dessein ait été de me borner à des vertus purement païen-
nes. On peut considérer les choses d'une manière plus humaine ,
sans en examiner la dernière fin efe»les plus sublimes motifs. On
s'élève ainsi par degrés à une vertu plus pure et plus parfaite; et
en se rendant attentif et docile à la raison , l'on se prépare à le
devenir à la religion et à la foi , qui commandent les mêmes
choses , mais en proposant de plus grands motifs et de plus di-
gnes récompenses.
Au reste, je prie le lecteur de se souvenir que cet ouvrage n'est
point fait pour les savants, qui sont très-instruits du fond de
l'histoire, et qui pourraient trouver ennuyeux de grand nombre
défaits que je cite, parce qu'ils n'ont rien de nbuveau pour eux;
mais que mon dessein est dinstruire principalement de jeunes
étudiants < , qui souvent n'auront presque d'autre idée de l'his-
toire que celle que je leur en donne dans ce livre ; ce qui m'oblige
d'être plus long, de rapporter plus d'exemples, et d'y joindre
plus de réflexions que je n'aurais fait sans cela.
§ 1 . Richesses, Pauvreté,
Comme les richesses sont le prix de ce qui est le plus estimé et
le plus recherché dans la vie * , des dignités , des charges , des
terres , des maisons , des ameublements , de la bonne chère , du
plaisir, il n'est pas étonnant qu'elles soient elles-mêmes plus
* «c Nos iastitatioiiem professi , non Admirationem nobis parentes aari argen-
•olam scientibiu ista , sed etiam discen- tique fecemnt : et teneris infusa cnpi»
tibos tradimus .* ideoque paulo pluribus dttas altius sedit , crevitque nobiscum.
▼erbia débet haberi Ténia. » ( Qoibtii.. Delude totus populus , in alia discors ,
Hb. II, cap. 1.) in hoc convenit : hoc suspicinnt, hoc
2 « Heec ipsa res tôt magistratns , tôt suis optant. Denique eo mores redacti
Jadices detinet, qaœ magistratus et ju- sunt, ut paapertas maledicto probroque
dicMfaeitfpecnniazqnae ex qno in honore sit. contempta divitibos, invisa panpe-
tnt cœpît, ▼enurenim honorcecidit... ribas. » ( Ssir. Ejpist. 115. )
168 TBAITÉ DES ETUDES.
estimées et plus recherchées que tout le reste. Ce sentiment ,
déjà trop naturel aux enfants , est nourri et fortifié en eux par
tout ce qu'ils voient et par tout ce qu'ils entendent. Tout retentit
des louanges des richesses. L'or et l'argent font l'unique ou le
principal objet de l'admiration des hommes, de leurs désirs, de
leurs travaux. On les regarde comme ce qui fait toute la douceur
et la gloire de la vie , et la pauvreté au contraire comme ce qui
en fait la honte et le malheur.
Cependant l'antiquité' nous fournit un peuple entier (chose
étonnante! ) qui se récrie contre de tels sentiments. Euripide
avait mis dans la bouche de Bellérophon un éloge magnifique des
richesses , qu'il terminait par cette pensée : « Les richesses font
<( le souverain bonheur du genre humain ; et c'est avec raison
ft qu'elles excitent l'admiration des dieux et des hommes ». » Ces
derniers vers révoltèrent tout le peuple d'Athènes. Il s'éleva
d'une voix commune contre le poète , et l'aurait chassé de la ville
sur-le-champ, s*il n'avait prié qu'on attendît la fin de la pièce,
où le panégyriste des richesses périssait misérablement. I.Iauvaise
et pitoyable excuse ! L'impression que de telles maximes font sur
l'imagination, étant vive et prompte, n'attend pas les remèdes
lents que l'auteur croit y apporter dans la conclusion de la pièce.
Le peuple romain ne pensait pas moins noblement. Son am-
bition était d'acquérir beaucoup de gloire et peu de biens. Cha-
cun cherchait 3, dit un historien, non à s'enrichir, mais à
enrichir sa patrie ; et ils aimaient jnieux être pauvres dans une
république riche, qu'être eux-mêmes riches pendant que la répu-
blique serait pauvre. On sait que c'est à l'école et dans le sein de
la pauvreté que furent formés les Camille , les Fabrice , les Cu-
rius 4 ; et qu'il était ordinaire aux plus grands hommes de mourir
sans laisser de quoi fournir aux dépenses de leurs funérailles, ni
de quoi doter leurs filles.
Telle était aussi la disposition de nos anciens magistrats ; et on
lit avec plaisir, dans l'histoire des premiers présidents du parle-
> Sen. Epist. 115. ^ RPatriaeremanasqai8qae,non8aAin,
» Le texte grec de ces ver» , dont Séné- aagere properabat : paoperqae in divite,
que ae rapporte qae la tradactionlatiue, qaam dtves in paapere imperio versa ri
setroave dans réditiou d'Euripide publiée malebat. » ( V».l. M4k. Hb. 4 , cap. 4. )
par D. Beck ( tom. Il , p. 432 ). — L. * Ilorat. Od. 12 , 1. I. [▼. 40. ]
TB4ITE DES ETUDES. 169
ment de Paris, que le célèbre Jean de la yaquerie ^ mourut
A plus riche d'honneur et de réputation que de biens de fortune.
« Car ayant laissé trois filles, héritières seulement de ses vertus,
« le roi Louis XI , son maître , pour reconnaissance des services
« qu'il lui avait rendus , prit le soin de les marier selon leur con-
« dit ion , et de ses propres deniers. »
Un mot de Tempereur Valérien nous marque l'estime qu'on
faisait encore delà pauvreté dans ces derniers temps de l'empire.
Il avait nommé au consulat Aurélîen , celui-là même qui depuis
fut empereur i et, comme il était pauvre , il chargea le garde du
trésor de lui fournir tout l'argent dont il aurait besoin pour les
dépenses qu'il fallait faire en entrant dans cette charge , et il lui
écrivit en ces termes : « Vous donnerez à Aurélien « , que j'ai
« nommé consul, tout ce qui sera nécessaire pour les spectacles
tt dont la coutume le charge. Il mérite ce secours à cause de sa
« pauvreté , qui le rend, véritahlement grand, et qui le met
« au-dessus de tous les autres. »
Voilà comme , dans tous les temps et dans tous les états , ont
pensé ceux qui avaient l'âme véritablement noble et élevée. Ces
grands hommes , persuadés * que rien ne marque davantage de
la petitesse et de la bassesse d'esprit que d'aimer les richesses ,
et que rien au contraire n'est plus grand ni plus généreux que
de les mépriser, faisaient consister la plus sublime vertu à sup-
porter avec noblesse la pauvreté, et à la regarder comme un
avantage et non comme un malheur. Selon eux , le second degré
de la vertu consistait à faire un bon usage des richesses , quand
on en possédait ; et ils pensaient que l'emploi le plus conforme
à leur destination , et le plus propre à attirer aux riches l'estime
et l'amour des hommes, était de les faire servir au bien de la
société. En un mot , ils comptaient ne posséder véritablement
que ce qu'ils avaient donné ^.
' R Aareliano, cui consulatnm deta* niam contemnere, si non habeas; si ha-
liraus, ob paapertatem, qualité magnas béas, ad beneficentiam liberaiitatemque
est, cœteris major, dabis ob editionem convertere. ( Cic. lib. I, Ofjîc. n. 68. )
Circensiam , etc. m ( Vopisc. in F'iia im- ^ » Nihil magis possidere me credam ,
per. .4urel. ) qaam bene donata. m (S bit. de F'itabeata»
^ n Nihil est tam aagusti animi tam- cap. 20. )
qne parvi , qaam amare divitias : nihil c< Hoc baheo , qaodcamqae dedi> » Lib.
honestias magnificentiusque quam pecu- 6, de Benef. cap. 3. )
15
170 TRAITE DES ETUDES.
Cimon ', général athénieQ, ne croyait avoir de grands biens
que pour les communiquer à ses citoyens , pour vêtir les uns ,
et pour soulager la misère des autres. Ce que Philopœmen gagnait
sur l'ennemi , il ne l'employait qu'à fournir des chevaux ou des
armes à ceux de ses citoyens qui en manquaient, et à payer la
rançon des prisonniers de guerre. Aratus , général des Achéens ,
se fit universellement aimer, et sauva sa patrie en appliquant
les présents qu'il recevait des rois à calmer les divisions qui y
régnaient , en acquittant les dettes des uns , en aidant les autres
dans leurs besoins , et eu rachetant les captifs.
Pour me contenter d'un seul exemple parmi les Romains ,
Pline le jeune dépense des sommes considérables pour le service
de ses amis '. Il remet à l'un tout ce qu'il lui doit ^. Il acquitte
les dettes qu'un autre avait contractées pour de justes raisons 4.
Il augmente la dot de la fille d'un autre , afin qu'elle puisse sou-
tenir la dignité de celui qui la doit épouser ^. il fournit à l'un
de quoi être chevalier roniiiin^. Pour gratifier un autre, il lui
vend une terre au-dessous de sa valeur \ Il donne à un autre s de
quoi retourner en son pays , pour y finir tranquillement ses
jours 9. Il se rend facile dans les discussions de famille, et relâ-
che volontiers de ses droits '^ Il gratifie sa nourrice d'une petite
terre", qui suffit pour la faire subsister >>. Il fait présent à sa
patrie d'une bibliothèque , avec un revenu suffisant pour l'en*
tretenir '^. Il y fonde les gages des professeurs pour l'instruction
de la jeunesse '^. Il y fait un établissement pour élever les or-
phelins et les enfants des pauvres , dont il reste encore quelques
vestiges jusqu'à ce jour '^ £t il fait tout cela avec un bien mé-
diocre *«. Mais sa frugalité était, comme il le déclare lui-même ,
un riche fonds, qui suppléait à ce qui manquait à son revenu ,
et qui fournissait à toutes ces libéralités qui nos étonnent dans
I Plat. * Libi * » «P* ^^'
» Lib. 2, ep.4. '" Lib.6, ep. 2.
* Lib. 3 ep. II. »' Ub. 5, ep. 7.
^ Lib. 6, ep. 32. " L« ▼•"« de Corne.
* Lib. I , ep. 19. '^ Lib. « , ep. 3.
« Ub. 7, ep. Il et 14. »* Ub. I , ep. 8.
' Ub. 3,ep. ai. *' Lib. 4,ep. 13.
* Le poëte Martial. ** Lib. I , ep. ».
TRAITÉ DES ËTUDES. 171
un particulier. Quod cessât ex redUu,frugalitaie supplttur ;
ex qua , velut ex fonte, liber alitas nostra decurrit » .
Qu'on demande aux jeunes gens ce qu'ils pensent d'un tel
exemple, en leur faisant comparer ce noble et cet aimable usage
des richesses avec celui qu'en font ces hommes dénaturés qui vi-
vent comme s'ils n'étaient ués que pour eux seuls ; qui n'estiment
les biens que parce qu'ils servent d'instruments à leurs passions,
pour entretenir leur luxe, l'amour des délices, une vaine os-
tentation, une curiosité inquiète ; qui ne sont d'aucune ressource
ni pour leurs proches, ni pour leurs amis, ni pour leurs plus
anciens et plus fidèles domestiques , et qui croient ne rien de-
voir ni au sang, ni à l'amitié, ni à la reconnaissance , ni* au mé-
rite, ni à l'humanité, ni même à la patrie.
M. de Turenne *, ayant pris le commandement de l'armée d'Al-
lemagne, trouva les troupes en si mauvais état, qu'il vendit sa
vaisselle d'argent pour habiller les soldats et pour remonter la
cavalerie ; ce qu'il a fait plus d'une fois. Quoiqu'il n'eût que
quarante mille livres de rente de sa maison^, il ne voulut
jamais accepter des sommes considérables que ses amis lui of*
fraient , ni rien prendre à crédit chez les marchands ; de peur,
disait-il , que s'il venait à être tué, ils n'en perdissent une bonne
partie. Je sais que tous les ouvriers qui travaillaient pour sa mai-
son avaient ordre de porter leurs mémoires avant qu'on partît
pour la campagne, et qu'ils étaient payés régulièrement.
Pendant 4 qu'il commandait en Allemagne, une ville neutre,
qui crut que l'armée du roi allait de son côté, fit offrir à ce gé-
néral cent mille écus pour l'engager à prendre une autre route ,
et pour le dédommager d'un jour ou deux de marche qu'il en
pourrait coûter de plus à l'armée. Je ne puis en conscience,
répondit M. de Turenne , accepter cette somme, parce que je
n*ai point eu intention de passer par cette ville.
L'action du grand Scipion en Espagne, lorsqu'il ajouta à la
dot d'une jeune princesse qu'il avait faite prisonnière la rançon
que ses parents avaient apportée pour la racheter, ne lui a
■ l.ib. 2 , ep. 4 chez Jai quinze cents francs d'argent
3 Hommes illustres de M. Perrault. comptant.
^ Ixirsqu'il mourut, on ne trouva pas * Lettres de Boursault.
172 TRAITE DES ÉTUDES.
fait guère moins dMiooneur que ses plus fameuses conquêtes.
Une action toute pareille , du chevalier Bayard , ne mérite pas
moins de louange <. Quand Bresse fut prise d'assaut sur les Véni-
tiens , il avait sauvé du pillage une maison où il s'était retiré
pour se faire panser d'une blessure dangereuse qu'il avait reçue
au siège , et avait mis en sûreté la dame du logis et ses deux
jeunes filles, qui y étaient cachées. A son départ, cette dame,
pour lui marquer sa reconnaissance , lui offrit une botte où il y
avait deux mille cinq cents ducats , qu'il refusa constamment.
Mais , voyant que son refus l'affligeait d'une manière sensible,
et ne voulant pas laisser son hôtesse malcontente de lui , il con-
sentit à recevoir son présent ; et , ayant fait venir les deux jeunes
filles pour leur dire adieu, il donna à chacune d'elles mille du-
cats pour aider à les marier, et laissa les cinq cents qui restaient
pour être distribués à des communautés qui auraient été pillées.
Mais pour mieux concevoir combien le désintéressement a de
noblesse et de grandeur, considérons-le , non dans des généraux
d'armée et des princes , dont la puissance et la gloire semblent
peut-être relever l'éclat de cette vertu , mais dans des personnes
du plus bas rang, à l'égard de qui rien ne peut exciter l'admira-
tion que Id vertu même.Un pauvre homme», qui était portier à
Milan , chez un maître de pension , trouva un sac où il y avait
deux cents écus. Celui qui l'avait perdu, averti par une afGclie
publique , vint à la pension ; et , ayant donné de bonnes preuves
que le sac lui appartenait, le portier le lui rendit. Plein de joie
et de reconnaissance , il offrit à son bienfaiteur vingt écus, que
celui-ci refusa absolument. Il se réduisit donc à dix , puis à cinq.
Mais, le trouvant toujours inexorable, /e n'ai rienperdUy dit-il
d'un ton de colère, en jetant pat terre son sac, Je n*ai rien
perdu , si vous ne voulez rien recevoir. Le portier reçut cinq
écus, qu'il donna aussitôt aux pauvres. - ;
J'ai entendu raconter à un lieutenant général des armées du
roi , que , dans une occasion où les soldats s'amusaient à dé-
pouiller les corps de ceux qui avaient été tués, l'officier qui les
commandait, pour les animer è poursuivre vivement l'ennemi ,
' Vie du cbev. Rayard. • S. Aug. Serra. 178,
TRAÎTÉ DES KTLDKS. 173
<*t en même temps pour les dédommager, leur avait jetfi quarante
ou cinquante pistoles qu*il avait dans sa poche. Le plus grand
nombre refusa de prendre part à cette libéralité, qu'ils trou-
vaient déshonorante pour eux , comme s'ils avaient besoin de
présents pour faire leur devoir et pour servir leur roi. Feu
M. de Louvois, ayant été informé de cette action , les combla de
louanges , leur fit distribuer à chacun une certaine somme à b
vue des troupes, et eut soin de les avancer dans l'occasion.
Chacun sent bien , en lisant de telles histoires , l'effet qu'elles
produisent sur son cœur. Que Ton compare une conduite si no-
ble et si généreuse avec la bassesse de sentiments de tant de
personnes qui ne cherchent et n'estiment dans les grandes pla-
ces que l'occasion et la facilité de s'enrichir , et l'on n'aura pas
de peine à conclure, avec Cicéron , qu'il n'y a point de vice plus
infamant , surtout pour ceux qui sont constitués en dignité et
chargés de procurer le bien des autres , que l'avarice. Nullum
igitur vîtium tetrius quam avaritia, prœsertim in principibun,
et rempublicam gubernantibus. Habere enim quœstui rempu-
blicam, non modo turpe est , sed sceleratum etiamet ne/a-
rium ' .
Cette attache à l'argent est un défaut qui déshonore aussi infi-
niment les gens de lettres , comme au contraire rien ne leur fait
plus d'honneur' que de regarder avec indifférence les richesses.
Sénèque , après avoir fait de si fréquents et de si magnifiques
éloges de la pauvreté , avait bien raison de se reprocher à lui-
même > l'indigne attachement qu'il avait pour les biens, et ces
acquisitions sans nombre qu'il avait faites de terres, de jardins et
de maisons magnifiques , ne craignant point d'employer pour
cela les usures les plus criantes , et de déshonorer entièrement ,
sinon la philosophie, du moins le philosophe.
Tout ce qu'il dit dans un de ses traités , pour justifier sa con-
duite , ne fera jamais croire qu'il était sans attache pour les
biens , et qu'il ne leur avait donné entrée que dans sa maison et
» De Offic. 1. 2, n. 77. incedit, et tanlis agrogram spatiis, lam
' « Cbi est, ditil en parlant à Néron, lato fœnore exuberat ? m (^Tac Aunul,
■aimus iilc mndicis contentus? Taies lih. 14, cap. 53)
bortos instruit , et per Uacc suburbana
15.
174 TRAfTK URS ETUDES.
1)011 dans son cœur : Sapiens non amat dimtiaSy sedmavuit;
non inanimum ilias , sed in domum recipit^.
Je suis fâché qu*Amyot , qui dans son siècle a fait tant d'hon-
neur à la littérature , ait terni un peu sa gloire par cette rouille
de Tavarice. C'était un pauvre garçon , fils , à ce que Ton croit,
d'un boucher, et qui s'était avancé par son mérite. Il était de-
venu évéque d' Auxerreet grand aumônier de France. Charles IX,
qu'il avait élevé et instruit, l'appelait toujours son maître;
et, se jouant quelquefois avec lui, il lui reprochait, en riant,
son avarice. Un jour qu'Amyot demandait un bénéfice de grand
revenu , ce prince lui dit : Eh quoi , mon maître , vou^ disiez
que, si vous aviez mille écus de rente, vous seriez content! Je
crois que vous les avez, et plus. Sire, répondit-il, r appétit
vient en mangeant. Et toutefois il obtint ce qu'il désirait. Il
mourut riche de plus de deux cent mille écus.
]Nous avons, dans l'université, un homme que je n'ose nom-
mer parce qu'il est encore en vie , mais dont je ne puis passer
sous silence le noble et rare désintéressement. Après avoir en-
seigné , avec beaucoup de réputation , la philosophie dans le col-
lège de Beauvais , où il avait été élevé comme enfant de la maison,
et dont il fut depuis désigné principal ; dans le temps même qu'il
remplissait la première dignité de l'université, il fut appelé à la
cour pour travailler à l'éducation du prince qui occupe main-
tenant le trône d'Espagne; et, depuis, il a eu l'honneur d'être
employé auprès de notre jeune roi actuellement régnant. Les
deux cours de France et d'Espagne se sont empressées de lui
marquer leur reconnaissance , en lui offrant des bénéfices et des
pensions, qu'il a toujours constamment refusés, alléguant pour
raison que ses gages lui suffisaient , et beaucoup au delà , pour
vivre selon son état, dans lequel ses différents emplois , quelque
éclatants qu'ils fussent , ne lui ont jamais rien fait changer >.
§ II. Bâtiments,
Il est rare déjuger sainement de ce qui brille au dehors , et de
ce qui frappe les yeux par un éclat extérieur. 11 y a peu de per-
' I.ib. de Vitabeata, cap. .17-23. arrivt'e depuis quelques années, permet
'* H s'appelait nUement. Sa mort, de le nommer.
TUAITE DES ETL'DES. 17.^
sonnes qui entendent parler des fameuses pyramides d'Egypte
sans être transportées d'admiration, et sans se récrier sur la gran-
deur et sur la magniCcence des princes qui les bâtirent. Je ne
sais si cette admiration est bien fondée , et si ces masses énormes
de bâtiments , qui coûtèrent des sommes immenses , qui firent
périr un nombre infini d'hommes employés à ces travaux , et qui
n'étaient que pour la pompe et l'ostentation ■ , sans être destinés
à aucun usage solide; si , dis-je , de tels bâtiments méritent qu'on
en parle avec tant d'éloges.
La vraie élévation ne consiste pas à désirer ou à faire ce qu'une
imagination déréglée ou une erreur populaire représente comme
grand et magnifique. Elle ne consiste pas à tenter des choses
difficiles par Tattrait même de la difficulté. Elle ne se sent pas
excitée par l'idée du merveilleux et par le plaisir de surmonter
l'impossible, comme Thistoire l'a remarqué de Néron, à qui
tout ce qui était sans apparence se montrait sous Tidée de gran-
deur. Erat incredibilium cupitor*.
Cicéron ^ ne trouve d'ouvrages et de bâtiments véritablement
dignes d*admiration que ceux qui ont pour but l'utilité publique :
des aqueducs, des murailles de villes , des citadelles, des arse-
Daux , des ports de mer.
Il remarque ^ que Périclès, le premier homme de la Grèce ,
fut justement blâmé d'avoir épuisé le trésor public pour embel-
lir la ville d'Athènes et l'enrichir d'ornements superflus. Les
Romains, dès la fondation de l'empire , eurent un goût bien dif-
férent. Ils visaient au grand , mais dans les choses qui regardent
ou la religion, ou l'utilité publique. Tite-Live^ remarque que,
sous Tarquin le Superbe , on acheva un ouvrage^ pour faire
écoulelr les eaux de la ville , et que Ton bâtit les fondements du
Capitule , avec une magnificence que les siècles postérieurs ont
eu de la peine à égaler ; et aujourd'hui l'on admire encore la
beauté et la solidité des grands chemins construits par les Ro-
' t Pyramides regam pecuniap otiosa * De Offic. I 2, n. 60.
ac «talta oatentatio. » (Plik. Hist. tuit. ^ Lib. I , n. 56
lib. 36 , cap. 12. ) " l.a CUmca maxima ^ qui subsiste
2 Tacit. Ann. lib. 15 , c i2, e.icore de nos jour». — !..
3 DeOfllc.I.2,u. GO.
176 TRAITÉ DES ÉTUDES
mains en différents endroits, et qui subsistent presque dans leur
entier depuis tant de siècles.
Il faut h peu près porter le même jugement par rapport aux
bâtiments des particuliers. Gicéron ', en examinant quelle doit
être la maison d*un homme constitué en charge, et qui tient un
rang distingué dans TÉtat, veut qu'on y cherche, avant tout,
Tutilité et Tusage : à quoi Ton peut ajouter une seconde vue , qui
regarde la commodité et la dignité; mais > il recommande surtout
d*y éviter une somptuosité et une magnificence dont l'exemple ne
manque jamais de devenir contagieux et funeste , cha4a]n se pi-
quant dans ce genre , non-seulement d'atteindre , mais de surpas-
ser les autres. LucuUus, dit Gicéron, a-t-il beaucoup d'imitateurs
de ses excellentes qualités ? mais combien n*en a-t-il point pour
ce qui regarde la somptuosité des bâtiments ! On pourrait dter de
notre temps beaucoup de familles qui ont été ou entièrement rui-
nées ou notablement incommodées par la fureur de bâtir, soit à la
ville , soit à la campagne , des maisons magnifiques, qui absorbent
le bien le plus liquide d'une famille , et passent bientôt à des
étrangers, qui profitent de la folie des premiers maîtres. £t c'est
ce qui doit porter les personnes chargées de l'éducation des
jeunes gens à les précautionner de bonne heure contre un goût
si commun et si dangereux.
Les anciens Romains en étaient bien éloignés. Plutarque, dans
la vie de Paul Emile , fait mention d'un iElius ïubéron , grand
homme de bien 3, dit-il , et qui soutint la pauvreté plus noble-
ment et plus généreusement que nul autre Romam. Ils étaient
seize proches parents, tous du nom et de la famille iElia , qui
n'avaient qu'une petite maison à la ville et autant à la campa-
gne, où ils vivaient tous ensemble avec leurs femmes et un grand
nombre de petits enfants.
Chez ces anciens Romains 4 ce n'était point la maison qui fai-
• De Offlc. 1. 2 n. 138. ^'- Luculli summi viri virtutem quisî at
a « CaveDdum est edam prfcsertim si :'"°' ^. ^ , /^ „ j^ y»/#i^ i-k i
ipseœdinces, ne extra modum sumptu \ai\ \ .
et maguificentia prodeas : quo In génère **,,,<>» > n
multum mali etiam in exemplo est. Stu- ^ AviP)? api<TTO; , xat {lEYaÀOirpeiTa-
dlose enim plerique , prirsertim in hac TTata 'l»to[Aaiwv Trevia Xp^.'rotjuvo;.
parte, facta principum imitantur : ut ^ Cic. de Off. lib. I , n. 139.
TBAITB DES ÉTUDES. 177
sait honueur au maître, mais le maître qui faisait lionneur à la
maison. Une cabane ' chez eux devenait aussi auguste qu*un
temple, parce que la justice , Fa générosité, la probité, la bonne
foi, l'honneur, y habitaient; et peut-on appeler petite une mai-
son qui renfermait tant et de si grandes vertus ?
Le goût pour la modestie des bâtiments , et Téloignement de
toute somptuosité en ce genre , a passé de la république à Tem-
pire, et des particuliers aux empereurs même.
Trajan mettait sa gloire à édifier peu , afin d'être plus en état
d'entretenif les anciens édifices. Idem tam parais in œdificando ,
quam diligens in tuendo >. Il ne faisait point cas de tout ce qu'on
donne à Tostentation et à la vanité. Il connaissait^, dit Pline, en
quoi consistait la véritable gloire d'un prince. Il savait que des
statues, des arcs de triomphe , des bâtiments , sont sujets à périr
par les flammes , par le temps , par la fantaisie d'un successeur ;
mais que celui qui méprise l'ambition , qui modère ses passions,
qui donne des bornes à une puissance qui n'en a point, est loué
de tout le monde durant sa vie, et encore plus après sa mort,
lorsque personne n'est contraint de le louer.
L'événement fit voir qu'il avait pensé juste. Alexandre Sévère
ayant fait rétablir plusieurs ouvrages de Trajan , y fit remettre
partout le nom de ce prince, sans souffrir qu'on y substituât
le sien. Tous les grands empereurs ont eu la même modération ;
et Ton voit encore aujourd'hui qu il y a beaucoup plus de mé-
dailles frappées à la gloire des princes qui ont réparé les édifices
publics et lès monuments de leurs prédécesseurs, qu'à F hon-
neur de ceux qui en ont fondé de nouveaux.
Nous avons déjà remarqué ailleurs qu'Auguste 4, pendant près
> « Istad hnmile tagariam.... jam qoosnihilflammis, nihil senectuti , nihil
omnibas templb formosins erit , quam successoribus liceat. Arcas euim , et sta-
illic jiutitia couspecta fuerit , qaum cou- taas , aras etiam templaque demolitur
tinentia , qaam pradentia , pietas^om- et obscurat oblivio, negligit carpitqae
niiun offtcioniin recte dispensandorom posteritas. Contra , contemptor ambi-
ratio. NoUas angastas est locas , qai tionis , et inflnitse potestatis domitor ac
hane tam magnanim virtutum turbam frenatoranimus, ipsa vetustateflorescit,
capit. u (Skir. de Consol. ad Helv. cap. 0.) nec ab allis magis laudatar , quam qaf-
' Pfin. in Panegyr. bos minime necesse est. »
■* « Sris abi vera principis, ubi sem- * Suetouius.
pitema sit gloria : ubi sint honores iu
s
1
il
178 TUAITB DES ÉTUDES.
de cinquante ans de règne , se contenta toujours du même appar- «
tement et des mêmes meubles.
Vespasien et Tite ■ se ûrent un honneur et un plaisir de cod
server, à la campagne, la petite habitation qui leur venait de
leurs pères , sans y faire aucun changement. k
Ces maîtres du monde ne se trouvaient pas logés trop à Tétroit
dans une maison qui n'avait été bâtie que pour un simple par-
ticuiier. On voit encore aujourd'hui les vestiges de la maison de
campagne d'Adrien >, qui ne passe pas la grandeur de nos mai-
sons ordinaires , et qui n'égale point celle de plusieurs partieu- ^
liers de nos jours. I
Maintenant , des hommes qui n'ont d'autre mérite que leurs |s
richesses ( et souvent sortis de quelle origine! ) bâtissent à la ville
et à la campagne de superbes palais. Malheur à quiconque ss
trouve près d'eux ! tôt ou tard la maison , la vigne et l'héritage du
voisin sont absorbés dans ces vastes bâtiments , et servent à
agrandir leurs jardins et leurs parcs.
Ce que l'histoire nous apprend du cardinal d*Amboise^, ar-
chevêque de Rouen , et ministre d'État sous Louis XII , est un
exemple bien rare. Un gentilhomme de Normandie avait une
terre voisine de la belle maison de Gaillon, qui dès lors appar-
tenait à l'archevêché de Rouen. Il n'avait point d'argent pour
marier sa fille; et, afin d'en trouver, il offrit au cardinal de
vendre sa terre à vil prix. Un autre aurait peut-être profité de
cette occasion; mais le cardinal, sachant le motif du gentil-
homme, lui laissa sa terre, et lui donna l'argent dont il avait
besoin.
' Suetorius, in Vita Vesp., e. 2. très , dont l'on est encore assez bien eon-
3 Je ne sais de quelle maison de cain- servi; un hippodrome, entouré de porti-
pagne Rollin veut parler; car la villa ques ; le Pécile , imité de celai d'Athé-
Adriana ou maison de campagne (TA- nés; une nanmachie, une bibliothèque;
drien , dont les vestiges subsistent en- les temples de Vénus et de Diane ; le p**
core an pied de la colline de Tivoli, de- lais impérial; le temple d'ApoUou ; le
Tait être d'une magnificence extraordi- quartier des gardes prétoriennes, ap-
naire. Cet empereur la fit construire au '.pelé vulgairement Cento CamenUtilm
retour de ses voyages : il voulut y réunir Thermes; le temple de Sérapis , et ua
tout ce qu'il avait remarqué de plus eu- grand nombre d'autres. Ou a troavè
rieux dans le Grèce, en i£gypte et ea"^ dans cette enceinte une quantité extraor*
Asie. Aussi renfermait- elle une infinité diuaire de marbres qui attestent l'antique
d'édifices , dont il reste encore des ruines magnificence de cette villa. — L.
considérables dans une enceinte de plus ^ Vicdncard. d'Amboise, parRaudlçr.
de sept milles. Elle contenait trois tbéà-
TB41TE DES ETUDES. 179
Nous avons eu de dos jours un prince < dont la France regret-
tera éternellement la perte par beaucoup d'autres endroits , et en
particulier à cause de réloigiiement extrême qu il avait pour
tout faste et pour toute dépense inutile. On lui proposait d'em-
bellir un appartement par des cheminées plus ornées et plus à
la mode : comme il n'y avait point de nécessité , il aima mieux
conserver les anciennes. Un bureau de quinze cents livres , qu'on
lui conseillait d'acheter, lui parut d'un trop grand prix; il en
fit chercher un vieux dans le garde-meuble, et il s'en contenta.
Il en était ainsi de tout; et le motif de cette épargne était de se
mettre en état de faire de plus grandes libéralités. Quelle bénédic-
tion pour un royaume, et quel présent du ciel , qu'un prince de
ee caractère! En fait de solide gloire et de véritable grandeur,
eombien un tendre amour pour les peuples , qui va jusqu'à s'é-
pargner tout pour les soulager, est-il préférable à toute la ma-
gnificence des plus superbes bâtiments!
Cest ce que le roi Louis XIV, près de mourir, c'est-à-dire
dans un temps où l'on juge sainement des choses , fit entendre
au roi actuellement régnant. Entre plusieurs autres avis qu'il
lui donna * , dont on a cru avec raison devoir conserver à jamais
la mémoire, fai trop aimé la guerre, lui dit-il; ne m'imi-
tez ftcu en cela, non plus que dans les trop grandes dépenses
que fai faites. Dans le dernier entretien qu'il eut à Sceaux , tête
à tête avec son petit-fils , qui partait pour l'Espagne, il lui avait
reeommaDdé la même chose; et le roi d'Espagne a rapporté, à
Qoe personne ^ de qui l'on tient ceci , que son grand-père lui avait
dit ces paroles les larmes aux yeux.
S III. jimevblemenls, Hahiliements. Équipages,
Rien de tout cela ne rend un homme plus grand ni plus esti-
mable, parce que rien de tout cela ne fait partie de lui-même,
mais est hors de lui et lui est entièrement étranger. Cependant
voilà en quoi la plupart des hommes font consister leur grandeur.
Ils se regardent comme confondus et incorporés avec tout ce qui
■ Mgr. le dae de BovfOfne. binet do roi.
» DtmUrf paroles de Louis Xir au ^ A M. Vittement.
ni IjomU XV , de rimprinerie du Ca-
;
180 TBMTÉ DES ÉTUDES.
les enviroDoe, ameublements, habillements ^ équipages. lis en-
flent et grossissent le plus qu'ils peuvent, par tout cet appareil,
ridée qu'ils se forment d'eux-mêmes : par là ils s'estiment fort
grands , et se flattent de paraître tels aux yeux des autres.
Mais , pour juger sainement de leur grandeur ' , il faut les
examiner en eux-mêmes , et mettre à Técart, pour quelques mo-
ments, leur train et leur suite; on reconnaît pour lors qu'ils ne
paraissent grands et élevés que parce qu'on les considérai|; sur leur
base. Quand ils sont réduits à eux seuls, à leur propre fonds, à
leur juste mesure , ce vain fantôme disparaît. Ils sont riches et
parés au dehors , comme le sont les murailles de leurs apparte-
ments : au dedans ce n'est souvent que petitesse, que bassesse,
que pauvreté, que vide affreux de tout mérite; et quelquefois
même cet éclat extérieur cache les plus grands crimes et les plus
honteux désordres.
Dieu 3 , dit quelque part Sénèque , ne pouvait mieux décrier
ni dégrader tous ces biens extérieurs qui font l'objet de nos
vœux , qu'en les accordant souvent, comme il fait, à des misé-
rables et à des scélérats , et en les refusant pour l'ordinaire aux
plus gens de bien. En effet, où ceux-ci en seraient-ils réduits, .
si Ton ne jugeait des hommes que par le dehors.^ £t combien ,
de fois le plus solide mérite a-t-il été méconnu et exposé même
au mépris , parce qu'il était caché sous un vil habit et sous ua
extérieur peu frappant?
Philopœmen 3, le plus grand homme de guerre qui de son temps
fût dans la Grèce, qui illustra si fort la république des Acliéeus i
par son rare mérite, et que les Romains mêmes ont appelé, par
' « Nemo istoram qaos divitiae honores- carrant , sed qua latent , videritis , mi-
que in altiore fastigio ponunt, magnas seri sant , sordidi , tarpes , ad simUita-
est. Qaare ergo magnus videtar? Cum dinem parietam saoram extrinsecas
basi illam soa metiris... Hoc laboramas culti. Itaqae , dnm Ulis licet «tare, et ad
errore , sic nobis imponitur , quod ne- arbitrium suam ostendi , nitent et im-
minem œstimamas eo qaod est , sed ad- ponant : qaam aliquid incidit qaod dis-
Jicimas Uli et ea quibas adornatas est. tarbet ac detegat , tanc apparet quaa-
Atqai, qaum Toles veram hominis OBsti* tam altœ ac verœ fœditatis aliénas
mationem inire , et scire qaaiis sit , na- splendor absconderit. » ( Id. Ub. de Pro-
dam inspice. Ponat patrimoniam , ponat vid. cap. 6.)
honores, et alia fortau» mendacia. » ' « Nallo modo magis potest I>eas
(Stir. Epist. 76.) concupita traducere , qaam si Ula ad
<c Aaro illos, argento, et ebore or- turpiasimus defert, ab optimis abicit- »
navi : intas boni uibil est. Isli , quos (Ihid. cap. 6.)
pro felicibas adspicitis , si , non qua oc- ^ Plut, in Vita Pbilop. { $ 2 ].
I
TRAITE DBS ETUDES. 181
admiration, le dernier des Grecs; Philopœmen , dis-je, était
pour l'ordinaire vêtu fort simplement, et marchait assez souvent
sans suite et sans train. 11 arriva seul en cet état dans la maison
d'un ami qui l'avait invité à prendre un repas chez lui. La maî-
tresse du logis , qui attendait le général des Achéens , le prit pour
un domestique , et le pria de vouloir bien l'aider à faire la cuisine ,
parce que son mari était absent. Philopœmen quitta sans façon
sou manteau , et se mit à fendre du bois. Le mari étant survenu
dans cet instant, s'écria, dans la surprise que lui causa un tel
spectacle : Qu'est-ce donc < , seigneur Philopœmen , et que veut
dire ceci? C'est, répliqua-t-il , que je paye l'intérêt de ma mau-
vaise mine.
Scipion Émilien*, pendant cinquante-quatre ans qu'il vécut,
ne fit aucune acquisition , et ne laissa en mourant que quarante-
quatre marcs de vaisselle d'argent et trois mares de vaisselle
d'or ^ , quoiqu'il eût été le maître de toutes les richesses de Car-
thage , et qu'il eût enrichi ses soldats plus qu'aucun autre général
d'armée. Ayant été député par le sénat romain , avec un plein pou-
voir pour remettre le bon ordre dans les villes et dans les provinces,
et pour être l'inspecteur des nations et des rois , quoiqu'il fût
né d'une des plus illustres maisons de Rome , qu'il eût été adopté
dans une des plus riches , et qu'il eût un si auguste caractère à
soutenir au nom de l'empire romain , il ne mena avec lui qu'un
ami 4 , encore était-ce un philosophe , et cinq domestiques ; l'un
desquels étant mort dans le voyage , il se contenta des quatre qui
lui restaient , jusqu'à ce qu'il en eût fait venir un de Rome pour
le remplacer. Aussitôt qu'il fut arrivé à Alexandrie avec cette
médiocre suite, la renommée le découvrit, malgré les précau-
tions que sa modestie avait prises , et attira au-devant de lui
toute la ville à la descente du vaisseau. Sa personne seule ^ ,
' Tl ToOto (I<PYi), «PiXoTCOiULTlV : faut ajouter le prix da travail. On volt
T) xoexocç &|/ea>ç ôtxaç ûiowtAt. < i>anétin8
' Wnt. in Apophtb. [ p. 199]. 5 « Qaum per soclos et ezteras geutes
3 Platarqae dit 33 livres d'argent et iter faceret , non mancipia , sed victorise
2 livres d'or : la livre d'argent valait 84 numerabantar ; nec , qaaatum anri et
deniers, la livre d'or, 1000 deniers; argenti , sed quantum amplitadinis pon>
Scipion a donc laissé la valeur de 4772 dus secum ferret, aeatimabatnr » ( Vai..
deniers , environ 3907 francs; à quoi il Max. lib. 4 , cap. 3 , n. 13. )
TB. DES ÉTUD. T. II. 10
182 THAITÉ DES ETUDES.
sans autre escorte que celle de ses vertus , de ses exploits et de
ses triomphes, lui suffît pour faire disparaître, même aux yeux
du peuple , le vain éclat du roi d*Égypte, qui était venu à sa ren-
contre avec toute sa cour, et pour attirer sur lui seul les yeux ,
les acclamations et les applaudissements de tout le monde.
Ces exemples' nous apprennent qu'on ne doit point juger des
hommes par le dehors , comme on n*estime point un cheval par
sa parure. Un rare mérite peut être caché sous un vil habit ,
comme un vêtement précieux peut couvrir de grands vices. Ils
nous montrent , en second lieu , qu'il faut plus de courage et de
force d'esprit qu'on ne pense pour se mettre au-dessus des opi-
nions populaires , et pour ne point être touché d'une espèce
de honte qu'il a plu au monde d'attacher à une manière de vivre
simple , pauvre , firugale. Séuèque, tout philosophe qu'il était , ou
qu'il voulait paraître , avait conservé quelque chose de cette mau-
vaise honte; et il en fait lui-même l'aveu * , au sujet d'un chariot
de paysan dont il se servait quelquefois pour aller à sa maison de
campagne, mais qui le faisait rougir malgré lui quand d'honnêtes
gens le rencontraient sur le chemin dans cet équipage : preuve
certaine, dit-il , qu'il n'était pas bien sincèrement convaincu de
tout ce qu'il avait dit et écrit sur les avantages d'une vie pauvre
et frugale. Celui qui rougit d'un chariot de paysan , ajoute-t-il ,
fait donc cas d'un chariot magnlûque. C'est avoir fait peu de pro-
grès dans la vertu , que de n'oser se déclarer ouvertement pour
la pauvreté et la firugalité , et d'être encore attentif à ce que di-
ront les passants.
Agésilas^, roi de Lacédémone, était en cela plus philosophe
que Sénèque. L'éducation de Sparte l'avait aguerri contre cette
mauvaise honte. Pharnabaze, gouverneur de Tune des provinces
du roi de Perse, avait souhaité traiter de la paix avec lui. L'en-
trevue se fît en pleine campagne. Le premier parut avec tout le
taste et tout le luxe de la cour des Perses. Il était vêtu d'une robe
I Sen. Epist. 47. bere certain fldem et immobilem. Qui aor-
'^ « Vix a me obtineo , ot hoc vehicu dido Tchicalo erubescit , pretiosu gloria-
Inm Telim videri meum. Dorât adhue tur. Parum adhuc profeci ; nondum ao -
perversa recti verecundia. Quoties in deo fragalitatem palam ferre ; etiam
aliqnem omitatum laotiorem iocidimas, nonc caro opioiones Tiatorum. » ( Skm.
invitus erobesco : qood argumentum est , Epist. WJ.\
ista qa» probo , quœ laudo , nondum ha- ^ Plat, in Vita Age«. [8 ^^ ]
TBAITÉ DES ÉTUDES. 183
de pourpre brodée d'or et d'argent. On étendit par terre de su-
perbes tapis, et on y joignit de riches coussins pour s'asseoir des-
sus. Agésilas , vêtu tout simplement , n'y fît point tant de façon :
il s'assit par terre sur le gazon. Le fastueux Persan en rougit ,
et , ne pouvant soutenir une telle comparaison , rendit hommage
à la simplicité du Lacédémonien , en l'imitant. C'est qu'un autre
cortège, bien plus brillant que tout l'or et l'argent de la Perse, en-
vironnait Agésilas , et le rendait respectable. Je veux dire son
nom , sa réputation , ses victoires, et la terreur de ses armes , qui
faisait trembler le roi de Perse jusque sur son trône.
Les empereurs Nerva , Trajan , Antonin , Mare-Aurèle ' , firent
vendre les palais, la vaisselle d'or et d'argent, les meubles pré-
cieux , et toutes les superfluités dont ils pouvaient se passer , et
que leurs prédécesseurs avaient accumulées par la seule envie de
posséder seuls ce qu'il y a de plus rare et de plus beau. Ces
mêmes princes., aussi bien que Vespasien, Pertinax, Sévère,
Alexandre, Claude II , Tacite, que leur mérite seul éleva à l'em-
pire , et que tous les siècles ont admirés comme les meilleurs et
les plus grands princes, ont toujours aimé une grande simplicité
dans leurs habits , dans leurs meubles , dans tout leur extérieur,
et n'ont eu que du mépris pour tout ce qui sentait le faste et le
luxe. En retranchant toutes ces dépenses ' inutiles ils trouvaient
un plus grand fonds dans leur modestie que les plus avares dans
leurs rapines ; et, sans chercher à se relever par un éclat exté-
rieur ^ , ils ne se montraient empereurs * que par le soin des af-
faires. Dans tout le reste ils s'égalaient aux autres citoyens , et
vivaient en simples particuliers. Mais plus ils s'abaissaient, plus
ils paraissaient grands et augustes.
Vespasien ^, dans les jours solennels, buvait dans une petite
tasse d'argent que lui avait laissée sa grand'mère , qui l'avait
élevé. La suite de Trajan était fort modeste et médiocre fi. Il n'en-
voyait point devant lui faire retirer le monde pour lui faire place ,
et il voulait bien être quelquefois obligé de s'arrêter dans les rues
pour laisser passer le train des autres.
» Dio.Pliii.Pancg.CapitoIinu8[inVita * Ttj TTpOVOtqi Twv xotvûv, aOro-
Anton. g 4 ]. Aor. Vict Epit. et Eutrop. xpât<i>p èvO(XiUxo.
» Plia. Pane»;. " »«<• « ^ita Vesp. c 2.
a Olo , llb. 00 «* PUn- Pa^eg.
184 TUAITÉ DES ÉTUDES.
Marc*Aurèle ' portait encore plus loin l'éloignement de tout ce
qui a quelque air de luxe et de faste. Il couchait sur la dure :
dès rage de douze ans il prit Fliabit de philosophe : il se passait
de gardes, d'ornements impériaux , des marques d'honneur qu'on
portait devant les Césars et les Augustes. Et ce n'était point par
l'ignorance du grand et du beau qu'il se conduisait ainsi > mais
par un goût plus vif et plus pur qu'il avait de l'un et de l'autre ,
et par l'intime persuasion où il était que la plus grande gloire,
aussi bien que le principal devoir de l'homme , surtout s'il a
quelque pouvoir et s'il se trouve dans une place distinguée, c'est
d'imiter la Divinité en se mettant en état d'avoir besoin de très-
peu de chose pour lui , et en faisant aux autres tout le bien dont
il est capable.
Arnaud d'Ossat >, si célèbre par son adresse merveilleuse dans
les n^ociations , quoiqu'il ne fôt point meublé à beaucoup près
en cardinal, ne voulut pourtant point accepter l'argent, le coche
(c'est-à-dire le carrosse) et les chevaux, ni le lit de damas rouge,
que le cardinal de Joyeuse lui envoya présenter trois semaines
après sa promotion. Car, dit-il, encore que je n'aie point tout
ce ijfuHl me faudrait pour soutenir cette dignité, si est-ce que
je ne veux pour cela renoncer à t abstinence et modestie que
j'ai toujours gardée ^. Une telle disposition est bien plus rare
et bien plus estimable qu'un magnifique équipage et qu'un riche
ameublement.
Le tribun ^ du peuple qui se rendit l'avocat des dames ro-
maines contre le sévère Caton , pour leur faire restituer, après la
seconde guerre punique, le droit d'user d'or et d'argent dans
leurs habits, semble insinuer que la parure était comme leur
partage naturel, dont elles ne pouvaient se passer; et que, ne
pouvant aspirer aux dignités, au sacerdoce, à l'honneur du
triomphe, il y aurait non-seulement de la dureté, mais de Tin-
justice, à leur refuser une consolation que la seule nécessité des
temps leur avait fait retrancher. Cette raison put toucher le peu-
ple; mais elle ne fait pas d'honneur au sexe , qu'elle taxe de pe-
titesse et de faiblesse d'esprit, en faisant voir combien il est sen*
' Dio , Jalian. Cœs.M. Aor. Vita ^ Lettre 181
» Vie du card. d'Ossat. ♦ Liv. Ub. 34 , n. 7.
TBAITB DES ETUDES. 185
sibW aux plus petites choses, f^irorum hoc animos vulnerare
posset : quid muliercularum censetis, quas etiam parva mo-
vent?
Cependant l'histoire nous apprend que les dames romaines
se dépouillèrent généreusement de tous leurs bijoux , et donnè-
rent tout leur or et leur argent < , dans une première occasion ,
pour mettre la république en état de s'acquitter d'un vœu qu'elle
avait fait à Apollon, et on leur accorda pour cela d'honorables
distinctions ' ; et dans une autre , pour racheter Rome d'entre les
mains des Gaulois, ce qui procura aux dames le droit et le privi-
lège de pouvoir être louées publiquement après leur mort aussi
bien que les hommes ^. Dans la seconde guerre punique, les veu-
ves portèrent de même leur or et leur argent au trésor public,
pour'aider l'État dans l'extrême besoin où il se trouvait.
La fameuse Cornélie , fille du grand Scipion et mère des Grac-
ques , est connue de tout le monde. Il n'y avait point à Rome de
noblesse plus illustre, ni de maison plus riche que la sienne 4.
Une dame de Campanie l'étant venue voir, et logeant chez elle,
étala avec pompe tout ce qu'il y avait alors de plus à la mode et
de plus grand prix pour la toilette des femmes : or et argent , bi-
joux, diamants, bracelets, pendants d'oreille, et tout cet at-
tirail que les anciens appelaient mundum muliebreni. Elle s'at-
tendait à en trouver encore davantage chez une personne de cette
qualité , et demanda avec beaucoup d'empressement à voir sa
toilette. Cornélie fit durer adroitement la conversation jusqu'au
retour de ses enfants, qui étaient aux écoles publiques ; et quand
ils furent rentrés, « Voilà, dit-elle en les lui montrant, ma parure
et mes bijoux. » Et hsec , inquit , ornamenta mea xunt. 11 ne
faut que se demander à soi-même ce qu'on pense naturellement
au sujet de ces deux dames , pour reconnaître combien la noble
simplicité de l'une l'emporte au-dessus de la vaine magnificence
de l'autre. Quel mérite , en effet , et quel esprit y a-t-il à amasser,
à force d'argent , beaucoup de pierreries et de bijoux , à en tirer
vanité, et à ne savoir parlerd'autre chose ? Et au contraire quelle
force d'esprit n'y at-il point, surtout pour une dame de la pre-
' Uv. lib. 5, n. 2». . 3 Id. lib. 24, n. 18
^ Ibid. n. 50. * Valer. Mai. lib. 4 , cap. i.
16.
186 TR4ITÉ DES ÉTUDES.
niière qualité, à se mettre au-dessus de ces bagatelles, de faire
consister son honneur et sa gloire dans la bonne éducation de ses
enfants , de n'épargner aucune dépense pour y réussir, et de mon-
trer que la noblesse et la grandeur d'âme est de tous les sexes !
« L'archevêque de Bourges ' ( deBaunes), dans la harangue qu'il
« fit aux états de Blois contre le luxe, principalement en ce qui
« était des coches (c'est-à-dire des carrosses), dont plusieurs
« personnes de médiocre condition commençaient à se servir, re-
« lève extrêmement la modestie de la première présidente de
« Thou , laquelle , pour montrer exemple aux autres dames de
« qualité, s'était toujours contentée de se faire porter en trousse
« à cheval , lorsqu'elle faisait ses visites dans la ville. » Ce qu'il y
a de beau et de louable dans ce trait d'histoire n*est pas de
faire ses visites montée en croupe sur un cheval; telles étaient les
mœurs de ce temps-là : mais c'est la force et la grandeur d'âme
de cette dame , qui croyait que c'était soutenir la dignité de son
rang, et être véritablement première présidente, que de donner
aux autres l'exemple de modestie et de simplicité.
§ IV. Du luxe et de la table.
H fut porté à Rome, dans les derniers temps de la république,
à un excès qui paraît à peine croyable; et sous les empereurs on
enchérit encore sur ce qui s'était pratiqué jusque-là.
LucuUe ' , qui d'>ailleurs avait d'excellentes qualités, crut, au
retour de ses campagnes, devoir substituer à la gloire des armes
et des combats celle de la magnificence, et il tourna tout son es-
prit de ce côté-là. Il employa des sommes immenses pour ses bâ-
timents et pour ses jardins : il fit encore de plus grandes dépenses
pour sa table. Il voulait que chaque jour elle fût servie avec la
même somptuosité, n'y eût-il personne de dehors. Comme son
maître d'hôtel s'excusait un jour de la modicité d'un repas , sur
ce qu'il n>'y avait point de compagnie : « Ne savais-tu pas , lui dit-
il , que LucuUe devait manger aujourd'hui chez Luculle ? >» Ci-
céron et Pompée , ne pouvant croire ce qu'on disait de la magni-
ficence ordinaire de ses repas, voulurent un jour le surprendre,
et s'assurer par eux-mêmes de ce qui en était. L'ayant rencontré
< Opusc. de Loyse]. > Plut. in. Vita Lacnllî.
L.
TBAITB 0£S BTODBS. 187
dans la plaœ publique, ils lui demandèrent à dîner , et ne souf-
frirent pas qu'il donnât pour cela aucun ordre à ses. gens. Il se
eontenta donc d'ordonner qu'on les f?t manger dans la salle d'A-
pollon. Le repas fut servi avec une promptitude et une opulence
qui surprit et efïraya les conviés. Ils ne savaient pas que la salle
d'Apollon était le mot du guet, et signifiait que le festin devait
monter à cinquante mille drachmes ■ .
Si la bonne cbère et le luxe de la table peuvent procurer quel-
que solide gloire, Luculle était le plus grand homme de son
temps. Mais qui ne voit quelle petitesse d'esprit, et même quelle
folie il y avait à fiiire consister son honneur et sa réputation à
persuader le public que tous les jours il faisait, pour lui seul,
des dépenses énormes et insensées ? Voilà pourtant de quoi il se
repaissait. Je ne sais si les convives , qui admiraient sans doute
et louaient beaucoup une telle magnificence , étaient plus sages
que loi; car c'est ce qui entretenait sa folie et sa maladie. Irrita^
mentum est omtUum , in qux insanimys, admirator et cons-
ctttô'. Et il en est ainsi de.tout ce qui compose cette magnificence
extérieure , par laquelle on veut se rendre considérable : vastes
appartements, meubles précieux, riches vêtements. Tout cela
est pour la montre ^, et non pour l'usage ; pour les spectateurs ,
et non pour le maître. Réduisez-le à la solitude, vous le ren-
dez fnigal et modeste, et vous faites tomber tout ce vain ap-
pareil.
Voici une autre espèce de folie. Une personne 4, entrant dans
la cuisine d'Antoine, fiit surprise d*y voir huit sangliers qu on
faisait rôtir en même temps. Elle crut que le nombre des con-
vives devait être fort grand : ce n^en était point là la raison. C'est
que chez Antoine , pendant qu'il était à Alexandrie, il fallait que
vers l'heure du souper il y eût toujours un repas magnifique prêt
à servir, afin qu'au moment qu'il plairait au maître de la maison
* Vingt*cinq miUe francs. = Il s'agit rant : sanabis ista , si abscooderis. m
4e 50,000 deniers romains, valant 40,9U0 (Id. Epist. 94.)
franca. — L. « Assuescamos a nobis remnvere pom-
' Sen. Epist. 94. pam i et vsus remm , non ornameuta ,
3 (c Qaid miraris ? qnid stnpes ? Pompa raetirî. « ( Id., de TranquiU. animit
est. Ostendontur istse res , non possiden- cap. 9. )
lar. » CSbii. Ep. 110. ) * Plut, in Vita Anton.
« Ambitio et luxuria scenam deside-
188 T&AITB DES ÉTUDES.
de se mettre à table , il trouvât les viandes les plus exquises
cuites à propos.
Je ne parle point de ces dépenses poussées jusqu'à Textrava-
gance et à la fureur : un plat composé de langues des oiseaux les
plus rares qui fussent dans Tunivers ; plusieurs perles d'un prix
infini, fondues et infusées dans une liqueur, pour avoir le plai-
sir d'avaler en un seul coup un million.
A ces monstres de faste et de luxe qui déshonorent Thumanité,
opposons la modestie et la frugalité d'un Gaton , l'honneur de
son siècle et de sa république :je parle de l'ancien, surnommé or-
dinairement le Censeur >. 11 se glorifiait de n'avoir jamais bu
d'autre vin que celui de ses ouvriers et de ses domestiques; de
n'avoir jamais fait acheter de viande, pour son souper, qui passât
trente sesterces > , de n'avoir jamais porté de robe qui eûtcoât^
plus de cent drachmes d'argent 3. 11 avait appris, disait-il, à vivç
ainsi par l'exemple du célèbre Curius, ce grand homme qu
chassa Pyrrhus de Tltalie, et qui remporta trois fois l'honnaii
du triomphe. La maison qu'il avait habitée dans les pays d«
Sabins était voisine de celle de Caton , et , par cette raison , i
le regardait comme un modèle que le titre du voisinage devai
encore lui rendre plus respectable. C'est ce Curius que les aiB'
bassadeurs des Samuites trouvèrent dans une maison petitemen
et pauvrement bâtie, assis au coin de son feu , où il faisait cuin
des racines , et qui refusa avec hauteur leurs présents , ajoutas
que quiconque se pouvait contenter d'un tel repas n'avait pai
besoin d'or, et que , pour lui , il estimait plus honorable de oom
mander à ceux qui avaient de l'or que de l'avoir soi-même.
Ces exemples , comme trop anciens , pourront fahre peu d'im
pression sur la plupart des hommes de notre siècle; mais ils ei
faisaient une si profonde sur plusieurs des plus grands empe
reurs romains , que quoiqu'ils fussent au comble des richesses
et de la puissance , qu'ils dussent soutenir la majesté d'un vast<
empire^ et qu'ils eussent devant les yeux les profusions en toul
genre de leurs prédécesseurs , ils croyaient ne pouvoir aspirer i
' Plut, in Vita Cat. cens.
' Trois livres quinze sous. =6 fr. 15 c. — !..
' Cinquante livres. =^ 81 fr. 80 c. — L.
TAAITÉ DES ÉTUDES. l89
^véritablement grands qu'autant que, s'élevant au-dessus
ruptioD de leur siècle , ils se rapprocheraient de ces vé-
modèles de Tantiquité , formés sur les règles de la rai-
as pure , et sur le goût le plus juste de la solide gloire.
$n étudiantces grands originaux que Yespasien se déclara
i du faste, des délices, de la bonne chère, et qu'il vou-
tout son extérieur imiter la modestie et la frugalité des
Cest par ces vertus qu'il arrêta le cours du luxe public
épenses excessives , surtout celles de la table '. Et ce dé-
, qui avait paru à Tibère au-dessus des remèdes , qui
finiment accru depuis sous les mauvais princes , et que
armées de toute la terreur des peines, n'avaient pu répri-
la à l'exemple seul de sa sobriété et de sa simplicité , et,
r qu'on eut de lui plaire en l'imitant. Il dégrada ^ de
I; déshonora le luxe et la mollesse en ôtant le brevet 4
targe à un jeune homme qui était venu tout parfumé
a remercier, et en ajoutant : J'aimerais mieux que
Uissiez l'ail.
mpereursNerva, Trajan, Antonin, Marc-Aurèle , Sé-
lexandre , Pertinax , Aurélien , Tacite , Claude II , Probe,
ices qui ont fait le plus d'honneur au trône , conduits par
t goût et disciples des mêmes maîtres , se sont toujours
l'avoir une table des plus frugales et des plus modestes ,
t sévèrement banni la somptuosité et les délicatesses de
I chère. La plupart même d'entre eux se contentaient,
îe , des nourritures ^ les plus communes qu'on donne
iats; et afin qu'ils n'en pussent douter, Alexandre faisait
tente ouverte pendant ses repas. Quand il n'était point à
» la dépense journalière de sa maison , dont le détail
•nne^, était si modique, qu'à peine suffirait-elle aujour-
un simple particulier. Il n'avait aucune vaisselle d'or.
Ânn. lib. 3, c. 52. * Prœfectarani.
cipauA adstricti moris auctor * Fromage , lard , fève» , légames.
u fuit, antiquu ipse cuitu <^ Quinze pintes de vin par jour , treute
obtequium inde in principein , livres de viande et quatre-vingts livres de
di amor, validior quant pœna pain. On y ajoutait seulement un oison
I et metus. i> ( Tacit. Annal, les jours de fête, et dans les plus grandes
). 55. I solennités un faisan ou deux, et deux
ib. 8, cup. 8 chapons. (Lamp&id. in nta Alex.)
190 TBAITÉ DBS ETUDES.
et celle d^argent n'allait pas à trois cents marcs : de so
quand il voulait traiter beaucoup de monde, il emprunt
vaisselle à ses amis avec leurs gens pour servir , n*aya]
dans le palais qu'autant d'officiers qull lui en fallait <
ordinaire. Ce n'était point par un esprit d'épargne qu'il
ainsi; car jamais prince ne fut plus libéral. Mais il él
vaincu > , comme il le répétait souvent, que ce n'était |
réclat ni dans la magnificence que consistaient la grand
gloire de l'empire, mais dans les forces de l'État, et dans
de ceux qui gouvernent. Ptolémée*, roi d'Egypte, la
auparavant , avait donné l'exemple d'une pareille modle
n'avait dans son palais que peu de vaisselle, dont laquan
bornée à son usage particulier. Et quand il donnait à n
ses amis, il en envoyait quérir chez eux, en déclarant 4
plus digne d'un roi d'enrichir les autres que d'être riche k
Ce que l'histoire * rapporte de l'empereur Probe ^, qui
des premiers rangs entre les plus grands princes , et i
l'empire romain monta au comble de son bonheur, i
moins digne d'admiration. Pendant la guerre qu'il fit aui
comme il s'était assis à terre sur l'herbe poui* y prei
repas, qui n'était composé que d'un plat de pois cuits
et de quelques morceaux de porc salé , on vint lui i
l'arrivée des ambassadeurs de Perse. Sans changer ni d<
ni d'habit, qui consistait en une casaque de pourpre,
laine , et en un bonnet qu'il portait parce qu'il n'avait pa
veux , il commanda qu'on les fît approcher, et il leur
était l'empereur, et qu'ils pouvaient dire à leur maître
ne pensait à lui , il allait rendre en un mois toutes sei
gnes aussi nues d'arbres et de grains que sa tête Tétait
veux : et en même temps il ôta son bonnet, pour leu
faire comprendre ce qu'il leur disait. Il les invita à prei
à son repas, s'ils avaient besoin de manger ; sinon , q
valent qu'à se retirer à l'heure même. Les ambassadeu
' Lamp. in vit. Alexandri. ^ Synesiuii.
> Fils de Lagas. * Synésias le nomme Cari
' Plttt. ia Apophth. de Tlllemout , après le P. Pel
* ToO ftXovreîv èXsYe t6 1t>flVr(Ceiv que cela conTient mieux à Pi
elvat ^atXixcorepov.
TIAITB DES ÉTUDES. 191
Jeor rapport à leur priDcc, qui fut tout effrayé, aussi bien que
ses soldats, d^avoir affaire à des gens si ennemis des délices et
do luxe. Il vint lui-même trouver l'empereur, et accorda tout ce
qu'on lui demandait.
Dans le parallèle de tout ce que j*ai rapporté jusqu'ici sur le
kste et sur la simplicité , où l'on voit d'un côté tout ce qu'il y
I de plus brillant , les richesses , les superbes bâtiments , les
neubles et les vêtements les plus précieux, la table le plus
omptueusement et le plus délicatement servie ; et où l'on n'aper-
dt d'autre part que pauvreté, simplicité, frugalité, modestie,
nais accompagnées de victoires , de triomphes , de consulats ,
e dictatures, de l'empire même du monde entier ; je demande,
n ne consultant que le bon sens et la droite raison , de quel
M on mettra le noble et le grand , et auquel des deux l'on croira
evoir accorder son estime et son admiration. La délibération
e sera pas difficile. Et c'est ce sentiment naturel et non étudié
ne je regarde comme la règle du bon goût sur la solide gloire
t la véritable grandeur.
Quand je cite ces anciens exemples de modestie et de fruga*
té, mon dessein n'est pas d'exiger qu'on s'y conforme en tout.
fotre siècle et nos mœurs ne comportent plus une vertu si mâle
t si robuste. Il y a d'ailleurs des bienséances à garder ; et l'on
eot , dans chaque état et dans chaque genre , ramener les choses
une honnête et louable médiocrité, qui en justiGe et en rectiûe
usage. Mais combien devrait-on avoir de honte et de regret ,
1 voyant jusqu'à quel point nos mœurs ont dégénéré de la
srtu de ces anciens païens ! et combien devrait-on faire d'efforts
our se rapprocher, au moins en quelque degré , de ces premiè-
» règles, si l'on est assez malheureux pour n'avoir plus le
Mirage ou la liberté d'y atteindre !
Mon dessein, en rapportant ces exemples, est, premièrement ,
apprendre aux jeunes gens qu'ils ne doivent point regarder
mime misérables ni comme malheureux ceux qui mènent une
e pauvre et frugale. C'est la réflexion que fait Sénèque à l'oc-
ision de ces exemples mêmes dont je parle. Croyons-nous ' ,
' H Scilicet majores noslri , quorum Tirtos etiam nunc vitiu nostra sustentât ,
'eliçes erant, qui sibi manu sua parabant cibum, quibos terra cubile erat^
192 TRAITE DES ETUDES.
dit^il,que nos ancêtres, dont les vertus soutiennent encore
aujourd'hui un empire que nos vices auraient fait périr depuis
longtemps , fussent fort à plaindre parce qu'ils se préparaient
eux-mêmes à manger, parce qu'ils n'avaient que des lits fort
durs , parce qu'on ne voyait ni or ni diamants dans leurs mai-
sons et dans leurs temples?
J'ai bien senti qu'on pourrait me faire une objection sur tout
ce que je dirais des anciens Grecs et Romains. Car, quoi qu'on
ait du respect pour les exemples de la frugalité, de la simplicité,
de la pauvreté d'Aristide , de Cimon, de Curius, de Fabricius,
de Catoh , etc., il est assez naturel d'en rabattre quelque chose,
par la persuasion où l'on est que dans des républiques pauvres
il ne leur était guère possible de vivre autrement; et il reste un
doute, dans la plupart des esprits, si ces exemples peuvent être
d'usage pour notre siècle, qui est plus riche et plus abondant,
et où l'on se rendrait ridicule de vouloir les imiter. Mais il me
semble que l'exemple des empereurs doit rendre mes preuves
complètes et sans réplique. En effet, si ces maîtres du monde ,
dont les richesses égalaient la puissance , qui succédaient à des
empereurs qui avaient porté le luxe , les délices, la bonne chère
et les folles dépenses aux derniers excès, aimaient néanmoins la
frugalité, la modestie , la simplicité, la pauvreté, que peut-oh
répliquer de raisonnable contre les maximes que j'ai avancées
sur ce sujet?
Je demande si ces grands princes dont je viens de parler, si
ces hommes extraordinaires , si ces génies supérieurs n'avaient
pas le goût de la véritable grandeur et de la solide gloire ; si tou-
tes les nations et tous les siècles se sont trompés dans les éloges
magnifiques qu'ils en ont faits ; si quelqu'un osa jamais les accu-
ser d'avoir avili ou la noblesse de leur naissance , ou la dignité
de leur rang , ou la majesté de l'empire ; si ce ne sont pas au
contraire ces qualités-là mêmes qui les ont rehaussés davantage,
et qui leur ont attiré plus universellement l'estime, l'amour,
Tadmiration de la postérité. Un particulier aujourd'hui se pour-
rait-il flatter d'être meilleur juge qu'eux de la véritable gloire?
quorum tecta noudnm auro ftil^ehant , quôrnm templa nondam Kcminis oitebant?»
(Srm. de Consoi. ad ficlv. , cap. 10.)
*: TBAITÉ 1>BS ÉTODES. 193
et se devrait-il croire oii malheureux , ou déshonoré , de se trou-
ver dans une si illustre compagnie , et de se voir à côté d'un Tra-
jan , d'un Antonin , d'un Marc-Aurèle ? Fera-t-on plus de cas
d'un Apieius, qui , se donnant pour maître consommé dans Tart
de bien préparer un repas , gâta et corrompit son siècle par cette
malheureuse science? Qui^ scientiam popinx professus^ disci-
plina sua seculum infecit ' . Préférera-t-on aux grands exemples
que j'ai cités ceux de Caligula, de Néron , d'Othou, de Vitellius,
de Commode, d'Héliogabale? Car, par un bonheur inestimable,
tous les bons empereurs , généralement et sans exception , ont
été du caractère que je recommande ici ; et généralement tous les
méchants empereurs se trouvent dans la classe opposée , avec
tous les vices que je condamne.
£n second lieu , mon dessein est de faire estimer aux jeunes
gens , dans les grands hommes de l'antiquité , le fonds même et
le principe d'où partait le généreux mépris qu'ils faisaient de ce
que presque tous les hommes admirent et recherchent; car c'est ce
fonds, c'est cette disposition de l'âme, qui est véritablement esti-
mable. On peut, au milieu des richesses et des grandeurs, être
détaché et modeste ; comme l'on peut , dans l'obscurité d'une vie
pauvre et malheureuse , conserver beaucoup d'orgueil et d'a-
varice.
L'empereur Antonin > est regardé comme Tun des plus grands
princes qui aient jamais régné. Il fut en telle vénération à toute
la postérité , que ni le peuple romain , ni les soldats , ne pou -
vaient souffrir d'empereur qui ne portât son nom ; et Alexandre
Sévère trouva même ce nom trop auguste pour oser le prendre.
Antonin, par une égalité d'esprit et une grandeur d'âme qui le
rendaient indépendant de toutes les choses extérieures , se con-
tentait pour l'ordinaire de ce qu'il y a de plus simple et de plus
médiocre. Comme il ne recherchait rien de particulier dans sa
nourriture, dans son logement, dans son lit, dans ses domesti-
ques, dans ses habits, ne voulant que les étoffes communes et
qui se rencontraient les premières ; aussi usait-il des commodités
' Sen. de Consol. ad Ilelv. c^p. 10. Latnprid. in Vita Alex. M. Aurel. lib. I ,
2 Dio , lib. 70. Capitol, in Vita T. e. 18, et i. 6 , c- 23.
Aut. idem, in VitaMacrin. Diad. Ge(n\
17
194 TBAITE DES ETUDES.
qui se présentaient, sans lesrejeter par vanité, prêt à user de
tout avec modération , et à se priver de tout sans chagrin.
C'est ce fonds et cette disposition d'esprit que la femme de Tu-
béron, dont j'ai déjà parlé, admirait surtout dans son mari,
selon la-remarque judicieuse de Plutarque. « Elle ne rougissait
« point ', dit cet historien , de la pauvreté de son mari ; mais elle
« admirait en lui la vertu qui le faisaitconsentir à rester pauvre, »
c'est-à-dire, le motif qui le retenait dans sa pauvreté , en lui in-
terdisant les moyens de s'enrichir, qui sont ordinairement peu
honnêtes et mêlés d'injustice. Car les voies légitimes d'amasser
du bien étaient très-rares pour un noble romain , à qui celles du
négoce et des manufactures étaient fermées, et qui ne pouvait
attendre, pour récompense des services qu'il rendait à TÉtat , ni
gratiflcation, ni pension, ni aucune autre sorte de bienfaits que
les officiers ont coutume aujourd'hui de recevoir de la libéra-
lité de nos rois. Il ne pouvait guère devenir riche qu'en pillant
les provinces comme les autres magistrats et les autres généraux;
et c'est cette grandeur d'âme, ce désintéressement, cette délica-
tesse, cet amour de la justice , qui lui faisaient rejeter tous les
indignes moyens de sortir de la pauvreté, que cette dame admi-
rait , et avec grande raison. Infiniment élevée au-dessus des sen-
timents ordinaires , elle démêlait à travers les voiles de la pau-
vreté et de la simplicité la grandeur d'âme qui en était la cause,
et se croyait obligée de respecter encore davantage son mari , par
Tendroit même qui l'aurait peut-être rendu méprisable à d'au-
tres : BaufAoi^cuaa rv>v à^ivk* ^i' {; itésinç ^v.
Il me semble que ce sont ces sortes de traits qu'il faut princi-
palement faire remarquer aux jeunes gens dans la lecture de
l'histoire, parce que rien n'est plus capable de leur former le
goût et le jugement, et c'est à quoi doit tendre tout le travail des
maîtres.
Il est bon aussi de fortifier ces instructions par des exemples
tirés de l'histoire moderne , et surtout des grands hommes dont
la mémoire est encore récente. Qui n'a pas entendu parler de la
simplicité et de la modestie de M. de Tureime , dans son train
àpSTi^v 6i' f^z ^evT)c i^v. ,
1BA.ITB DES ETUDES. 195
et dans ses équipages ? « Il se cache , dit M . Fléchier dans son
« oraison funèbre , mais sa réputation le découvre. Il marche
« sans suite et sans équipage , mais chacun dans son esprit le
« met sur un cliar de triomphe. On compte, en le voyant, les
« ennemis qu*il a vaincus , non pas les serviteurs qui le suivent.
« Tout seul qu'il est, on se figure autour de lui ses vertus et ses
« victoires qui raccompagnent. Il y a je ne sais quoi de noble dans
« cette honnête simplicité ; et , moins il est superbe , plus il de-
A vient vénérable. » Il avait le même caractère en tout ; dans
ses bâtiments , dans ses meubles , dans sa table. M. de Catinat,
digne disciple d'un tel maître, Timita dans cette simplicité comme
dans ses vertus guerrières.
Tai entendu dire à des officiers qui avaient servi sous ces deux
grands hommes , qu'à l'armée leurs tables étaient servies pro-
prement, mais très-simplement; qu'elles étaient abondantes,
mais militaires ; qu'on n'y mangeait que des viandes communes,
et qu'on n'y buvait que du vin tel qu'il naissait dans le pays où
les troupes se trouvaient.
Le maréchal de la Ferté , que son grand âge et ses infirmités
avaient mis hors d'état de servir, avait un fils dont il faisait pré-
parer les équipages pour la campagne. Son maître d'hôtel ayant
fait, par ordre du fils, une ample provision de truffes , de mo-
rilles , et de toutes les autres choses nécessairespour faire d'ex-
cellents ragoûts , lui en apporta le mémoire. Le maréchal n'eut
pas plutôt vu de quoi il s'agissait, qu'il jeta le mémoire avec
indignation, en disant : « Ce n'est pas ainsi que nous avons fait
« la guerre. De la grosse viande apprêtée simplement , c'étaient
« là tous nos ragoûts. Dites à mon fils que je ne veux entrer pour
« rien dans une dépense aussi folle que celle-là, et aussi indigne
« d'un homme de guerre. » On tient ceci d'un officier qui l'a en-
tendu dire au maréchal de la Ferté.
Le même homme a remarqué que dans la dernière guerre
les officiers qui se trouvaient rassemblés à Paris ne s'entrete-
naient presque que delà bonne chère qu'ils avaient faite pendant
la campagne.
Louis Xiy, dans le code militaire qu'il a laissé, et qui ren-
ferme divers règlements pour les gens de guerre, outre ce qui
196 TRAITÉ DES ETUDES.
regarde la vaisselle d'argent , les équipages et les habits , recom-
mande eiî particulier la simplicité et la frugalité des repas *, entre
pour cela dans un fort grand détail, et défend, sous de grosses
peines , les dépenses et la somptuosité des tables. C*est qu'un
prince habile dans Tart de régner comprend aisément de quelle
importance il est pour TÉtat de bannir des armées tout luxe et
toute magnificence , de réprimer la folle ambition > de ceux qui
croient se distinguer par une fausse politesse et par l'étude de tout
ce qui énerve et amollit les hommes 3, et de couvrir de honte
des profusions qui consument en peu de mois ce qui servirait
pendant plusieurs années.
§ V. Dignités, honneurs.
Les dignités et les marques de respect qui y sont attachées peu-
vent avoir de quoi flatter agréablement l'ambition et la vanité de
l'homme; mais elles ne lui procurent point par elles-mêmes
une véritable gloire ni une solide grandeur , parce qu'elles lui
sont étrangères , qu'elles ne sont pas toujours la preuve et la ré-
compense du mérite, qu'elles n'ajoutent rien aux bonnes qualités
ni du corps ni de l'esprit , qu'elles ne remédient à aucun de ses
défauts , et que souvent , au contraire , elles ne servent qu'à les
multiplier et à les rendre plus remarquables en les rendant pu-
blics et les exposant à un plus grand jour. Ceux qui jugent saine-
ment des choses, sans se laisser éblouir par un vain éclat, ont
toujours regardé les dignités comme un poids dont ils se trou-
vaient plutôt chargés qu'honorés ; et plus elles étaient élevées ,
I Sa Majesté voulant par tontes voies qne des potages et do rôti, avec des en-
ôter les moyens aux officiers généraux trées et entremets qui ne seront que de
de ses armées de se constituer en des grosses viandes , sans qu'il puisse y avoir
dépenses inutiles et superflues comme aucune assiette voSante, ni hors d'oeuvre,
celles qui se font en leurs tables , s'étant etc. ( Règlements du 24 mars 1672 et du
introduit une mécliante coutume de faire premier avril 1705. )
dans les armées des repas plus magnifi- ^ a Ambitione stolida luxuriosos ap>
ques et somptueux qu'ils ne font ordinal- paratus conviviorum , et irritamenta li-
remeat en leurs maisons ; ce qui non- bidinum , ut instrumenta belli , lucran
seulement incommode les plus riches, tur. » (Tac. Hisi. lib. I , cap. 88. )
mais ruine entièrement les moins ac- ^ « Paulatim discessum ad delinimenta
commodes, qni, à leur exemple, par vitiorum , balnea, et conviviorum ele-
une fatisse réputation , croient être obVi gantiam; idque apud imperitos huma-
gés de les imiter.... Défend Sa Majesté nitas vocatur. » (Tac. in nta Jgric ,
aux lieutenants généraux, etc., qui tien- cap. 21.)
dront table, d'y faire servir autre chose
TBAITÉ DES ÉTUDES. 197
plus oe poids leur a para pesaat et terrible. 11 n*y a rien de plus
grand ni de plus brillant aux* yeux des hommes que Tautorité
souveraine et la royauté; et il n*y a rien en ménie temps de plus
pénible ni de plus accablant. La gloire qui Tenvironne fait
qu'on admire avec raison ceux qui ont eu le courage de la re-
fuser : les travaux et les peines dont eUe est inséparable font
qu'on admire encore davantage ceux qui en remplissent tous les
devoirs.
Ces jeunes Sidoniens qui refusèrent le sceptre qui leur était of-
fert avaient bien compris, comme Ëphestionle leur dit, qu'il y
avait infiniment plus de gloire à mépriser la royauté qu'à l'accep-
ter : Primi irUellexistis quanto mafus esset regnum fastidire ,
quam accipere < . £t la réponse d'Abdolonyme, qu'on avait tiré de
la poussière pour le faire monter sur le trône, marque assez
quels étaient des sentiments. Alexandre lui ayant demandé com-
ment il avait porté son état de pauvreté et de misère : « Plaise
« aux dieux, répondit-il, que je puisse porter la royauté avec au-
R tant de force et de courage ! « Utinam , inquit , eodem animo
« regnum paUpossim! Ce mot, regnumpati, porter, souffrir
la royauté , est plein de sens , et signifie qu'il la regardait comme
un fardeau plus pesant et plus dangereux que la pauvreté.
On verra dans la suite combien il a fallu faire de violence à
Numa Pompilius , second roi des Romains , pour lui faire accep-
ter une autorité quilui paraissait d'autant plus formidable qu'elle
lui donnait un pouvoir presque sans bornes, et que, sous le titre
spécieux de roi et de maître , elle le rendait effectivement le ser-
viteur et l'esclave de tous ses sujets.
Tacite et Probe ' , qui ont fait tant d'honneur à leur place , fu-
rent tous deux élevés à l'empire malgré eux. Le premier eut
beau représenter son âge avancé et sa faiblesse , qui le mettaient
hors d'état de marcher à la tête des armées, tout le sénat lui
répondit ^ que c'était à son esprit et à sa prudence que l'empire
était confié, et que c'était son mérite que l'on choisissait et non
son corps. Une lettre que Probe écrivit à un des principaux of-
' Qaiat. Cart. lib. 4, n. 1. Imperatorem te, non militem fadmus.
> VopfM. in Vit. Taciti et i*robi. Ta jubé, milites pugneut : auimum tnum,
* « Quifl melitu quam senex imperat? non corpas eligimoii.
17.
198 TRAITE DBS BTUDRS.
ficîers de Fempire , nous apprend quels étaient ses véritables
sentiments. « Je n ai jamais désiré, lai dit-il , la place où je suis;
« je n'y suis monté qu'à regret, et je n'y demeure que parce que
«t j'y suis forcé par la crainte de jeter la république dans de
« nouveaux périls, et de m'y exposer moi-même. »
Après-la mort de l'empereur Maximiiiens on vit naître de
puissantes brigues delà part de ceux qui prétendaient à l'empire.
Les deux plus considérables concurrents furent François I*'*' et
Charles Y. Les électeurs, pour mettre fin à ces contestations',
résolurent de les exclure tous deux comme étrangers , et de met-
tre la couronne impériale sur la tête d'un homme de leur na«
tion et du nombre des électeurs. Ils choisirent donc , d'une com-
mune voix , Frédéric de Saxe , surnommé /e Sage, qui demanda
deux jours pour se déterminer ; et au troisième il remercia les élec-
teurs avec beaucoup de modestie , en leur représentant qu'à l'âge
où il était, il ne se sentait pas assez de force pour soutenir un
si grand poids. Toutes les remontrances qu'on lui fit n'ayant pu
vaincre sa résistance, les électeurs le prièrent de nommer la per-
sonne qu'il jugerait, en conscience, la plus propre , l'assurant
qu'ils s'en rapporteraient à son avis. Frédéric refusa longtemps
de le faire ; mais enfin, forcé par les vives instances des électeurs ,
il se déclara pour le roi Catholique.
Ce que nous avons dit de l'autorité souveraine , il faut le dire
de toutes les places de TÉtat et de toutes les magistratures. Les
princes les plus éclairés ont écarté les ambitieux , et cherché ceux
qui fuyaient les emplois. Ils ont vu , malgré les ténèbres de l'in-
fidélité , « que la république ne pouvait être sûrement confiée qu'à
« ceux qui avaient assez de mérite pour n'oser s'encharger^. »
Et ils cherchaient avec tant de soin des hommes dignes des pre-
mières places, qu'ils eu trouvaient à qui il fallait faire violence
pour les leur faire accepter, comme Pline le fait remarquer de
Trajan.
Tous ces exemples nous montrent qu'il n'y a rien de vérita-
blement grand dans les dignités que le danger qui les environne ;
* Vie de Charles V , par Leti. d'un chef. (Robe&tsom's HUt. <^ Char-
* lit sartont pour éviter le danger de tes f^^ tome 11 , p. 69, éd. Bas.). ^ \>.
se donner an maître paissant, aa lien ' Lamprid. in Vita Alei. Sevcr.
THAITB DBS ETUDES. 199
qu'il fant mettre la véritable gloire à savoir les mépriser gé-
néreusement , ou à ne s*en charger que pour Futilité publique ;
que lat solide grandeur consiste à renoncer à la grandeur même ,
qu*on en est esclave dès qu*on la désire , et qu'on est au-dessus
d^elIe quand on la méprise.
§ VI. J^ictoireSj noblesse (T extraction^ talents de l'esprit ^
réputation.
Je réunis sous un même titre ces avantages, quoique très-
iifférents entre eux , parce qu'ils ont tous quelque chose d'ex-
trêmement flatteur et de séduisant , et qu'ils paraissent avoir
quelque chose de plus propre et de plus personnel à ceux qui
les possèdent. Mais quoiqu'ils soient d'un ordre bien supérieur
lux autres biens dont j'ai parlé jusqu'ici , ce n'est point encore là
pourtant ce qui fait la solide gloire et la véritable grandeur.
TICTOIBES.
S'il y a quelque chose qui soit capable d'élever Thoinnie au-
jessus de l'homme même , et de lui donner une supériorité qui
e distingue du reste des mortels , il semble que c'est la gloire qui
"evient des combats et des victoires. Un prince, un général qui
aarche à la tête d'une nombreuse armée , dont tous les yeux sont
oumés vers lui; qui d'un seul signal fait remuer ce vaste corps
ont il est l'âme, et met en mouvement cent mille bras; qui porte
artout la terreur et l'effroi; qui voit tomber devant lui les plus
3rt8 remparts et les plus hautes tours; devant qui, en un mot,
)ut l'univers étonné et tremblant garde le silence : un tel homme
araît quelque chose de bien grand , et semble approcher beau-
oup de la Divinité.
Cependant, quand on examine de sang-froid , sans préjugés,
t avec des yeux éclairés par la raison , ces fameux héros de l'an-
quité, ces illustres conquérants, on trouve souvent que cet
elat si brillant des actions guerrières n'est qu'un vain fantôme ,
ut peut imposer de loin , mais qui disparaît et s'évanouit à me-
ure qu'on s'en approche ; et que toute cette prétendue gloire n'a
ouvent pour principe et pour fondement que l'ambition, l'ava-
ice , l'injustice , la cruauté .
2U0 TBAITÉ DBS ÉTUDBS.
C'est ce que Sénèqae remarque des plus grands guerriers, ^
de ceux qui ont eu le plus de part à l'admiration de tous les siè-
cles. On trouve ' , dit-il , assez de héros qui ont porté au loin le
fer et le feu, qui ont forcé des villes regardées, avant eux,
comme imprenables ; qui ont conquis et ravagé de vastes pro-
vinces, et qui sont arrivés jusqu'au bout de l'univers couverts du
sang des nations. Mais ces hommes, vainqueurs de tant de peu-
ples , étaient eux-mêmes vaincus par leurs passions. Ils n'ont
trouvé personne (|ui leur résistât; mais eux-mêmes n'avaient pu
résister à l'ambition et à la cruauté.
Peut-on appeler autrement que fureur ce mouvement impé-
tueux qui poussait Alexandre dans des pays éloignés et inconnus,
pour les ravager > ? Était-il sage d'enlever à chaque particulier,
à chaque pays ce qu'il avait de plus cher et de plus précieux , et
de porter partout la désolation, en commençant par la Grèce
même , à laquelle il était redevable de son éducation.' Quelle rage
de gloire que celle pour qui le monde entier était trop petit ! Il
demandait un jour à un pirate qu'il avait pris , quel droit il croyait
avoir d'infester ainsi les mers : « Le même ^, répliqua le pirate
« avec une libre fierté, que tu as de piller l'univers. Mais parce
« que je le fais avec un petit navire, on m'appelle brigand ; et
« toi , qui le fais avec une grande flotte , on te donne le nom de
« conquérant. » Réponse très-spirituelle, etencore plus véritable.
Qu'est-ce qui étouffa 4 dans le cœur de César tous les senti-
ments de fidélité, de soumission, de justice, d'humanité et de
reconnaissance qu'il devait à sa république , qui l'avait tiré de
la foule des citoyens pour lui confier les plus grands commande-
ments et pour lui prodiguer les dignités et les honneurs , sinon
ime ambition démesurée, et une illusion de fausse gloire qui lai
inspira un désir ardent de voir tous les autres au-dessous de lui,
et qui lui fit dire qu'il aimerait mieux être le premier dans un
■ Senec. Epht. 94. vigio facio , latro tocot : qnia ta magaa
a (|)i(f. classe, imperator. v { F)ragmeHt de 01-
* « Eleganter et veraciter Mexandro eéron, du troisième livre de lajUjmbli-
illi magnu quidam comprebensus pirata que , cité par S. Augustin, Ur. 4 ^ ^
respondit. Nam quum idem rex homl- Cité de Dieu , cap. 4.)
nem interrognsset, quid ei videretur, ut ♦ « Quid C. Caesarem in sua fata pari-
iimre liabcret iufeatum* ille libéra con- ter ac publica immisit? nioria, et am-
tu maria , (^uod tibi , inquit , ut orbem bitio , et nulius supra cwteros eminendi
tcrrarum. Sed quia id ego exiguo na- modus. >. (Sbn Epist. 94./
TBAITli DES BTDDBS. 301
riUage que le second à Rome ? Qael autre motif le porta à tourner
eontre le sein de sa patrie les armes mêmes qu'elle lui avait
mises à la main contre les ennemis de TÉtat , et d'employer toute
la puissance et toute la grandeur qu'il ne tenait que d'elle seule,
pour la mettre aux fers après l'avoir fait nager dans le sang de ses
eoiants? Il pensait sans doute , comme disait Civilis > , chef des
révoltés contre les Romains, que tout est permis à un homme
quia les armes à la main, et qu'on ne rend point compte de la
victoire, victarise ratUmem non reddi.
Tout homme équitable et sensé qui lira attentivement et de
suite toutes les vies des hommes illustres, grecs et romains,
dePlutarque,s'il s'examine et s'interroge lui-même, sentira au
fond de son cœur que ce n'est pointa Alexandre ni à César qu'il
donne la préférence sur tous les autres; qu'ils ne sont ni les
plus grands , ni les plus accomplis , ni ceux qui font le plus d'hon-
neur à la nature humaine; et qu'il ne les juge pas les plus dignes
de son estime, de son amour, de sa vénération, ni des justes
louanges de la postérité.
lyàUieurs ^ la valeur guerrière laisse souvent des hommes ,
que des victoires ont rendus célèbres , très-faibles et très- médio-
cres dans d'autres temps, et par rapport à d'autres objets : mêlés
de bonnes et de mauvaises qualités > , ils font efifort pour paraî-
tre grands quand ils se donnent en spectacle ; mais ils rentrent
dans leur petitesse naturelle dès qu'ils se négligent et qu'ils n'ont
plus de témoins. On est étonné , quand on les voit seuls et sans
années , combien il y a de distance entre un général et un grand
liomme.
Pour porter sur ces fameux conquérants un jugement équita-
ble et édairé, il est nécessaire d'apprendre aux jeunes -gens à
séparer avec soin ce qu'ils ont d'estimable d'avec ce qui est digne
de censure. En rendant justice à leur courage, à leur activité,
à leur habileté dans les aiïaires , à leur prudence , il faut les plain-
dre d'avoir souvent ignoré l'usage qu'ils devaient faire de ces
grandes qualités , et d'avoir employé au vice et à leurs passions
des talents toujours estimables en eux-mêmes , mais qui n'au-
* Tacit. Hist. lib. 4, e. 14. etc. Palam laudarea : sécréta maie au-
' « Malis bonisque artibus miitus, diebant. » (Tac. Uist.t lib. 1 cap. IC)
202 TBAITB DES ETUDES.
raient dû servir qu'à la vertu. Faute de distinguer des choses si
différentes , il n'est que trop ordinaire de confondre leurs vérita-
bles motifs avec les prétextes, la fin secrète qu'ils se proposaioit
avec les moyens qu'ils employaient , leurs talents avec l'abus
qu'ils en ont fait. Et par une erreur encore plus pernicieuse,
en nous laissant trop éblouir par leurs belles actions , dont l'édat
couvre ce qu'elles ont de vicieux et d'injuste , nous leur accordons
une estime entière et sans exception , et nous accoutumons les
personnes peu attentives à mettre le vice à la place de la vertu,
et à combler de louanges ce qui ne mérite que du blâme. Ce qui
peut rendre les victoires glorieuses et dignes d'admiration, c'est
la justice de la guerre et la sagesse du conquérant ; car il feot
pnser pour principe que la gloire ne peut jamais être séparée de
la justice : Nihii honestum esse potest, quod Justitia vactU ' ;
et que si c'est la cupidité et non l'utilité publique qui fait af-
fronter les périls > , une telle disposition ne mérite point le non
de courage et de force, et ne peut être appelée qu'audace et fé-
rocité.
Une parole célèbre du chevalier Bayard ^ mourant montre
bien la vérité de ce que je viens de dire. Il avait été blessé mor-
tellement en combattant pour son roi , et était couché au pied
d'un arbre. Le connétable duc de Bourbon , qui poursuivait
l'armée des Français , passant près de lui et l'ayant reconnu ,
lui dit qu'il avait grande pitié de lui , le voyant en cet état, pour
avoir été si vertueux chevalier. Le capitaine Bayard lui répon*
dit : Monsieur, il n'y a point de pitié en moi, car fe meurs en
homme de bien. Mais fai pitié de vous , de vous voir servir
contre votre prince et votre patrie et votre serment. Et peu
après Bayard rendit l'esprit. La gloire est-elle ici du côté du vain-
queur? et le sort du mourant ne lui est-il pas infiniment préfé-
rable?
NOBLESSE DE l'EXTBACTION.
Il faut avouer qu'il y a dans la noblesse de Textraction 4 , et
I Cicero , de OfT. 1. I , n. 6*2. ' Hist. dn chevalier Bajrard.
'^ f Animos paratus ad periculum , si * n Erat homiuam opinioni nobilHate
•oa caplditate, non ufilitate conimuni ipsa. Manda ronciliatricala , commen-
impeUitur, aadacisp potiir» nomen ha- datas. > (Cic. pro^^o;/. , n. 31.)
beat, quant fortitudiais. m (Ibirl. n. 63.)
TBAITÉ DBS ÉTUOBS, 203
neienneté des familles , je ne sais quel attrait puissant
concilier Testime et pour gagner les cœurs. Ce respect
t naturel d'avoir pour les nobles est une sorte d*hom-
l'on se croit encore obligé de rendre à la mémoire de
icétres * , à cause des grands services qu'ils ont rendus
id^liqne , et comme la continuation du payement d'une
nt on n'a pu s'acquitter pleinement à leur égard, et qui
B raison doit se répandre sur toute leur postérité.
! le titre de reconnaissance >, qui nous engage à ne pas
notre respect pour les grands hommes au temps où ils
comme eux-mêmes n'y bornent pas leur zèle , mais s'ef-
Je devenir utiles aux siècles futurs , Tiutérét public de-
]u*on paye à leurs descendants ce tribut d'honneur et de
*ation , qui est pour eux un engagement à soutenir et à
3r dans leur famille la réputation de leurs ancêtres ^ ,
quant d'y perpétuer aussi les mêmes vertus qui ont illus-
i aïeux.
afin que cet honneur qu'on rend à la noblesse soit un
s hommage , il doit être volontaire et partir du cœur.
on prétend l'exiger à titre de dette, ou Tarracher par
m perd tout le droit qu'on y avait, et il se change en
en mépris. L'orgueil d'un homme qui croit que tout lui
cause de sa naissance , et qui du haut de son rang mé-
reste des hommes , choque trop l'amour-propre pour
évolter contre lui tous les esprits. Est-ce en effet une si
^oire que de compter une longue suite d'aïeux illustres
s vertus , quand on leur ressemble peu ? Le mérite des
levient-il le nôtre.' Les images des ancêtres rangées en
)mbre dans une salle rendent-elles un homme plus esti-
? Si l'honneur des familles consiste à pouvoir remonter
âge jusque dans les siècles les plus reculés , et à se per-
in oratione pleriqae boc per- biles homiaes eue dignos majoribus sais ,
tantum majoribus eornm de- et qoia Talet apad nos clarorum homi-
▼ideatur , ande etiam, quod nom et benederep. meritoram ,meinoria
iTeretur , rednndaret. m (Cic. etiam mortoonim. m (Ci<f. pro Sext. ,
'. ad populum , n. I ) n. 21 . )
e Benef. 1. 4, cap. 30. * « Non faeit uobilem atrium plénum
len boni semper nobilitati fa- fùmosis imaginibas.... Animas facit no*
auia utile est reipublicas no* bilem. » (San. Epist. 44.)
204 TR4ITB DES ÉTUDES.
dre dans les ténèbres d'une antiquité obscure et inconnue , nous
sommes tous également nobles de ce côté-là ■ , parce que nous
avons tous une origine également ancienne.
Il faut donc en revenir à l'unique source de la véritable no-
blesse , qui est le mérite et la vertu '. On a vu des nobles ^ dés-
honorer leur nom par des vices bas et rampants, et des roturiers
illustrer et ennoblir leur famille par leurs grandes qualités. Il
est beau de soutenir la gloire des ancêtres par des actions qui ré-
pondent à leur réputation ; mais aussi il est glorieux de laisser
à ses descendants un titre qu'on n'a point reçu de ses aïeux; de
devenir le chef et Tauteur de sa noblesse ; et, pour me servir
d'un mot de Tibère , qui voulait couvrir le défaut de naissance
de Curtius Rufus, très-grand homme d'ailleurs, d'être né de
soi-même *.
» Je ne puis pas, disait autrefois un illustre Romain à qui la
« noblesse reprochait son peu de naissance, produire en public
« les images de mes ancêtres , leurs triomphes ni leurs oonsu-
« lats ; mais je puis , s'il en est besoin , produire les récom-
« penses militaires dont on m'a honoré, et les cicatrices des bles-
<t sures que j'ai reçues dans les combats. Ce sont là mes images et
« mes titres de noblesse ^ , que je n'ai point reçus de mes ao-
« cêtres , mais que je me suis acquis -par les travaux et les dan-
« gers que j'ai essuyés. »
Il y avait à Rome^, dès les commencements de la république,
une espèce de guerre déclarée entre la noblesse et le peuple.
Les nobles d'abord croyaient se déshonorer en s'aliiant à des
familles plébéiennes. Ils se regardaient comme une autre es-
pèce d'hommes. Il semblait qu'ils souffrissent avec peine que la
populace respirât avec eux le même air et reçût la même lumière
du soleil. Et ils avaient mis entre le peupleet les honneurs une
barrière que le mérite eut bien de la peine dans la suite à forcer.
' « Eadem omnibus principia , eadem* natas. » (Tac. Alnnal. Ub. II.)
que origo. Nemo altero nohilior, niai & « Haec sunt meae imagines , hœc no-
cui rectius ingenium , et artibas bonis biiitas , non luereditate relicta , ut iUa
aptius. » (S KM. (2e Benof. lib. 3, cap. 28. ) illis , sed qaœ egp plnrimis meis labori-
> Nobilius sola est atqiie anica virttis. bus et periculis quœsiri. w (Sali., in Belto
( JovBiTAi:.. lib. 3 , tat. U. ) Jugurth. )
» Sen. €ontrov. 6 . lib. I. « Liv. lib. 4 , n. 3.
* (( Curtius Rnfus vifletur mihi ex se
TRAITB DES ETUDES. ^ 305
Il resta toujours quelque chose de cette opposition et de cette
antipathie entre les deux ordres; et Salluste remarque, en par-
lant de MéteUus, que ses rares qualités étaient souillées et
ternies par un air de hauteur et de mépris : défaut, ajoute-
t-il, qui n'est que trop ordinaire aux nobles. Cui quanquam vir-
tus, gloria, atque alia optanda bonis superabant, tamen
inerat contemptar cmimus et superbia y commune nobilitatis
maium '.
Il faut donc bien se mettre dans Fesprit que la noblesse qui
vient de la naissance est infiniment au-dessous de celle qui vient
du mérite ; et , pour s'en bien convaincre , il ne faut que les com-
parer ensemble. Le pape Clément VIII fit une promotion de plu-
sieurs cardinaux , dans laquelle il comprit deux Français , savoir
M. d'Ossat * et le comte delà Chapelle, qui depuis se fit appeler
le cardinal de Sourdis , du nom seigneurial de sa maison : Fun ,
en qui le pape ne désirait que V extraction de plus grande mai-
son y parce qu'il y trouvait abondamment tout le reste ; l'autre,
à qui tout manquait , excepté la naissance. A qui des deux aime-
rait-on mieux ressembler ?
Le cardinal de Granvelle 3, en parlant du cardinal Ximénès ,'
avait accoutumé de dire que le temps a souvent caché sous les
voiles de Foubli Porigine des grands hommes ; que celui-ci était
sans doute issu de sang royale ou que du moins il avait un
cœur de roi dans la personne d'un particulier.
S'il y a beaucoup de grandeur d'âme à oublier sa noblesse et
à ne s'en point prévaloir , on peut dire aussi qu'il n'y en a pas
moins , pour ceux qui se sont élevés par leur mérite , à ne pas
oublier la bassesse de leur extraction et à n'en pas rougir.
Vespasien, non-seulement ne le dissimulait pas , mais s'en
faisait quelquefois honneur 4 : et il se moqua publiquement de
ceux qui , par une fausse généalogie, voulaient faire remonter sa
maison jusqu'à Hercule.
^Le même empereur ^, sans avoir honte d'un objet qui renou-
velait sans cesse le souvenir de son origine , continua , depuis
qu'il fut parvenu à l'empire, d'aller tous les ans passer l'été
1 SaUast. in Bell. Jagnrt. liv. 6.
2 Vie du card. d'Ossat, par M. Amelot. ^ Suet. in Vespas. cap. 12.
^ Histoire de Ximen., par M. Fléchier , ^ Ibid. cap. 2.
18
306
TBAITÉ DBS BTUDES.
dans sa petite maisoa de campagne près de Rieti, où il était né,
et il n*y voulut faire ni augmentation , ni embellissement. Tite \
son fils, s'y fit porter dans sa dernière maladie, afin de finir ses
jours dans le lieu qui avait vu naître et mourir son père. Per-
tinax % le plus grand bomme de son siècle, et qui fut bientôt
après empereur, pendant les trois ans qu'il demeura en Ligurie
logea dans la maison de son père; et, en ornant les environs
par un grand nombre d'édifices publics, il laissa au milieu la ca-
bane 3 paternelle , monument illustre et de son peu de naissance
et de sa grandeur d'âme. On dirait que ces princes affectaient
de rappeler le souvenir de leur ancien état ; tant la grandeur de
leur mérite personnel dédaignait tout appui étranger, et sentait
qu'elle pouvait se soutenir par elle-même. En effet, on ne voit
pas que dans tout l'empire romain personne leur ait jamais repro-
ché l'obscurité de leur origine, ou qu'on ait pour cette raison
diminué quelque chose de la vénération que leurs vertus leur
attiraient.
Benoît XII 4, du pays de Foix , était fils d'un meunier, d'où
vient qu'il fut appelé le cardinal blanc» Il n'oublia jamais sa
première condition ; et quand il s'agit de marier sa nièce , il la
refusa à de grands seigneurs qui la demandaient , et la donna à
un marchand. Il disait que les papes devaient être semblables à
Melchisedech , qui n'avait point de parents ; et il se servait , poor
l'ordinaire , de ces paroles du prophète : « Si les miens ne domi-
« nent point, je serai sans tache, et je serai purifié d'un très-grand
« crime *. »
Jean de Brogni «, cardinal de Viviers 7, qui présida au concile
de Constance en qualité de doyen des cardinaux , avait été por-
cher dans son enfance. Des religieux le rencontrèrent exerçant ce
vil emploi ; et, ayant remarqué en lui beaucoup d'esprit et de viva-
cité, ils lui proposèrent d'aller à Rome, dans le dessein de l'y faire
étudier. Le jeune garçon accepta la proposition, et, pour faire
son voyage, alla de ce pas acheter des souliers chez un cordonnier.
• Soeton. in Vita Tlti , c. II.
^ Capit in Vita Pertin.
^ Tabernam.
* Dict. de l^loreri.
^ Vt 18.
* Brogni est un village près d'Anneci ,
entre Chambéri et Genève.
^ Histoire du concile de Const . par
J. Lenfaut.
T&AlTi DES lérUDCS. 307
qui lui fit crédit d'une partie du prix, et ajouta , en riant, qu'il
le payerait lorsqu'il serait devenu cardinaL II le devint, en effet ;
et non-seulement il n'oublia point la bassesse de sa première con-
dition , mais il voulut en perpétuer le souvenir. On dit que dans
une chapelle qu'il fit bâtir à Genève ', au côté gauclie du portail
de l'Oise Saint-Pierre , il fit graver son aventure , s'étant £ait re-
présenter jeune et pieds nus, gardant des pourceaux sous un ar-
bre ; et tout autour de la muraille il avait fiait mettre des figures
de souliers , pour marque de la faveur que lui avait faite le cor-
donnier. Il reste peu de vestiges de ce monument.
TALENTS DE l'ESPRIT. '
Quelque brillante que soit la gloire des armes et delà naissance,
il y a dans celle qui vient de la science et des talents de l'esprit
quelque chose de plus intéressant. Elle semble naître davantage
de notre propre fonds, et nous appartenir tout entière. Elle
n'est point bornée, comme celle des armes , à certains temps
et à certaines occasions, et n'est point, comme elle, dépendante
de raille secours étrangers. Elle donne à l'homme une supériorité
infiniment plus flatteuse que celle qui naît des richesses, de la
naissance , des dignités , parce que tout cela est hors de nous ; au
lieu que Tesprit est notre propre bien, ou plutôt qu*il estnous-
méme et constitue notre essence.
Cependant ce n'est point l'esprit seul qui fait la solide gloire
des hommes. Je le suppose excellent par lui-même, et orné de tout
ce qu'il y a de plus rare et de plus exquis dans les sciences, phi-
losophie, mathématiques, histoire, belles-lettres, poésie, élo-
quence. Tout cela fait Thomme savant, mais non l'homme de
bien : Non faciunt bonos ista, sed doctos *. Et qu'estrce que
Vhomme savant , s'il n'est que savant , sinon assez souvent un
homme vain , entêté , plein de lui-même , méprisant tous les au-
tr^, et, pour le dire en un mot , un animal de gloire ? C'est ainsi
que Tertullien définit quelque part les savants du paganisme,
animal gioriœ.
Y a-t-il rien de plus pitoyable , et en même temps de plus digne
< II avait ea pendant quelque temps l'administration de cet éyècb'^.
^ Senec. Epist. lOG.
1^08 TBAITÉ DES ÉTUDES.
de mépris, qu'un tel homme , sottement enflé de sa sdenoe et de
son habileté, avide et insatiable de louanges , qui ne se nourrit
que de vent et de fumée , et qui ne songe à vivre que dans l'o-
pinion des autres? Philippe ', père d'Alexandre le Grande fit
merveilleusement sentir le ridicule de ce défaut à un médecin
nommé Ménécrate, qui avait eu la vanité de prendre le surnom
de Jupiter sauveur, à cause de quelques cures heureuses qu'il
avait faites , et qu'il attribuait uniquement à son savoir. L'ayant
invité à manger chez lui, il lui fit dresser une table à part, sur
laquelle on ne servit qu'une cassolette fumante d'encens. Le
médecin d'abord se crut fort honoré : mais , comme on le laissa
tout le reste du repas à jeun , il sentit bien ce que signifiait la fu-
mée de cet encens ; et , après avoir servi de risée aux convives , il
remporta du festin , avec le titre de Jupiter, sa faim tout entière,
et la juste honte qu'il avait si bien méritée en attribuant à sa seule
habileté un succès qui lui venait d'ailleurs.
t)e qu'il y a donc dans la science , et dans les talents de l'es-
prit, capable de faire honneur, n'est point la science même, ni
les talents de l'esprit , mais le bon usage qu'on en fait ; et l'on
peut dire que la modestie ,'plus que toute autre chose , en relève
infiniment le prix et l'éclat. On aime à voir les grands hommes
avouer quelquefois qu'ils se sont trompés , comme le £adt le célè-
bre Hippocrate > à l'occasion d'une suture de tête où il s'était
mépris. Un tel aveu ^ , comme le remarque Celse en rapportant
le trait dont je parle , suppose dans celui qui le fait un fonds de
mérite non commun, et une élévation d'âme qui sent bien que
ces pertes ne sont point capables de lui faire de tort : au lieu
qu'un petit esprit , qui ne peut se dissimuler sa pauvreté , n'a
garde de rien hasarder ni de rien perdre volontairement du peu
qu'il possède.
On aime aussi à voir les savants disputer entre eux sans ai-
greur, sans emportement , sans passion , comme Cioéron marque
' JEUan. I. 12, cap 51. Athen. 1 7, reram habentiam. Nam levia ingania ,
cap. 10. qaia nihil habent, nihil sibi detrahunt
^ Lib *£m6y]ti.l(0V. Magno ingenfo ,maltaqae nibilomtiiiu ha-
3 « De saturis se deceptom esse Hîp- bituro , convenit ctiam vcri erroris sim-
pocrates memoriae prodidit, more ma- pl" confeasio. k (Cïm. lib. 8, cap. 4. )
gnoram viroram , et flduciam magna rum
1 ».
TRAITE DES ÉTUDES. 20'J
qu'il était disposé à le £aire : Nos et refeUere sine perthmcia,
et refeUi sine iracundia parati sumus '. Notre siècle nous a
fourni plusieurs exemples de cette vertu ; mais quand il n*y
aurait que celui du père Mabillon, il ferait infiniment d'honneur
a la littérature. On sait combien , dans ses disputes avec le fa-
meux abbé de la Trappe, sa douceur et sa modération lui donnè-
rent d^avantage sur son adversaire. Il en eut un autre, qui pouvait
disputer avec lui aussi bien de modestie que de science : c'est le
P. Papebroch , qui avait donné lieu à la composition de la Diplo-
matique. « Je vous avoue , dit ce savant jésuite dans une lettre
« latine qu'il écrivit au P. Mabillon sur ce sujet , en lui laissant
« la liberté de la publier, que je n'ai plus d'autre satisfaction
« d'avoir écrit sur cette matière , que celle de vous avoir donné
« occasion de composer un ouvrage si accompli. Il est vrai que
« j'ai senti d'abord quelque peine en lisant votre livre, où je
« me suis vu réfuté d'une manière à ne pas répondre : mais
« enfin l'utilité et la beauté d'un ouvrage si précieux ont bientôt
« surmonté ma faiblesse ; et , pénétré de joie d'y voir la vérité
« dans son plus beau jour, j'ai invité mon compagnon d'études
« à venir prendre part à l'admiration dont je me suis trouvé
« tout rempli. C'est pourquoi ne faites pas difficulté, toutes les
« fois que vous en aurez l'occasion], dédire publiquement que je
<i suis entièrement de votre avis. »
Il y a des modesties artificieuses et étudiées , qui couvrent un
orgueil secret : celle-ci montre une ingénuité et une simplicité
qui fait bien voir qu'elle part du cœur. Je ne puis finir cet article
qui regarde le P. Mabillon, sans remarquer que feu M. l'arche-
vêque de Reims (leTellier) , en le présentant au roi Louis XIV,
lui dit : « J'ai l'honneur, sire , de présenter à Votre Majesté le
« moine de son royaume le plus savant et le plus modeste. »
Un autre caractère encore bien aimable dans un savant , c'est
d'être toiyours prêt à faire part aux autres de son travail , à leur
communiquer ses remarques , à les aider de ses réflexions , et à
contribuer de tout son pouvoir à la perfection de leurs ouvrages. Je
ne sais si quelqu'un a porté plus loin ce caractère que M. de Til-
lemont. Ses recueils , ses extraits , qui étaient le friiit du travail
' Acad. Quacst. lib. 2 , n 5.
18.
210 TRAITÉ DBS ÉTUDES.
de plusieurs années , devenaient le bien propre de quiconque en
avait besoin. Il ne craignait point, comme cela est assez ordi-
naire aux savants, que ses ouvrages ne perdissent le mérite de
Finvention et la grâce^de la nouveauté, s'il les montrait à d'autres
avant que de les avoir rendus publics. La même louange est due
à M. d'Hérouval '. Si le mépris de la gloire et delà vaine répu-
tation Ta empêché de rien produire au jour par lui-même, son
zèle pour le bien public lui a fait prendre part à presque tous les
ouvrages qui ont paru de son temps , en communiquant aux au-
teurs ses lumières , ses remarques et ses manuscrits.
BÉPUTATION.
C'est ici de tous les biens humains celui qui est regardé,
même parmi les plus honnêtes gens , comme le plus cher et le
plus précieux , et par rapport auquel Tindifférence , et encore
plus le mépris, paraissent interdits. Que peut-on attendre en
effet de quiconque est insensible au jugement que le public *,
et surtout les gens de bien', portent de sa conduite? Ce n'est pas
seulement, comme le dit Cicéron, Teffet d'une fierté et d'une
arrogance insupportables ; c*est encore la marque d'un homme
sans probité et sans honneur.
Mais aussi un désir trop empressé de louange, qui en est avide
et affamé, et qui semble en quelque sorte la mendier, loin d'être
la marque d'une grande âme, est la preuve la plus certaine d'un
esprit vain et léger, qui se repaît de vent , et qui prend l'ombre
pour la réalité.
Cependant c'est là le faible de la plupart des hommes, et quel-
quefois même de ceux qui se distidguent par un mérite par-
ticulier, et ce qui les porte souvent à chercher la gloire où elle
n'est pas.
Philippe 3 de Macédoine n'avait pas le goût fort délicat dans
le choix des moyens qui peuvent attirer une solide réputation.
Il ambitionnait toute sorte de gloire , et en toute sorte de matière.
* Ant. de Vion , aaditear des comptes, solam ar^ogantis est, 8«d etiam omaino
3 M Adbibenda est qofedam reverentia dissolati. » ( De Offic. lib. I , d. 9tt. )
tri optimi cujusque y et reliqaorom. Nam ' Plat, in Vita Alexaud.
negligere qaid de se quisqne sentiat , non
TRAITE DES ÉTUDES. 311
Il tirait vanité , comme un déclamateur, de la force de son élo-
quence. Il comptait les victoires que ses chariots remportaient
aux jeux olympiques , et il avait grand soin de les faire graver
sur ses monnaies. Il donnaitdes leçons aux joueurs d'instruments,
et prétendait réformer les maîtres; ce qui lui attira de Fun d'eux
cette ingénieuse réponse, qui, sans Toâcnser, était fort capable
de le désabuser : A Dieu ne plaise que vous soyez jamais assez
malheureux, sire , pour savoir ces choses4à mieux que moi!
Il fît lui-même une pareille leçon à son fils , pour avoir marqué
dans un repas tropd*habileté dans la musique. N'as-tupas honte,
lui dit-il , de chanter si bien ? En effet , il y a des connais-
sances qui font le mérite d'un particulier, et où il est permis
d'exceller à quiconque n'a point d'autre soin, mais qu'un prince
ne doit qu'effleurer, parce que ce serait se dégrader que d'af-
fecter d'y être trop habile , et qu'il doit son temps à des choses
plus sérieuses et plus importantes. Néron ' , qui d'ailleurs avait
de Tesprit et de la vivacité, a été blâmé d'avoir négligé des oc-
cupations convenables à son rang, pour s'amuser à graver, à
peindre, à chanter, et à conduire des cliariots. Un prince qui a
le goût de la vraie gloire n'aspire point à une telle réputation.
Il sait à quelles connaissances il doit s'attacher, desquelles il doit
s'abstenir ; et, quelque penchant qu'il se sente pour les sciences,
même les plus estimables , il ne s'y livre point , mais les étudie
en prince, c'est-à-dire avec cette sobriété et cette sage retenue que
Tacite admirait dans son beau-père Agricola : Relinuity quod
est diJficiUmum , ex sapientia modum *.
Cicéron^ trouve une vanité pitoyable dans la secrète joie
qu'éprouvait Démosthène de s'entendre louer, en passant, par
une pauvre vendeuse d'herbes. Lui-même était encore plus sen-
sible à la louange que l'orateur grec.
Il l'avoue de bonne foi dans une occasion où il peint merveil-
leusement le cœur humain. Il revenait de Sicile 4, où il avait été
questeur, dans la pensée qu'il n'était parlé que de lui dans toute
l'Italie , et que partout il n'était fait mention que de sa questure.
> « Nero puerilibus statim annis vi- - ' Vita Agric. cap. 4.
▼idam animum in alla detorsit : cœlare, ^ Tasc. Qaœst. lib. & , n. 103.
rt pingere, canttu, aot regimen equoram * Orat. pro Planco , u . Qi-Gii.
cxercere. » (Tac. Aimai, lib. 13 , cnp. 3.)
312 TBUTB DES ETUDES.
Passant à Pouzzole , où les bains attifaient beaucoup de beau
inonde , Y a t-il longtemps , lui dit quelqu'un , que vous êtes
parti de Rome? Quelle nouvelle y dit-on? Moi, dit-il tout sur-
pris, je reviens de ma province. Oui, reprit l'autre , je mêle
rappelle , c'est d'Afrique. Point du tout , répliqua Cicéron d'un
ton de dépit et de colère, c'est de Sicile. Ëh quoi! ajouta une troi-
sième qui se prétendait mieux instruit que les autres , ne savez-
vous pas qu'il a été questeur à Syracuse ? Et il n'en était rien ,
car c'avait été dans une autre partie de la Sicile. Cicéron, confus
et honteux , ne trouva d'autre expédient, pour se tirer d'affîdre,
que de se mêler dans la foule ; et il ajoute que cette aventure lui
fut plus utile que n'auraient été tous les compliments auxquels
il s'était attendu.
Il ne paraît pas pourtant qu'il en fût moins porté depuis à
rechercher les louanges. Tout le monde sait avec quel soin il
saisissait toutes les occasions de parler de lui-même , jusqu'à en
devenir insupportable. Mais rien ne marque mieux son carac-
tère que sa lettre à l'historien Lucceius s où il découvre naïve-
ment et sans détour son faible au sujet des louanges. 11 le pres-
sait d'écrire l'histoire de son consulat , et de la publier de son
vivant : Afin , disait-il , qu'étant mieux connu des hommes, je
puisse moi-même jouir de ma gloire et de ma réputation : Ut et
cœteri viventibus nobis ex libris fuis nos cognoscant, et noS"
metipsi vivighriola nostra perfruamur. Il le prie avec instance
de ne s'en pas tenir scrupuleusement aux lois rigourebses de
l'histoire , d'accorder quelque chose à l'amitié , aux dépens
même de la vérité , et de ne point craindre de dire de lui plus de
bien que peut-être il n'en pense. Itaqtie te plane etiam atque
etiam rogo, ut et ornes ea vehementius etiamquam/ortasse
sentis, et in eo leges historiœnegligas.,.. amoriquenastroplus-
culum etiam , qtiam concecUt veritas y largiaris.
Voilà ce que sont presque tous les hommes , souvent sans
s'en apercevoir. Car, à entendre Cicéron , il était tout à fait
éloigné d'un tel faible. Nihilest in me inane, dit-il à Brutus, ne-
que enim débet >. Jamais personne , dit-il encore en écrivant à
■ AU Famil. lib. 5, Epist. 12. ^ Ad Brut. Epist. a.
TAAITB DES ÉTUDES. 3|3
Gaton , n'a été moins sensible que moi à la louange et aux vains
applaudissements du peuple : Si quisquam fuit unquam remo-
tus et natnra , et niagis eticm {ut mihi quidem sentire videor)
raiione atque doctrina , ab inani laude et semioniims vulgi ,
ego profecto is sum ' .
Pour mieux comprendre combien il y a de petitesse et de fai-
blesse dans cette vanité, il ne feut qu'ouvrir les yeux , et consi-
dérer combien il y a de grandeur d*âme et de noblesse dans une
conduite opposée. Quelques traits choisis que j'en rapporterai le
feront mieux sentir.
1. Souffrir avec peine la louange, et parler de soi-même
avec modestie.
Cette vertu , qui semble jeter un voile sur les plus belles
actions, et qui n'est attentive qu'à les couvrir, sert malgré elle
à les relever davantage, et à leur donner un lustre qui les rend
plus éclatantes.
Niger , qui prit le titre d'empereur en Orient , refusa le pané-
gyrique que l'on voulait prononcer à sa louange, et il s'en
rendit encore plus digne par les motifs de son refus. Faites , dit-
il, le panégyrique des anciens capitaines, afin que ce qu'ils ont
£aiit nous apprenne ce que nous devons faire. Car c'est se moquer
de faire l'éloge d'un homme vivant , et surtout d'un prince : ce
n'est pas le louer parce qu'il fait bien , mais c'est le flatter afin
d'en Urer quelque récompense. Pour moi , je veux être aimé du-
rant ma vie, et loué après ma mort.
« Ceux , dit M. Nicole * dans ses Essais de morale , qui ont
« ouï parler delà guerre aux deux premiers capitaines de ce siècle
« ( M. le Prince et M. de Turenne) ont toujours été ravis de la
« modestie de leurs discours. Personne n'a jamais remarqué
« qu'il leur soit échappé sur ce sujet la moindre parole qu'on
« pAt soupçonner de vanité. On les a toujours vus rendre justice
« à tous les autres , et ne se la rendre jamais à eux-mêmes ; et l'on
« aurait souvent cru, en leur entendant faire le récit des batailles
t. où ils avaient eu le plus de part par leur conduite et par leur va-
> Ad Famil. Ub. 15, Epist. 4.
' Second Traité de la Charité et de l'Amoar-propre , ch. 5.
214 TRAITÉ DBS £TUD£8.
» leur, qu'ils n'y étaient pas même présents , ou qu'ils y étaieui
» demeurés sans rien faire. Ces gens qu*on voit si occupés de
« quelques occasions où ils se sont signalés , qu'ils en étourdis-
« sent tout le monde, comme Gcéron faisait de son consulat,
« font voir parla que la vertu ne leur est guère naturelle, et
» qu'il leur a fallu de grands efforts pour guider leurs âmes jus-
« qu*à rétat où ils sont si aises de se faire voir. Mais il y a bien
H plus de grandeur à ne faire pas de réflexion sur ses plus gran-
« des actions, en sorte qu'il semble qu'elles nous échappent, et
« qu'elles naissent si naturellement de la disposition de notre
«< âme qu'elle ne s'en aperçoit point. »
2. Contribuer de bon cœur à la réputation des dutres.
Scipion l'Africain ' , pour obtenir à son frère la conduite de
l'importante guerre qu'on allait faire contre Antiochus le Grand ,
s'était engagé à servir sous lui comme un de ses lieutenants.
Dans cette fonction subalterne , loin de songer à partager avec
son frère Tbonneur de la victoire, il se fit un devoir et un plaisir
de lui en laisser la gloire toute pure et tout entière, et de se l'é-
galer à lui-même en tout par la défaite d'un ennemi non moins
redoutable qu'Annibal, et par le titre d* Asiatique, aussi glorieux
que celui à^ Africain.
Marc-Aurèle >, par une semblable délicatesse , et par un désin-
téressement de gloire aussi généreux , renonça au plaisir qu'U
s'était fait de mener en Orient Lucille sa fille, qu'il donnait en
mariage à Lucius Vérus , occupé pour lors à faire la guerre aux
Parthes , de peur d'étouffer par sa présence la réputation nais-
santé de son gendre, et de paraître s'attirer, à son préjudice,
l'honneur d'avoir achevé cette importante guerre.
On sait avec quelle fidélité et quelle soumission Cyrus ^ rap-
portait à Cyaxare , son oncle et son beau-père, toute la gloire de
ses exploits; avec quelle attention Agrioola ^, qui acheva la con-
quête de TAngleterre , faisait honneur à ses supérieurs de tous
ses succès , et avec quelle modestie il cédait une partie de sa pro-
pre réputation pour relever la leur.
I l.lv lib. 37. ' Xenoph. in Cyrop.
'^ Jul. (Jipitol. In Vita M. Aurel. ^ Tacit. in Vita Agric.
TRAITÉ DES BTUDbS. 315
Plutarque raconte ■ la conduite pleine de modération qu'il
garda lui même dans la députation dont il fut chargé, de la part
de sa ville , vers le proconsul de la province. Son collègue ayant
été obligé de rester en chemin , il s'acquitta seul de la commis-
sion, et y réussit. A son retour , lorsqu'il fut près de rendre pu-
bliquement compte de sa députation, son père l'avertit de ne
point parler en son nom seul , mais de s'expliquer comme si son
collègue avait été présent , et qu'ils eussent tout concerté et tout
exécoté eosemble. Et le mottf d'un conseil si sage était qu'un
tel procédé non-seulement est plein d'équité et d'humanité > ,
mais ôte encore à la gloire du succès ce qui a coutume d'affliger
et d'irriter l'envie.
Ce que Cicéron dit de l'union parfaite qui était entre Horten-
sius et lui ^, et de l'attention mutuelle qu'ils avaient à s'en-
tr'aider dans la noble carrière du barreau , à se communiquer
réciproquement leurs lumières , et à se faire valoir l'un l'autre ,
est un exemple bien rare parmi les personnes d'une même pro-
fession , et bien digne en même temps d'être imité. Un historien
remarque qu'Atticus ^ , leur ami commun, était le nœud et le
lien de cette union si intime, et que c'était lui qui faisait que la vive
émulation de gloire qui se trouvait entre ces deux illustres ora-
teurs n'était point altérée par de bas sentiments d'envie et de
jalousie.
Léiius*, ami intime du second Scipion, avait plaidé, à deux
différentes reprises, une cause fort importante; et les juges
avaient deux fois ordonné un plus ample informé. Les parties
l'exhortant à ne point se rebuter, il leur persuada de remettre
leur affaire entre les mains de Galba , qui était plus propre que
lui à la plaider, parce qu'il parlait avec plus de force et de véhé-
mence. En effet , Galba , dans une seule audience , emporta tous
les suffrages, et gagna pleinement sa cause. Il faut avouer qu'un
tel désintéressement, en fait de réputation , a quelque chose de
* Phii. ia Pnee. reip. ger. commanicando, et monendo, et faven-
wi# I w |*~ .^^' ' * « Efficiebat. nt inter qoos tant»
tov xal (piAavepwicoy é(rciv, àXXot xai ,^„^.^ ^^^ œmulatio , nulla litercederet
"tô XuitOW TOV <p00VQV oçaipei -n); obtrectatio , essetque taliam viroram co-
66^;. pula. w (CoRH . Nap. in nta Àtt. cap. 5.)
3 « Semper aller ab altero adjutus, et ^ Oe elar. Orat. n. 8&-8S.
216 TAAITÉ DES ÉTUDES.
bien grand. Mais , dit Cicéron, c'était la coutume de ce temps de
rendre, sans peine, justice au mérite d'autrui. Erat omnino
tum mos y tUJaciles essent in suum cuiqne tribuendo.
Tai toujours admiré la droiture et la candeur d*âme de Vir-
gile ', qui ne craignit point, en produisant Horace à la cour de
Mécène , de se donner un rival qui pourrait disputer avec lui
la gloire du bel esprit, et, sinon lui enlever entièrement, du
moins partager avec lui les faveurs et les bonnes grâces de leur
commun protecteur. Mais, dit Horace , on ne se condoisait point
ainsi chez Mécène. Jamais il n'y eut de maison plus éloignée de ces
bas sentiments que la sienne, ni où Ton vécût d'une manière plus
pure et plus noble. Le mérite et le crédit de l'un ne disaient
point ombrage à Tautre. Chacun avait sa place, et«n était content
Non isto vivimus fllic
Que tu rere modo. Domus hac nec purior ulla est,
Nec magis liis aliéna malis. Nil mi officit unquam ,
Ditior hfc, aut est quia doctior. Est locus uni-
€uique suus^
3. Sacrifier sa réputation à C utilité publique.
Il y a des occasions où Thomme de bien ^ , pour conserver sa
vertu , est obligé de sacrifier sa réputation ; où, pour ne pas re-
noncer à sa conscience, il faut qu'il renonce pour un temps à
sa gloire; et où il doit marcher d'un pied ferme où son devoir
rappelle, à travers les reproches et l'infamie, en méprisant cou-
rageusement le inépris qu'on fait de lui. Rien ne marque da-
vantage qu'il tient à la vertu même, et que c'est elle seule qo'ii
cherche , qu'un sacrifice si généreux et qui coûte tant à la nature.
Plntarque observe que Périclès < , dans une occasion où tous
les citoyens criaient contre lui et condamnaient sa conduite,
semblable à un habile pilote, qui dans la tempête n*est attentif
qu'aux règles de son art pour sauver le vaisseau , et qui méprise
' Horat. Sat. 6 , llb- I. conscientiam perderet. » (S»». Epist. 81.]
» Horat. [Sat. 19, lib. 1 , v. 48. ] « /Equo animo aadienda tamt Imperi-
•> (c IEqtk\n\mo auimo ad honestom torum convicia , et ad honeste Tadentl
ciinsiliom per mettiam iafamiam tendam. contemneadas est iste eoatemptat. » (id.
Xcmo mlhi vldetur plaris eestimare vir- Epist. 76.)
tutem , Démo illi magU ewe devotus , * ^a Vita Pcrlcl.
quam i)tii boni viri famam perdidit, ne
TfiAIlé DES J^TUDES. 217
les pleurs , les cris, les prières de tout Téquipage; que Périclès ,
dis-je, après avoir pris toutes ses précautions pour la sûreté de
rÉtat , suivit son plan, se mettant peu en peine des murmures ,
des plaintes, des menaces, des chansons injurieuses, des rail-
leries, des insultes , des accusations intentées contre lui.
C'étaient les salutaires conseils que le sage Fabius donnait au
consul Paul Emile près de partir pour Tarniée <. Il l'exhortait de
mépriser les railleries et les reproches injustes de son collè-
gue , de s'élever au-dessus des bruits qui pourraient flétrir sa ré-
putation , et de négliger les efforts qu'on ferait pour le décrier et
le déshonorer.
C'est le parti que Fabius lui-même avait suivi dans la guerre
contre Annibal, et qui sauva la république. Malgré Tinsulte que
Minucius lui avait faite, la plus sensible qu'on puisse imaginer,
il le tira des mains d' Annibal, mettant à l'écart son ressentiment',
en ne consultant que son zèle pour le bien public.
Ces exemples sont connus , mais ils n'ont presque plus d'imi-
tateurs. On ne tient point à l'État par de véritables liens , et sou-
vent on ne le sert que pour ses propres intérêts. Au moindre dé-
goût l'on quitte le service ; et ce dégoût n'est souvent fondé que
sur une fausse délicatesse qui se blesse d'une préférence trè:$-
légîtime. Il en est peu qui parlent et qui pensent comme ce La-
cédémonien qui, n'ayant point eu de place dans un nouveau con-
seil qu'on établissait, dit qu'il était ravi qu'il se fût trouvé trois
cents citoyens plus gens de bien que lui.
§ VU. En quoi consiste la solide gloire et la véritable
gi^andeur.
Tout ce qui est extérieur à l'homme , tout ce qui peut être
commun aux bons et aux méchants ,. ne le rend point véritable-
ment estimable. C'est par le cœur qu'il faut juger de l'homme.
De là partent les grands desseins , les grandes actions , les gran-
des vertus. La solide grandeur, qui ne peut être imitée par l'or-
gueil ni égalée par le faste ,* réside dans le fonds des qualités
personnelles et dans la noblesse des sentiments. Être bon , li-
* Liv. lib. 22, n. 34. cam, dolorem nltionemqae 8epo«ait. m
' « Habait in consilio fortunam pabli- (Ici. de Iroj lib. 1 , cap. II.)
TB. DES ÉTUD. T. II. Vi
218 TBA.ITÉ DES ÉTUOKS.
béral , bienfaisant , généreux ; ne faire cas des richesses que pour
les distribuer, des dignités que pour servir sa patrie, de la puis-
sance et du crédit que pour être en état de réprimer le vice et
de mettre en honneur la vertu ; être véritablement homme de
bien sans chercher à le paraître ; supporter la pauvreté avec no-
blesse, les affronts et les injures avec patience; étouffer ses res-
sentiments, et rendre toute sorte de bons offices à un ennemi
dont on peut se venger : préférer le bien public à tout ; lui sacri-
fier ses biens , son repos, sa vie , sa réputation même , s'il le £aut :
voilà ce qui rend Fliomme grand et véritablement digne d'estime.
Séparez la probité des actions les plus belles , des qualités les
plus estimables , que deviennent*elles , sinon un objet de mé-
pris ? L'excès du vin dans Alexandre , le meurtre de ses meil-
leurs amis , la soif insatiable des louanges et de la flatterie , la
vanité de vouloir passer pour le fils de Jupiter, quoiqu'il n'en
crût rien s tout cela nous permet-il de regarder ce prince comme
véritablement grand ?
Quand on voit Marins , et après lui Sylla , faire couler à grands
flots le sang des citoyens romains pour établir leur puissance,
peut-on compter pour quelque chose leurs victoires et leurs triom-
phes ?
Au contraire, quand on entend dire à l'empereur Tite cette
parole devenue si célèbre , Mes amis >, voilà une journée que
f ai perdue, parce qu'il n'y avait fait de bien à personne; à un
autre que Ton pressait de signer un arrêt de mort , Je voudrais
ne savoir pas écrire ^; h l'empereur Théodose, après qu'un
jour de Pâques il eut délivé les prisonniers , Flût à Dieu que je
pusse ouvrir aussi les tombeaux pour rendre la vie aux morts !
quand on voit Scipion encore jeune surmonter courageusement
une passion qui dompte presque tous les hommes , et , dans une
autre occasion , faire des leçons de continence et de sagesse à
un jeune prince qui s'était écarté de son devoir; qu'on voit un
tribun du peuple , ennemi déclaré de ce même Scipion, prendre
hautement sa défense contre ceux qui l'accusaient injustement,
* « Omnes, inquit Alexander, jurant f^ita Titif n. 8 )
me Jovis esse filium : sed vulnus hoc ho- 3 (< Veliem nescire litteras. m (Sm. de
minemroeesseclamat. »(SER.^/)f«rbS).) Clem. Hh. 2, cap. 1.)
' « Amiri , diein peididi. » ( Svkt. in
TfiAITB DES ÉTUDES. 319
et qui avaient conspiré sa perte; enfin, quand nous lisons dans
riiistoire quelques actions de libéralité ', de générosité, de dé-
sintéressement , de clémence, d'oubli des injures, est-il en notre
pouvoir de leur refuser notre estime et notre admiration ? et ne
nous sentons-nous pas encore , après tant de siècles , émus et
attendris par le simple récit de ces actions ?
Notre histoire nous fournit une infinité de belles paroles et de
belles actions de nos rois , et de plusieurs grands hommes , les-
quelles font bien connaître en quoi consiste la véritable gran-
deur et la sohde gloire.
Si la bonne foi et la vérité étaient bannies de tout le resie
de la terre », disait Jean P% roi de France , sollicité de violer un
traité ^, elles devraient se retrouver dans le cœur et dans la
bouché des rois.
Ce n'est point, dit Louis XI! 4 à un courtisan qui l'exhortait
à punir quelqu'un dont il avait été mécontent avant que de mon-
ter sur le trône, ce ri est point au roi de France à venger les
injures du duc d'Orléans,
François I*'", après la bataille de Pavie , écrivit ^ à la régente,
sa mère , une lettre qui ne contenait que ce peu de mots : Ma-
dame, tout est perdu, honnis r honneur. C'est là véritablement
écrire et penser en roi , qui , en comparaison de Thonneur, es-
time peu tout le reste.
Au sujet des conditions honteuses^ qu'on exigeait de lui pour
le mettre en liberté, il chargea l'agent de l'empereur de mander
à son maître la résolution où il était de passer plutôt toute sa vie
en prison, que de rien démembrer de ses Ëtats; et d'syouter que,
quand il serait assez lâche pour le faire , il était certain que ses
sujets n'y consentiraient jamais.
Loin de savoir mauvais gré ? à François de JNIontelon , qui ,
seul entre tous les avocats de son temps, avait eu la hardiesse de
^ cr Qais est tam dissimilis homiai , 3 je ne vois pas pourquoi Rollin ap-
qai non moveatur et offensione turpi- pelle ce roi Jean l^*" , puisqu'il n'y a pas
tiiclinis^etcomprobatiuDe houestatis?.... eu deux rois de France de ce nom. Le
An ohliviscamur quantopere in audiendo traité dont il s'agit est celui de Bretigny,
legendoque moveamur, quum pie ,quum conclu lé 8 mai 1360.— «L.
amice, quum magno animo aliquid fac- * Mézeray.
tam coguoscimas? » (Cic. de Fin, lit). 5, ^ Le P. Daniel,
n. 62.) « Id.
^ Mezeray. ' Sainte-Marthe , \w. b de tes Eloges.
320 TBAITE DES ETUDES.
plaider la cause de Charles de Bourbon contre Frauçois l^*" et
Louise de Savoie sa mère , ce roi l'en estima davantage , et le fît
avocat général , puis président à mortier, et enfin garde des
.ceaux.
Comme on reprochait à Henri IV le peu de pouvoir qu'il avait
à la Rochelle , Je fais dans cette ville y dit-il , tout ce que je
veux, e?i n'y faisant que ce que je dois *.
Nos magistrats, en plus d'une occasion , ont montré la vérité
de ce que Cicéron dit dans ses Offices » , qu'il y a une valeur do-
mestique et privée qui n'est pas de moindre prix que la valeur
militaire. Achille de Uarlay, premier président, menacé par les
séditieux d'un prochain et capital supplice (ce sont les termes
de l'auteur ), /c n'ai, dit-il , ni tête ni vie que je préfère à Ca-
mour que je dois à Dieu, au service que je dois au roi, et au
bien que je dois à ma patrie ^. Dans la journée des Barricades
il ne répondit aux injures et aux menaces des principaux auteurs
de la Ligue que par ces paroles si dignes de louange : Mon âme
est à Dieu, mon cœur au roi y et mon corps entre les mains*
de la violence, pour en faire ce qu'elle voudra ^. Quand Bussy-
le-Clerc eut l'audace d'entrer dans la grand'chambre pour y
faire lire la liste de ceux qu'il disait avoir ordre d'arrêter, et qu'il
eut nommé le premier président et dix ou douze autres , tout
le reste de la compagnie se leva , et les suivit généreusement à
la Bastille.
Tout le monde sait que le premier président Mole , dans une
émeute populaire, sans craindre pour sa vie, alla se montrer à
la populace mutinée, et l'arrêta par sa seule présence. C'est de
lui que le cardinal de Retz parle ainsi dans ses mémoires : « Si ce
« n'était pas une espèce de blasphème de dire qu'il y a quelqu'un
u dans notre siècle plus intrépide que le grand Gustave et M. le
ft Prince, je dirais que c'a été Mole, premier président. »
Cette fermeté est moins étonnante dans les magistrats d'un
parlement, dont le caractère propre est une fidélité inviolable à
l'égard des rois et un courage invincible dans les plus grands
dangers. Mais peut-on assez admirer la rare générosité qu'ins-
> Hist. d'Aabigné. n. 18. )
' H Sunt domesticœ fortitûdines non in- ^ Histoire des IVem. Prés,
feriores militaribas. » [De Ofjie. lib. I , ^ Mé^.eray. Le P. Daniel.
TBAIT^ DES ÉTUDES. 221
pira aux bourgeois de Calais Tamour de leur patrie et la vue du
bieo public ? La ville ' , réduite par la famine à la dernière ex-
trémité , demandant à capituler, le roi d'Angleterre , irrité de la
longue résistance qu'elle avait faite, ne lui voulut accorder de
quartier qu'à une seule condition : «Cest, dit-il, qu'ils se partent
a de la ville six des plus notables bourgeois , les chefs tous nus ,
« et tous déchaussés, les hars au col, et les clefs de la ville et du
« chastel en leurs mains ; et de ceux je ferai en ma volonté , et
« le remanant je prendrai à merci. » Quand on eut assemblé la
ville, un des principaux bourgeois, nommé Eu stache de Saint-
Pierre , prit la parole. Il parla avec un courage et une fermeté
qui aurait fait honneur à ces anciens citoyens romains du temps
de la république , et dit qu'il s'offrait à être la première victime
pour le salut du reste du peuple ; et que , plutôt que de voir pé-
rir tous ses compatriotes par le fer et par la faim , il voulait être
un des six qu'on livrerait au roi d'Angleterre. Cinq autres, ani-
més perses discours et par son exemple, se présentèrent avec
lui. On les conduisit dans l'équipage qui avait été prescrit, au
milieu des cris confus et lamentables du peuple. Le roi d'Angle-
terre était près de les faire exécuter ; mais la reine , touchée de
compassion et fondant en larmes , se jeta à genoux aux pieds du
roi, et obtint leur grâce.
Lorsque le grand Condé commandait en Flandre l'armée espa-
gnole et faisait le siège d'une de nos places, un soldat ayant été
maltraité par un officier général , et ayant reçu plusieurs coups
de canne pour quelques paroles peu respectueuses qui lui étaient
échappées , répondit avec un grand sang-froid qu'il saurait bien
l'en faire repentir. Quinze jours après, ce même officier général
charge le colonel de tranchée de lui trouver dans son régiment
nn homme ferme et intrépide pour un coup de main dont il avait
besoin , avec promesse de cent pistoles de récompense. Le soldat
en question, qui passait pour le plus brave du régiment, se
présenta ; et , ayant mené avec lui trente de ses camarades dont
on lui avait laissé le choix, il s'acquitta de sa commission, qui
était des plus hasardeuses > , avec un courage et un bonheur in-
* Le P. Daniel. de faire le logement, si les ennemis foi-
* U s'agissait de s'assurer , avant que saieat des mines sous le glacis. Le soi-
19.
222 TRAITE DES ÉTUDES.
croyables. A son retour, TofEicler général, après favoir beau-
coup loué, lui fit compter les cent pistoles qu'il lui avait promises.
Le soldat sur-le-champ les distribua à ses camarades , disant qu'il
ne servait point pour de Targent ; et demanda seulement que ,
si l'action qu'il venait de faire paraissait mériter quelque récom-
pense, on le fît ofiQcier. Au reste , ajouta-t-il en s'adressant à l'of-
ficier général, qui ne le reconnaissait point, ^'6 suis ce soldat que
vous maltraitâtes si fort il y a quinze jours ; et je vous avais
bien dit que je vous en ferais repentir, L'ofiQcier général , plein
d'admiration et attendri jusqu'aux larmes , l'embrassa , lui fit
des excuses , et le nomma officier le même jour. Le grand Condé
prenait plaisir à rapporter ce fait , comme la plus belle action de
soldat dont il eût jamais ouï parler. Je le tiens d'une personne à
qui M. le Prince , fils du grand Condé, l'a souvent raconté.
Le même coup de canon qui tua M. de Turenne avait emporté
un bras à M. de Saint-Hilaire , lieutenant général de l'artillerie.
Son (ils s'étant mis à pleurer et à crier, Taisez-vous , mon en»
fanty lui dit-il ; et en lui montrant M. de Turenne étendu mort,
voilà celui qu'il faut pleurer.
J'ai parlé ailleurs > d un célèbre Henri de Mesmes , Fun des
plus illustres magistrats de son temps. Le roi (Henri II , si je ne
me trompe) lui ayant offert une place d'avocat général , il prit la
liberté de représenter à Sa Majesté que cette place n'était point
vacante. Elle l'est , répliqua le roi , parce que je suis mécontent
de celui qui la remplit. Pardonnez-moi, sire, répondit Henri
de Mesmes après avoir fait modestement l'apologie de l'accusé;
f aimerais mieux gratter la terre avec mes ongles que d'entrer
dans cette charge par une telle porte. Le roi eut égard à sa re-
montrance, et laissa l'avocat général dans sa place. Celui-ci étant
venu le lendemain pour remercier son bienfaiteur, à peine Henri
de Mesmes put-il souffrir qu'on songeât à lui faire des remer-
cîments pour une action qui était, disait-il, d'un devoir indis-
pensable , et auquel il n'aurait pu manquer sans se déshonorer
lui-même pour toujours.
dat, s'étant jeté à l'entrée de la nuit avait tué dans la mine.
dans le chemin couvert, s'acquitta si > Mémoires manuscrits, que j'ai déjà
bien de sa commission, qu'il rapporta le cités, tome I , page 158.
ciiapeau et l'outil d*un mineur qu'il
TRAITE DES ETUDES. 22S
Un président à mortier * songeait à se démettre de sa charge ,
ins Tespérance de la faire tomber à son fîts. Louis XIV, qui
ait promis à M. le Pelletier , alors contrôleur général , de lui
raner la première qui viendrait à vaquer, lui offrit celle-ci.
. le Pelletier, après avoir fait ses très-humbles remercîments ,
outa que le président qui se démettait avait un fils , et que Sa
ajesté avait toujours été contente de la famille. « On n'a pas
coutume de me parler ainsi , » reprit le roi, surpris d'une telle
Hiduite et d'une telle générosité; « ce sera donc pour la première
occasion. » £Ile ne tarda pas longtemps; et, deux ans après,
[. le président de Coigneux étant mort sans laisser de fils, un
noble désintéressement fut récompensé.
Je le répète encore, quand on lit de telles actions, est-il possi-
le de résister à l'impression qu'elles font sur le cœur.' C'est ce
ri et ce témoignage d'une nature droite * , saine , pure, et non
Qcore altérée par de mauvais exemples et de mauvais princi-
es, qui doit faire la règle de nos jugements, et qui est comme
I base de ce goût de la solide gloire et de la véritable grandeur
ont je parle. Il ne faut que se rendre attentif à cette voix , la
Dnsulter en tout , et s'y conformer.
Je sais bien qu'il faut autre chose que des préceptes et des
œmples pour élever ainsi l'homme au-dessus des passions les
lus vives , et que Dieu seul peut lui inspirer ces sentiments de
^blesse et de grandeur : les païens même nous l'apprennent.
onus vir sine Deo nemo est. An polest aliquis supra for-
nam^ nisl ab illo adjutus, exsurgei^e? lUe dat consUia magni-
neterecta ^, Mais on ne peut trop inculquer ces principes aux
unes gens 4; et il serait à souhaiter qu'ils n'entendissent jamais
rler autren>ent , et que ces préceptes retentissent continuel -
nent à leurs oreilles. Le fruit principal de * l'histoire est de
a. PeUeterii Vita. dire. » (Cic. de Ofjie. lib. 3, n. 6.)
•( Qaae disciplina eo pertinebat , ut ^ k Omnium tionestarum rerum te*
Mra , et intégra , et nullis pravitati- mina animi gerunt , quœ admonitioue
detorta uniuscnjasque natura , toto excitantur : non aliter quam scintilla
impectorearriperet artes honestas. » flatu levi adjuta ignem suum explicat. m
%log. de Oratoribus, cap. 28.) (Sei*. Epist. 94).
Sen. Epist. 4|. k Uaec est sapientia, in naturam con-
<t Cdtaducere arbitrer talibus aures verti,et eoreatitni, unde publicus error
t Tocihus undique circumsonare ,nec expulertt. » (Id. ibid.)
, si fieripusset, quldquam aliudau'
324 TBAITB DBS ÉTUDES.
conserver et de fortifier en eux ces sentiments de probité et de
droiture que nous apportons en naissant; ou, lorsqu'ils s'en
sont déjà écartés, de les y ramener peu à peu, et de rallumer
en eux ces précieuses étincelles par de fréquents exemples de
vertu. Un maître habile dans Fart de manier les esprits» (et c'est
là sa grande science) profite de tout pour inspirer à ses disciples
des principes d'honneur et d'équité, et pour faire naître en eux
une sincère estime de la vertu et une grande horreur du vicef.
Comme ils sont dans un âge tendre et docile >, et que la corrup-
tion n'a pas encore jeté en eux de profondes racines, la vérité se
saisit alors facilement de leur esprit, et s'y établit sans peine,
pour peu que du côté du maître elle soit aidée par de sages ré-
flexions et des avis donnés à propos.
Quand , à cliaque point d'histoire qu'on leur lit, ou du moins
dans ceux qui sont plus importants , et qui portent avec eux quel-
que vive lumière , on leur demande à eux-mêmes ce qu'ils en
pensent, ce qu'ils y trouvent de beau , de grand , de louable , ce
qui leur y paraît , au contraire , digne de blâme et de mépris ,
il est rare que les jeunes gens ne répondent d'une manière sen-
sée et raisonnable, et qu'ils ne jugent de chaque chose très-sai-
nement et très-équitablement. C'est cette réponse , c'est ce juge-
ment qui est en eux , ainsi que je l'ai déjà dit, le cri de la na-
ture et comme la voix de la droite raison , qui ne peut leur être
suspect parce qu'il n'est point suggéré, et qui devient pour eux
la règle du bon goût par rapport à la solide gloire et à la vérita-
ble grandeur. Quand ils voient un Régulus aller se présenter aux
plus cruels tourments plutôt que de manquer à sa parole , un
Cyrus et un Scipion faire profession publique de continence et
de sagesse ; tous ces anciens Romains , si illustres et si générale-
ment estimés, mener une vie pauvre, frugale, sobre ; et que d'un
aâtre côté ils voient des actions de perfidie, de débauche, de
dissolution, d'une basse et sordide avarice, dans des personnes
I « Civitati.s rectorem decet... verbis, ^ « FaciUime tenera coAciUaator in-
et his molliuribus , curare ingénia, ut geuiaad honeatirectiqae amorem.Adhnc
faclenda suadeat, cupiditatemque bo- dociiibus , levlterque corraptls. injiclt
nesti et {pqui conciliet animis, faciatqne manum veritas, si adTOcatum Idoneam
vitiorum odium, pretium virtutum. » nacta est. » (Id. £/)i4<. lOS.'^
(|d. de Ira, ilb. I , cap. 5.)
Tfi41TB DES ETUDES. 225
grandes et considérables selon le siècle, ils n'hésitent pas un
moment en faveur de qui ils doivent se déclarer.
Sénèque disait', en parlant d'un de ses maîtres, que, lors*
qu'il l'entendait parler des avantages de la pauvreté, de la chas-
teté , d'une vie sobre , d'une conscience pure et irréprochable ,
il sortait de ses leçons plein d'amour pour la vertu et d'horreur
pour le vice. C'est l'effet que doit produire l'histoire, quand
elle est bien enseignée.
Il ne s'agit donc que de rendre les jeunes gens attentifs aux
excellentes leçons que nous donne le paganisme même », qui ne
compte pour rien tout ce qui est hors de l'homme , et ce qui lui
sert comme de cortège , richesses , dignités , magnificence , et
qui, dans l'homme mêine^, n'estime et n'admire que les qualités
du cœur, c'est-à-dire la probité et la vertu , dont l'éclat est tel ^ ,
qu'elle honore, ennoblit et relève tout ce qui l'approche et l'en-
vironne , la pauvreté même , la misère , l'exil , la prison , les
tourments. Elle seule donne le prix à tout; elle seule est la source
de la solide gloire et de la véritable grandeur. Selon le paga-
nisme, un prince n'est grand ^ qu'autant qu'il est bienfaisant et
libéral ; il ne doit se- croire puissant que pour faire du bien , et
faire marcher, à l'imitation des dieux , la qualité de très-bon
avant celle de très-grand : Jupiter Oplimus Maximus. 11 doit
préférer aux titres fastueux de vainqueur, de triomphateur, de
foudre de guerre, de conquérant, titres pour l'ordinaire si funestes
aux peuples, le doux nom de père de la patrie ^, qui le fait sou-
' n Ego certe, qaum Attalum audi- est. » (Id. de Const. Sap. cap. 6.)
rem , in vitia , in errnres , in mala vitae * a Qaidquid attigit virlus , in simili-
perorantem , seepe misertus sum generis tadinem sui adducit et tingit : actiones ,
humani... Quam vero commendare amicitias , interdam domos totas , quas
paupertatem cœperat. . . . sspe ezire e intravitdisposaitque, condecorat : quid-
ecbola pauperi libnit. Quam cœperat quid tractavit , id amabile , conspicaum ,
voiuptates nostras tradacere , laudare mirabiie facit. m (Id. £p<5t. 66.)
castnm corpus, sobriam mensam, pu- ^ « Proximum diislocumtenet, qqise
ram mentem , non taatum ab illicitis ex deorum natura gerit, beneficus, ac
voluptatibus , sed etiam sapervacuis , li- largua , et in melias potens . Haec affec<
bebat circumscribere gulam et ven- tare y haec imitari decet : maximum ita
trem. » (Ssn. Epist. 108.) haberi, ut optimos simnlhabeare. u (Id.
^ « Quidquid est boc qaod circa nos de Clem. lib. 1 , cap. 19.)
ex adventitio fulget, honores, opes/ ^ >< .Caetera cognomina honori data
ampla atria.... alieni commodatique ap- snnt. . . Patr<>m quidem patrise appelia-
paratos sunt. » (Id. ConsoL ad Marc, mus, ut sciret datam sibi potestatem
cap. ^0^) patriam, quœ est temperatiasima , li-
■^ tt Nec quidquam snum, nisi se, beris consulens, snaque post illos repo-
patet esse, ea quoque parte qua melior nens. » (Id. dé Ciem. lib i , eap. 14.)
r26 . TJiAITÉ DES ÉTUDES.
venir qu'il est le protecteur et le père de ses sujets, et que sa
plus solide gloire , aussi bien que son devoir le plus essentiel,
est de travailler à les rendre heureux.
11 semble qu'on ne peut rien ajouter a ces nobles idées que les
païens nous donnent de la grandeur et de la puissance humaine,
ni aux exemples de vertu que j'ai cités jusqu'ici en si grand nom-
bre. Mais écoutons un sage élevé dans Técole non de Socrate et
de Platon, mais de Jésus-Christ: c'est saint Augustin^ qui,
après avoir tracé le portrait d'un grand prince, nous apprend, par
un seul trait qu'il ajoute aux tableaux des anciens, en quoi
consiste la solide gloire, et combien le christianisme enchérit
sur les vertus païennes , dont la vanité et l'orgueil étaient l'âme
et le principe.
« Nous n'appelons pas grands et heureux les princes chré-
« tiens, dit ce Père ' en parlant des empereurs, pour avoir régné
« longtemps, ou pour être morts en paix en laissant leurs enfants
« successeurs de leur couronne , ou pour avoir vaincu les ennemis
« de l'état, ou pour avoir réprimé les séditieux; avantages qui
« leur sont communs avec les princes adorateurs des démons. Mais
« nous les appelons grands et heureux quand ils font régner la
« justice; quand, au milieu des louanges qu'on leur donne ou
« des respects qu'on leur rend, ils ne s'enorgueillissent point,
« mais se souviennent qu'ils sont hommes; quand ils soumettent
i( leur puissance à la puissance souveraine du maître des rois , et
« qu'ils la font servir à faire fleurir son culte ; quand ils craignent
« Dieu , qu'ils l'aiment et qu'ils l'adorent ; quand ils préfèrent
« à leur royaume celui où ils ne craignent point d'avoir de ri-
« vaux ni d'ennemis ; quand ils sont lents à punir et prompts à
N pardonner ; quand ils ne punissent que pour le bien de l'État ,
« et non pour satisfaire leur vengeance , et qu'ils ne pardonnent
« que parce qu'ils espèrent qu'on se corrigera , et non pour don-
« ner l'impunité aux crimes; quand, étant obligés d'user de
a sévérité, ils la tempèrent par quelque action de douceur et
a de clémence ; quand ils sont d'autant plus retenus dans leurs
« plaisirs, qu'ils auraient plus de liberté de s'y livrer ; quand ils
« aiment mieux commander à leurs passions qu'à tous les peu-
■ s. Augustin. deCifit. Dei, lib. 6, c. 25.
TBAITE DES ÉTUDES. 227
« pies du monde ; et quand ils font toutes ces choses , non pour
t la vaine gloire , mais pour famour de la/éHcité éternelle, »
Le paganisme ne pouvait pas inspirer des sentiments si nobles ,
et en même temps si épurés de tout amour- propre et de toute
vaine gloire: Hxcomnia/aciunt, nonpropter ardorem inanis
ghrix , sed propter carltaiem Jelicitatis œternœ. 11 n'y avait
que l'école de Jésus-Christ capable de porter Thomme à un si haut
degré de perfection, que de s'oublier totalement lui-même au
milieu des plus grandes actions, pour ne les rapporter qu'à Dieu
seul : en quoi consiste toute sa grandeur et toute sa gloire ; car ,
tant que l'homme demeure concentré en lui-même, il a beau faire
des efforts pour paraître grand et pour s'élever, il demeure tou-
jours ce qu'il est, c'ést-à-dire bassesse et néant; et ce n'est qu'en
s'unissant à celui qui est l'unique source de toute gloire et de
toute grandeur, qu'il peut véritablement devenir grand et élevé.
Voilà ce qui a produit cette multitude innombrable de héros
chrétiens de toute condition, de tout sexe, de tout âge. On a vu
ce qu'il y avait de plus éclatant dans le siècle venir déposer au
, pied delà croix de JésusChrist richesses, grandeur, magnifi-
cence , dignités , science , éloquence , réputation , et compter tous
ces sacrifices pour rien. Un saint Paulin, l'honneur de notre
France et la gloire de son siècle, pendant que tout l'univers était
dans l'admiration de l'abandon généreux qu'il venait de faire aux
pauvres des biens immenses qu'il possédait en différentes pro-
vinces, croyait n'avoir encore rien fait, et se comparait à un
athlète qui se prépare au combat , ou à un homme qui doit pas-
ser à la nage une rivière , et qui ne sont pas l'un et l'autre fort
avancés pour avoir quitté leurs habits.
Que dirai-je de cette foule de dames illustres , dont quelques-
unes comptaient parmi leurs aïeux les Scipions et les Gracques ,
sainte Paule, sainte Olympiade, sainte Marcelle , sainte Mélanie,
qui firent tant d'honneur à l' Évangile en foulant aux pieds le
faste et les délices du siècle? Quelle grandeur d'âme dans cette
parole de sainte Marcelle , qui avait abandonné tous ses biens
aux pauvres, et qui, voyant Rome prise et saccagée par les
Goths, remercia Dieu de ce qu'il avait mis ses biens en sûreté,
et de ce que le désastre de la ville l'avait trouvée et non rendue
228 TRAITÉ DES ÉTUDES.
pnQYre \ quod paupe7*em illam nonfecisset captivitas^ sed in^
venisset^.
Jamais triomphe égala-t-il celui que remporta riiumilité chré-
tienne dans la personne de sainte Méianie Taïeule, lorsqu'elle
alla à INole visiter saint PauHn? C'est ce saint même qui nous en
a laissé une éloquente description. Toute sa famille , c'est-à-dire
ce qu'il y avait alors de plus grand et de plus qualifié dans
Rome, étant allée au-devant d'elle, voulut par honneur rac-
compagner dans ce voyage avec toute la pompe ordinaire aux
personnes de cette naissance. La voie Appia était couverte de
chars dorés et magnifiques , de chevaux superbement enhama-
chés, d'un grand nombre de chariots de toute espèce. Au milieu
de ce fastueux appareil marchait une dame vénérable par son
âge , et encore plus par son air grave et modeste , montée sur
un petit cheval fort maigre, et vêtue d'un simple habit de serge.
Cependant tous les yeux étaient tournés et attachés sur l'humble
Méianie. Personne n'était attentif à l'or, à la soie, à la pourpre,
qui brillaient de toutes parts : l'étoffe grossière effaçait tout ce
vain éclat. On voyait dans les enfants ce que la mère avait quitté
et foulé aux pieds, pour en faire un sacrifice à Jésus-Christ.
Les grands seigneurs , les dames , qui formaient ce pompeux
cortège , loin de rougir de l'état vil et abject où paraissait la
sainte veuve, se faisaient honneur d'approcher d'elle et de tou-
cher à ses habits, croyant par cet humble et respectueux abaisse-
ment expier l'orgueil de leur riche et superbe magnificence. C'est
ainsi que dans cette occasion le faste de la grandeur romaine
rendit hommage à la pauvreté évangélique.
Quelques traits de la sorte , mêlés de temps en temps avec les
histoires profanes, corrigent oii rectifient ce qui s'y trouve de
défectueux , suppléent à ce qui peut y manquer du côté du motif
et de l'intention , et donnent aux jeunes gens une idée parfaite
delà véritable et solide grandeur. Car, en leur rapportant les belles
actions et les louables sentiments des païens, comme nous avons
fait ici, il faut avoir soin de les faire souvenir, de temps en temps ,
de ce principe que saint Augustin répète si souvent, que, sans la
' s. Hieron. lib. 3, epist. ad Principiam.
TBAITi DES ETUDES. 329
vraie piété S c*est-a-dire sans la connaissance et Tamour du vrai
Dieu, il ne peut y avoir de véritable vertu, et qu'eHe n'est point
telle quand elle a pour motif la gloire humaine. Il est vrai,
ajoute-t-il , que ces vertus, quoique fausses et imparfaites, ne
laissent pas de mettre ceux qui les ont beaucoup plus en état de
rendre service au public, que s'ils ne les avaient pas. Et c'est en
ce sens qu'on peut dire qu'il serait quelquefois à souhaiter que
ceux qui gouvernent fussent de bons païens , de bons Romains ,
et qu'ils agissent selon ces grands principes qui étaient Tâme de
leur conduite. Mais le souverain bonheur d'un État s c'est que
Dieu mette en place des personnes qui joignent à ces grandes qua-
lités qu'on admire dans les anciens une véritable et solide piété.
SECONDE PARTIE.
DE L'HISTOIRE SAINTE.
Je réduirai à deux chefîs ce que j'ai à dire sur l'étude de l'his-
toire sainte. D'abord je poserai les principes qui me paraissent
nécessaires pour profiter, comme on le doit , de cette étude. J'en
ferai ensuite l'application à quelques exemples.
CHAPITRE PREMIER.
»,
PRINCIPES NECESSÀIBES POUR L INTELLIGENCE DE
»
LHISTOIRE SAINTE.
Avant que de marquer les observations qu'on doit faire en
étudiant l'histoire sainte, ou en l'enseignant aux autres, je
* (( Onin illod constet inter omnes ve- ' « llli autem , qui vei-a pietate praediti
raeiter pios , neminem sine vera pietate , bene vivunt, si babent scientîam re*
idest.Tcri Dei vero culta , Tcram posse gendi popalos, nihil est felicias rebas
habere Tirtotem, nec cam Teram esse, humanis, quam si Deo miserante ba-
qaando gloriae servit bomanae. » (S. béant potestatem. » (Id. ibid.)
Adg. de Civt. Del , lib. 6 , cap. 19. )
20
230 TBA.ITB DES ÉTUDES.
crois qu*il est à propos de commeucer par en donner ici une
idée générale, qui en fasse sentir le caractère propre, et qui aide
à faire connaître en quoi cette histoire est différente des autres.
ARTICLE PREMIER.
Caractères propres et particuliers à l'histoire sainte.
Il n en est pas de Thistoire sainte comme de toutes les autres.
Celles-ci ne renferment que des faits humains et des événements
temporels , souvent pleins dUncertitude et de contrariété. Mais
celle-là est l'histoire de Dieu même, de l'Être souverain : l'his-
toire de sa toute- puissance , de sa sagesse infinie, de sa provi-
dence, qui s'étend à tout; de sa sainteté , de sa justice, de sa mi-
séricorde et de ses autres attributs, montrés sous mille formes,
et rendus sensibles par une infinité d'effets éclatants. Le livre
qui renferme toutes ces merveilles est le plus ancien livre du
monde, et Tunique, avant la venue du Messie, où Dieu nous
ait fait connaître, d'une manière également claire et certaine,
ce qu'il est, ce que nous sommes , et à quoi il nous a destinés.
Les autres histoires nous laissent dans une profonde ignorance
de tous ces points importants. Loin de nous donner une idée
nette et précise de la Divinité , elles l'obscurcissent , la dégra*
dent, la défigurent par mille fables et mille rêveries, toutes
plus absurdes les unes que les autres. Elles ne nous font con-
naître ni ce qu'est ce monde que nous habitons, s'il a commencé,
par qui et pourquoi il a été créé, comment il se soutient et se con-
serve, et s'il doit toujours subsister; ni ce que nous sommes
nous-mêmes , quelle est notre origine, notre nature , notre des-^
tination , notre fin.
L'histoire sainte commence par nous révéler clairement, en
trois mots, les plus grandes et les plus importantes vérités :
quil y a un Dieu; qu'il est avant tout, et par conséquent
éternel ; que le monde est son ouvrage , qu'il l'a formé de rien
par sa seule parole , qu'ainsi il est tout-puissant : Au commen-
cement Dieu a créé le ciel et la terre '.
Elle nous représente ensuite l'homme , pour qui ce monde a
' Gen. c. I , ▼. I.
TBAITB DES 5T0DES. 331
été formé , sortant des mains de son Créateur et composé d'un
corps et d'une âme : d'un corps fait d'un peu de poussière ,
preuve de sa faiblesse ; d'une âme , qui est le souffle de Dieu , et
par conséquent distinguée du corps, spirituelle, intelligente,
et , par le fond même de sa nature et de sa constitution , incor**
ruptible et immortelle.
Elle nous dépeint l'état heureux dans lequel l'homme a été
créé juste , innocent , et destiné à un bonheur sans tin s'il eût
persévéré dans sa j ustice et dans son innocence ; sa triste chute par
le péché , source funeste de tous ses maux , et de la double mort
à laquelle il fut condamné avec toute sa postérité ; enûn sa ré-
paration future par un médiateur tout-puissant, qu'elle lui
promet et lui fait envisager dès lors pour sa consolation , mais
dans l'éloignement d'un avenir très-reculé, et dont elle lui peint
dans la suite tous les traits et tous les caractères, mais sous les
sombres couleurs des figures et des symboles, qui sont comme
autant de voiles qui servent en même temps à le montrer et à
le cacher.
Elle nous apprend que, dans cette réparation du genre humain,
la grande œuvre de Dieu , à laquelle tout se rapporte et tout se
termine , est de se former un royaume digne de lui , un royaume
qui seul subsistera pendant toute l'éternité, et auquel tous les
autres feront place ; dont Jésus-Christ sera le fondateur et le roi,
selon Tauguste prophétie de Daniel s qui , après avoir vu en es-
prit ,. sous différents symboles , la succession et la ruine de tous
les grands empires du monde , voit enfin le Fils de l'homme
s'avancer jusqu'à l'Ancien des jours , usque ad Antiquum die-
rum ; noble et grande expression pour marquer l'Éternel : et il
ajoute aussitôt que Dieu lui donna la puissance, t honneur et
le royaume ; que toutes les tribus elles langues le serviront;
que sa puissance est une puissance éternelle qui ne lui sera
point ôt^e, et que son royaume ne sera Jamais défruit.
Ce royaume est l'Église , qui commence et se forme sur la
terre, et qui sera un jour transportée dans le ciel, lieu de son
origine et de sa demeure éternelle. Et alors viendra la fin et la
consommation de toutes choses », c'est-à-dire de ce monde vi-
* Dùû. 7, I, 14. M Cor. -25, 24.
232 TUÂITÉ DES ÉTUDES.
sible , qui ne subsiste que pour l'autre, lorsque Jéstis-Christ,
après avoir détruit tout empire, toute domination et toute
puissance, aura remis son royaume, c'est-à-dire Fheureuse et
saJDte société des élus^ à Dieu son père.
C'est cette lieureuse société des justes, et celui qui a bien
voulu en être le clief , le sanctificateur , le père et Fépoux, qui
sont le grand objet et le dernier terme de tous les desseins de
Dieu. Dès le commencement du monde , et avant même que
le péché en eût perverti l'ordre , il a eu l'un et l'autre en vue. Saint
Paul nous déclare , en termes précis , que le premier Adam était
la figure du second , qui est forma futuri ' ; et il nous insinue
qu'Eve , tirée du côté d'Adam pendant son sommeil mystérieux ,
était une image naturelle de l'Église , sortie du côté de Jésus-
Christ endormi sur la croix pour nous y enfanter.
Dès ces premiers temps on voit Dieu , toujours attentif à son
œuvre, préparer de loin la formation de l'Église chrétienne , et
en jeter les fondements, en révélant à l'homme les mystères
dont la connaissance a toujours été nécessaire au salut; en lui
renouvelant souvent la promesse du Libérateur; en lui mar-
quant la nécessité de la foi au Médiateur , pour obtenir la vraie
justice; en lui enseignant l'essence de la religion et l'esprit du
vrai culte; en transmettant de siècle en siècle, sans altéra-
tion, ces dogmes capitaux par la longue durée de la vie des pre-
miers patriarches , remplis de foi et de sainteté ; en prenant soin ,
parle moyen de l'arche, de sauver du naufrage de l'univers ces
vérités essentielles ; et enGn en se formant dès les premiers temps
une société de justes, plus ou moins nombreuse et visible, et
la conservant par une succession nori interrompue.
Mais, dans le temps que la terre commence à être inondée
de nouveau d'un déluge d'erreurs et de crimes , plus pernicieux
que le déluge des eaux dont elle venait de sortir, Dieu , pour met-
tre en sûreté les vérités salutaires qui commençaient à s'obscur-
cir et à s'éteindre dans toutes les nations , en confie le dépôt à
une famille qu'il consacre entièrement à la religion. Il s'en forme
un peuple particulier, renfermé dans l'enceinte d'un certain pays
qu'il lui avait préparé depuis longtemps ; séparé de toutes les
' Rom. 5 , H. £ph. 5, 25, etc.
TBAITE DRS ETUDES. 233
autres nations par ses lois et par ses usages; conduit et gouverué
d'une manière toute singulière ; montré comme en spectacle à
tout l'univers par les merveilles sans nombre qu'il y a opérées ,
soit pour l'établir dans la terre qu'il lui avait promise , soit pour
l'y maintenir ou pour l'y rappeler. Il ne se contente pas de le
conduire, comme les autres peuples, par une providence géné-
rale et commune; il s'en rend lui-même le chef, le législateur, le
roi. Et il veut que ce peuple , par sa sortie de l'Egypte , par son
séjour dans le désert , par son entrée dans la terre promise , par
ses guerres et ses conquêtes , par sa longue captivité à Babylone ,
par son retour dans sa patrie, en un mot par tous ses divers
états et changements , soit une figure de ce qui devait arriver à
l'Église; et que l'attente du Messie, promis aux patriarches, figuré
par les cérémonies et par les sacrifices de la loi , prédit par les
prophètes, soit le caractère propre et spécial de ce peuple , qui
le distingue de toutes les autres nations.
Voilà ce que l'Écriture sainte nous apprend, et ce qu'elle
seule peut nous découvrir, parce qu'elle seule est dépositaire
des révélations divines et de la manifestation des décrets de Dieu ,
cachés dans son sein de toute éternité jusqu'au moment où il lui
a plu de les produire au jour. Est-il un objet plus grand , plus inté-
ressant , plus digne de l'attention de l'homme , qu'une histoire
où Dieu a daigné tracer lui-même, de sa propre main , le plan
de notre destinée éternelle ?
Pour affermir la certitude de la révélation, et pour étabh'r la
religion sur des fondements inébranlables , Dieu a voulu lui don-
ner deux sortes de preuves , qui fussent en même temps à la por-
tée des plus simples, et supérieures à toutes les subtilités des
incrédules; qui portassent visiblement le caractère de la toute-
puissance; et que ni tous les efforts des hommes , ni les prestiges
des démons , ne pussent imiter.
Ces deux sortes de preuves consistent dans les miracles et dans
les prophéties.
Les miracles sont frappants, publics, notoires, exposés aux
yeux de tous, multipliés en une infinité de manières ; longtemps
prédits et attendus ; persévérants pendant une longue suite de
jours, et même d'années. Ce sont des faits éclatants , des événe-
20.
234 TRAITÉ DES ÉTUDES.
ments mémorables, que les plus grossiers ne peuvent ignorer;
dont des peuples entiers non-seulement sont spectateurs et té-
moins , mais dont ils sont eux-mêmes la matière et l'objet , dont
ils recueillent les fruits et sentent les effets, et qui rendent leur
sort heureux ou malheureux. La famille de Noé ne pouvait
oublier la ruine du monde entier, causée par le déluge après des
menaces continuées pendant un siècle , ni la manière merveil-
leuse dont elle en avait été seule préservée dans Tarche. Le feu
descendu du ciel sur les villes criminelles ; tout le royaume
d'Egypte puni , à diverses reprises, par dix plaies accablantes;
la mer ouverte pour donner passage aux Hébreux , et refermée
pour submerger Pharaon avec toute son armée ; le peuple dis-
raël , pendant quarante ans , nourri de la manne , abreuvé par
des torrents tirés des rochers , couvert par une nuée contre l'ar-
deur du jour, et éclairé par une colonne de feu pendant la nuit ;
les habits et les souliers conservés entiers sans être usés pendant
un si long voyage ; le cours du Jourdain suspendu ; le soleil
arrêté dans sa course pour assurer la victoire ; une armée de
guêpes marchant devant le peuple de Dieu pour chasser les
Chananéens de Ipurs ferres ; les nuées plusieurs fols converties
en une grêle de pierres pour écraser les ennemis ; les nations
liguées contre Israël , dissipées par une vaine terreur, ou exter-i
minées par un carnage mutuel en tournant leurs armes les une^
contre les autres ; cent quatre-vingt-cinq mille hommes fou-,
droyés dans une nuit sous les remparts de Jérusalem : tous ce^
prodiges-, et mille autres de cette nature , dont plusieurs étaient
attestés par des fêtes solennelles établies à dessein d'en perpé-»
tuer la mémoire , et par des cantiques sacrés qui étaient dans la
bouche de tous les Israélites , ne pouvaient être ignorés par les
plus stupides , ni révoqués en doute par les plus incrédules.
Il en est de même des prophéties. On est frappé d'étonnement,
et l'on regarde comme le dernier effort de l'esprit humain , qu'un
historien ' célèbre ait pu par la force de son génie , par la supé-
riorité de ses lumières , et par sa profonde connaissance du ca-
ractère des hommes et des peuples, entrevoir et démêler dans
les ténèbres de l'avenir un changement considérable qui devait
» Polybe.
TRAITE DES ETUDES. 235
arriver dans la république romaine. Et certainement une telle
prévoyance est bien digne d'admiration , et il n'y a personne ,
pour peu de goût et de curiosité qu'il ait , qui ne soit bien aise
d'examiner par lui-même s'il est vrai que cet historien ait de-
viné aassi juste qu'on le dit.
L'histoire sainte nous présente bien d'autres merveilles. On
y voit une foule d'hommes inspirés, qui ne parlent pas en dou-
tant, en hésitant , en conjecturant, mais qui d'un ton afBrmatif
déclarent hautement et en public que tels et tels événements
arriveront certainement dans le temps , dans le lieu , et avec
toutes les circonstances que ces prophètes le marquent. Mais
quels événements! Les plus détaillés, les plus personnels, les
plus intéressants pour la nation , et en même temps les plus éloi-
gnés de toute vraisemblance. Sous les règnes florissants d'Ozias
et de Joatham, où l'État était dans la paix, dans l'abondance,
et où le luxe des tables , des bâtiments , des ameublements, était
porté à l'excès, quelle apparence y avait-il à l'affreuse disette
et à la honteuse captivité dont Tsaïe ' menaçait alors les dames
les plus qualifiées , et aux malheurs extrêmes qui arrivèrent
effectivement sous le règne suivant ?
Lorsque, quelque temps après, Jérusalem, bloquée parla
nombreuse armée deSennachérib, était réduite à la dernière
extrémité , sans troupes, sans vivres , sans aucune espérance de
secours humain , surtout depuis que l'armée des Égyptiens eut
été taillée en pièces , ce qu'lsaïe prédisait était-il croyable, que
~]a ville ne serait point prise, qu'elle ne serait pas même assiégée
dans les formes, que Fennemi ne lancerait pas contre elle un
seul trait , et que bientôt cette armée si formidable serait exter-
minée tout d'un coup, et sans le concours d'aucun homme, et
son roi mis en fuite ?
La destruction entière du roynumedes dix tribus, l'enlèvement
de celle de Juda à Babylone après la prise et la ruine de Jérusa-
lem ,1e terme précis de soixante et dix ans marqué pour la durée ^
de sa captivité, son retour glorieux dans sa patrie, son libérateur
désigné et appelé par son nom plus de deux cents ans avant sa
naissance; la manière surprenante, et inouïe jusqu'alors, dont
« Is. c. 3, V. 10, 26, etc.
236 TUAITS DES ÉTUDES.
cet illustre conquérant devait prendre Babyione : tout cela était-
il du ressort de la prévoyance humaine ? et y voyait-on quelque
apparence quand les prophètes le prédisaient ?
Ces prédictions néanmoins, quelque éclatantes qu'elles fus-
sent , ne servaient que de voile ou de préparation à d'autres in-
finiment plus importantes, auxquelles l'accomplissement des
premières devait donner un degré d'autorité et de crédit qui fût
au-dessus de tout ce que Tesprit humain peut imaginer et sou-
haiter de plus fort pour établir une pleine conviction et une
croyance inébranlable. On sent bien que je veux parler des pré-
dictions qui regardent le Messie et rétablissement de l'Église
chrétienne. Elles sont d'une évidence et descendent dans un dé-
tail qui passent toute admiration. Non-seulement les prophètes
ont marqué le temps , le lieu, la manière de la naissance du Mes-
sie , les principales actions de sa vie , les effets de sa prédication;
mais ils ont vu et prédit les circonstances les plus particulières
de sa mort et de sa résurrection , et les ont rapportées presque
avec autant d'exactitude que les évangélistes mêmes , qui en
avaient été les témoins oculaires.
Mais que dire de ces grands événements qui font la destinée
du genre humain, qui embrassent toute l'étendue des siècles,
et qui vont enûn se perdre heureusement dans l'éternité, qui
était leur terme et leur but? l'établissement de l'Église sur la
terre par la prédication de douze pécheurs ; la réprobation du
corps entier de la nation juive ; la vocation des gentils substi-
tués à la place d'un peuple autrefois si chéri et si privilégié ; la
ruine de l'idolâtrie dans tout l'univers ; la dispersion des Juifs
dans toutes les parties de la terre, pour y servir de témoins à
la vérité des livres saints et à l'accomplissement des prophéties ;
leur retour futur à la foi de Jésus-Christ , qui sera la ressource
et la consolation de l'Église dans les derniers temps ; enfin cette
Église, après bien des combats et des dangers, transportée de
4a terre dans le ciel pour y jouir d'une félicité et d'une paix éter-
nelle ! Voilà de quoi nous entretiennent les prophètes , voilà
pourquoi les livres saints ont été écrits.
Je demande , en premier lieu , si ce n*est pas manquer à la par-
tie la plus essentielle de l'éducation de la jeunesse, que de lui lais-
TRAITÉ DES ÉTUDES. 237
ser ignorer une histoire si respectable et si intéressante par son
antiquité, par son autorité, par la grandeur et la variété des faits,
et surtout par l'union intime qu'elle a avec notre sainte religion,
dont elle est le fondemeut, dont elle renferme toutes les preuves,
dont elle nous marque tous les devoirs , et pour laquelle elle est
si propre à nous inspirer, dès Tâge le plus tendre, un respect
infini , capable de servir, dans la suite , de frein et de barrière
contre la licence audacieuse de l'incrédulité , qui prend tous les
jours de nouveaux accroissements, et qui nous menace de la
perte entière de la foi.
• Je demande , en second lieu, si c'est étudier et enseigner l'his-
toire sainte comme on le doit, que d'en rapporter les faits simple-
ment comme des faits historiques ; de ne les proposer aux jeunes
gens quecomme<des objets de leur curiosité ou de leur admi-
ration, sans les leur montrer comme les appuis les plus fermes
de leur croyance , comme les titres domestiques de leur véritable
noblesse , comme les gages certains de leur grandeur future ;
sans leur apprendre h comparer ces événements miraculeux et
prophétiques avec les prodiges et les oracles les plus vantés du
paganisme , et sans leur faire sentir combien ceux sur lesquels
toute la religion des Romains, par exemple, était fondée, et
qae Cicéron ', dans de certains livres , a fait valoir avec toute son
éloquence, quoique dans d'autres il les détruise absolument ;
combien , dis-je , ces prodiges et ces oracles sont vains et frivoles,
et combien , quand on les lui passerait tous pour vrais , ils
sont éloignés de la certitude , de la majesté et de la multitude
de ceux que l'histoire sainte nous présente à chaque page.
Je demande enfln si c'est rendre à Thistoire sainte, dictée par
le Saint-Esprit même, le respect qui lui est dû , que d'en exami-
ner seulement la lettre, sans pénétrer plus avant pour en dé-
couvrir l'esprit et la véritable signification , surtout après la
vi?e lumière que les écrits des évangélistes et des apôtres, et,
après eux, la tradition constante et suivie des Pères , ont ré-
pandue sur cette matière. Nous lisons très-souvent dans l'Évan-
gile que les actions qui y sont rapportées étaient l'accomplisse-
ment des figures et des prophéties de l'Ancien Testament ; et
> J>e Nat Deor. lib. 1 : de Divinat. lib. 2.
238 TRAITÉ DES ÉTUDES.
Jésus-Christ lui-même nous assure que c'est de lui principale-
ment que Moïse a écrit : Si crederetis Moysi, crederetis forsitan
et mihi; de me enim ille scripsit^. Saint Paul > nous dit en
termes clairs et précis que Jésus-Christ était la fin de la loi , et
que ce qui arrivait aux Juifs leur arrivait en figure. Saint Au-
gustin, qui n'est en cela que Finterprète et le canal de la tradi-
tion de r Église , nous déclare , en parlant des saints de l'Ancien
Testament, que non-seulement leurs paroles, mais leur vie,
leurs mariages , leurs enfants , leurs actions , étaient une fi-
gure et une prédiction de ce qui devait arriver longtemps après
dans l'Église chrétienne : Horum sanctorum yquiprxcesserunt
tempore nativitatem Domini, non solum sermoy sed etiam vUa,
et conjugitty etJUii, etfacta, prophetia fuit hujus temporis,
quoper fidem passionis Christ i ex gentibus congregatur Ec-
clesia ^; et que le peuple hébreu , dans son tout , a été comme
un grand prophète de celui qui seul mérite d'être appelé grand :
totumque iliud regnum gcntis Hebrœorum , magnum quem-
dam , quia et magni cujusdam , fuisse prophetam 4. D'où il
conclut qu'on doit chercher dans les actions de ce peuple une
prophétie de Jésus-Christ et de l'Église : In iisqux in illis, vel
de illis divinitus fiebant, prophetia venturi Christi et Ecclesix
perscrutanda est.
Dans ce qui est dit, par exemple, d'Abraham ^, qu'il chassa de
sa maison Agar, qui était sa femme légitime, quoique d'un se-
cond rang et esclave , avec Ismaël son fils , sans leur donner
autre chose pour leur subsistance qu'un peu de pain et d'eau;
un homme de bon esprit et de bon sens peut-il comprendre que
ce patriarche, si libéral et si plein d'immanité à l'égard des
étrangers , ait traité avec une telle dureté sa femme «t son fils , si
cette dureté ne e^che quelque mystère?
Quand la tradition ne nous découvrirait pas ce que signifie l'ac-
tion du même patriarche prêt à immoler Isaac, la raison seule,
j'entends dans un homme éclairé de la foi , ne suffîrait-elle pas
pour nous y faire reconnaître la charité du Père éternel , qui a
' Joann. 5, 46. c. 19.
3 Rom. IX), 4 ; I Cor. 10, II. * Lib. 22« cont. Faast. cap. S4. *
2 s. An^st. de cafechuamd. fiûdib ^ G«n. 21.
TBAITK DES ETUDES. 239
aimé les hommes jusqu'à donner pour eux son Fils unique ?
Peut-on raconter aux enfants l'histoire du serpent d'airain ,
attaché et suspendu à un bois dans le désert pour la guérison
des Israélites , que la morsure des serpents de feu faisait mourir,
sans leur expliquer en même temps de qui ce serpent était la
figure ?
Serait-ce entendre comme il faut l'histoire admirable de Jonas,
si l'on se bornait à ce que la lettre nous offre , et si l'on n'y
voyait pas Jésus-Christ sortant plein de vie du tombeau le troi-
sième jour, et la prompte et miraculeuse conversion des gen-
tils , qui a été le fruit de la mort et de la résurrection du Sau-
veur?
lien est ainsi de beaucoup d'autres endroits de l'histoire sainte,
qui ne sont point entendus s'ils ne sont approfondis. C'est Tétu-
dier en juif, et non en chrétien , que de ne pas lever le voile
dont elle est couverte , et de se contenter d'une surface , riche
à la vérité , et précieuse , mais qui cache d'autres richesses d'un
prix infiniment plus estimable.
On expliquera ces figures aux jeunes gens avec plus ou moins
d'étendue , selon qu'ils seront plus ou moins avancés , s'arrétant
surtout à celles qui sont développées dans le Nouveau Testa-
ment, et dont par conséquent le sens ne peut pas être douteux ,
et , parmi celles-là même , choisissant les plus claires et les plus
proportionnées à leur âge. Il en est pourtant de si évidentes et
de si sensibles par elles-mêmes , quoiqu'on n'en trouve point l'ex-
plication dans le Nouveau Testament , qu'il n'est pas possible de
s'y méprendre, comme l'histoire de Joseph dont nous parle-
rons bientôt , et d'autres pareilles.
ARTICLE II.
Observations utiles pour l'étude de F histoire sainte.
I. Le premier soin que Ton doit apporter dans l'étude de
rhistoire , en général , est d'y mettre beaucoup d'ordre et de
méthode, afin de pouvoir distinguer nettement les faits , les per-
sonnes , les temps, }es lieux; et c'est à quoi peuvent contribuer
la chronologie et la géographie, qu'on a raison d'appeler les deux
240 TBAITB DBS ETUDES.
yeux de Thistoire, puisqu'elles y répandent beaucoup de lumière
et qu'elles en écartent toute confusion.
Quand je recommande Fétude de la chronologie, je suis bien
éloigné de vouloir jeter les jeunes gens dans un examen de ques-
tions difficiles et épineuses dont cette matière est fort susceptible,
et dont la discussion ne convient qu'aux savants. II sufGt aux
premiers d'avoir une idée nette et distincte , non de Tannée pré-
cise de chaque fait particulier, ce qui irait à Tinfini et causerait
un grand embarras, mais, en gros et en général , du siècle où
sont arrivés les événements les plus considérables.
On a coutume de diviser Fhistoire sainte, depuis la création
du monde jusqu'à la naissance de Jésus-Christ, en six âges ou
six parties , qui renferment , en tout , l'espace de quatre mille
ans. Cette division n'e&t point difQciie à retenir, et elle n'est
point au-dessus de la portée des enfants. On marque ensuite
combien chaque âge renferme d'années, en évitant, autant qu'il
est possible , les fractions, c'est-à-dire les petits nombres,, et en
les réduisant à un compte rond et plein. Ainsi le quatrième âge,
qui s'étend depuis la sortie d'Egypte jusqu'aux temps ou l'on
jeta les fondements du temple, à compter exactement , renferme
479 ans et 17 jours. Il vaut mieux dire aux enfants que cet âge
renferme environ 480 ans. On peut encore diviser cet espace en
différentes parties , mais il ne faut pas trop les multiplier : 40 ans
que le peuple passe dans le désert sous la conduite de Moïse ;
plus de 350 depuis son entrée dans la terre sainte, sous la con-
duite ^de Josué et des juges ; 40 ans sous le règne de Saûl ; au-
tant sous celui de David ; et quelques années de Salomon. Une
pareille division ne charge point la mémoire, et répand, ce me
semble , beaucoup de clarté dans la connaissance des faits.
Entre les auteurs qui ont traité de la chronologie, Ussérius et
le P. Petau sont les plus suivis. Oïl peut choisir pour guide l'un
ou l'autre de ces deux savants hommes : mais il est bon que dans
un collège ce soit toujours le même dans toutes les classes.
Comme, dans l'histoire sainte, il y a des faits rapportés diverse-
ment par les différents auteurs qui en ont écrit , c'est au maître
à réunir et à concilier ces différences , en choisissant dans chaque
livre les circonstances les plus instructives et les plus intéres-
TBAITB DBS ETUDES. 241
santés. Quand on est arrivé au temps des prophètes , leurs écrits
répandent une grande lumière sur les livres historiques, qui
omettent beaucoup de faits importants , ou ne les rapportent
souvent qu*en très- peu de mots : on en verra quelques exem-
ples dans la suite.
On a imprimé depuis peu ' un livre intitulé, Abrégé de r his-
toire de l'Ancien Testament, qui peut être d'un grand usagé^
non-seulement pour les jeunes gens , mais aussi pour toutes les
personnes qui n'ont pas ou assez de loisir ou assez de lumière
pour étudier Thistoire sainte dans TÉcriture même. On a fait
entrer dans cet Abrégé tout ce qu'il y a de plus essentiel dans
rhistoire sainte. On s'est fait un devoir d'y garder cette simpli-
cité de style qui en fait le propre caractère. On a eu soin de mê-
ler dans les récits historiques certaines paroles de l'Écriture,
pleines de sens , et qui donnent matière à de grandes réflexions.
Enfin, pour rendre cet ouvrage plus complet et plus utile, ou
le termine par un e^Urait des livres sapientiaux et prophétiques.
Il serait bien à souhaiter qu'on eût un pareil secours pour l'his-
toire profane.
Le même auteur a donné depuis peu cet Abrégé avec plus
d'étendue, et y a syouté des réflexions qui renferment tout le
fonds de la religion , et qui peuvent être d'une utilité infinie pour
toutes sortes de personnes.
II. Dans l'étude de l'histoire sainte, il ne faut pas négliger les
usages et les coutumes particulières au peuple de Dieu ; ce qui
regarde ses lois, son gouvernement, sa manière de vivre. L'ex-
cellent livre de M. Tabbé Fleury qui a pour titre , Mœurs des
Israélites, renferme tout ce qu'on peut désirer sur ce sujet, et
me dispense d'en parler avec plus d'étendue.
III. Il est bon de faire observer aux jeunes gens les principaux
caractères des Juifs; par ce nom j'entends les Juifs charnels,
qui faisaient le gros de la nation. L'honneur que Dieu leur avait
&it de les choisir pour son peuple les avait remplis d'orgueil.
Ils regardaient avec un souverain mépris toutes les autres nations ;
ils croyaient que tout leur était dû. Pleins de présomption et
^ * En 1728. L'auteur est Mèseagny. — L.
242 TRAITÉ DES ÉTUDES.
d'estime pour eux-mêmes, ils n'attendaient la justice que de leurs
propres efforts. Ils mettaient toute leur conGance dans les prati-
ques extérieures de la loi. Ils bornaient leurs vœux et leur espé-
rance aux commodités temporelles et aux biens de la terre. Dès
qu'ils étaient mis à l'épreuve et que quelque chose venait à leur
manquer, oubliant tous les bienfaits de Dieu et tous les miracles
qu'il avait opérés en leur faveur, et toujours prêts à se révolter
contre lui et contre leurs chefs, ils se livraient aux plaintes, au
murmure , au désespoir. Enûn , excepté les derniers temps , ils
ont toujours eu pour l'idolâtrie une pente que rien ne pouvait
arrêter.
C'est ce dernier trait qui contribue le plus, ce me semble, à
faire connaître parfaitement le caractère du peuple juif, et l'un
des principaux motifs du choix que Dieu en a fait : je veux dire
la dureté de cœur de ce peuple, et son penchant extrême au
mal ; par où Dieu a voulu montrer que les moyens purement
extérieurs ne sont point capables de corriger le cœur de l'homme,
puisque tous , sans exception , ont été employés pendant plu-
sieurs siècles pour guérir les Juifs de l'idolâtrie et pour leur faire
observer le premier précepte . et que tous ont été inutiles. Ni
les longues et les accablantes misères de la servitude del'l^pte;
ni la joie et la reconnaissance d'une délivrance miraculeuse , et
l'instruction de la loi donnée au pied du mont Sinaï ; ni la sub-
stitution d'une nouvelle race née dans le désert , élevée par Moïse,
formée par la loi , intimidée par la punition de leurs pères ; ni
l'entrée dans la terre promise , et la jouissance actuelle de tous
les effets de la promesse ; ni les divers châtiments , ni les avertis-
sements et les exemples des prophètes pendant le séjour en cette
terre, n'oiit pu arracher de leur cœur ce penchant impie. De-
venus dans la terre promise beaucoup plus méchants, plus cor-
rompus, plus idolâtres qu'ils ne l'avaient été en Egypte, Dieu
enGn est obligé de les remettre aux fers à Ninive et à Babylone :
mais ce châtiment ne sert qu'à les endurcir ; et, livrés à toutes
sortes de crimes, ils font blasphémer le nom du Dieu d'Israël
parmi les nations idolâtres, qu'ils surpassent en méchanceté el
en impiété."
C'est Dieu même qui nous déclare dans ses prophètes , et sur-
TBAlTi DES ÉTUDHS. 343
t!>ut dans Ezéchiel ', le dessein qu*il a eu de faire connaître aux
hommes par la suite de tous les événements arrivés à son peu-
ple, de leur faire connaître, dis-je, la profonde corruption de
leur cœur, et l'impuissance des remèdes purement extérieurs
pour guérir un mal si ancien et si désespéré. Cette vue est une
des grandes detis des Écritures, et qui nous fait entrer le plus
avant dans le secret et dans Tesprit de TAncien Testament. Sans
cette ouverture, Thistoire sainte conserve des obscurités impé-
nétrables, et demeure un livre fermé pour la plupart des lecteurs.
En effet , pourquoi le choix d'un peuple si dur et si ingrat ? Pour-
quoi tant de faveurs répandues sur Israël par préférence à tant
de nations meilleures que lui en apparence ? Pourquoi une atta-
che si persévérante à ce peuple, malgré une si persévérante ingra-
titude? Pourquoi le faire passer par tant d'états différents ? Pour-
quoi cette alternative continuelle de promesses et de menaces, de
consolations et d'afflictions, de récompenses et de châtiments?
Pourquoi tant d'instructions , d'avertissements , d'invitations,
de réprimandes , de miracles , de prophètes , de saints conduc-
teurs? Pourquoi tant de bienfaits pour un peuple qui n'en pro-
flte point, et qui n'en devient que plus méchant? Cette profon-
deur de la sagesse divine, qui nous étonne, doit en même temps
nous instruire ; et c est de cette obscurité même , répandue dans
toute la conduite de Dieu sur son peuple , que sort une lumière
plus vive que celle du soleil , qui nous démontre l'insuffisance
de tous les remèdes extérieurs pour guérir la corruption du
cœur humain.
lY. Il paraît visiblement , par la manière même dont l'An-
cien Testament est écrit , que le dessein de Dieu , en le donnant
aux hommes, a été de les rendre extrêmement attentifs aux
grands exemples de vertu qui s'y trouvent. L'Écriture tranche
en deux mots l'histoire des impies , quelque grands qu'ils soient
selon le monde ; et au contraire elle s'arrête longtemps sur les
moindres actions des justes. Le premier livre des Rois est l'his-
toire de Samuel ; le second , celle de David ; le troisième et le
quatrième , celle de Salomon , de Josaphat , d'Ëzéchias , d'Élie ,
d'Elisée , d'Isaïe. Elle semble ne parler des impies qu'à regret ,
> Kxecb. c. 20.
244 TBAITé DES ÉtODES.
par occasion , et seulement pour les condamner. Quand on com-
pare ce qu'elle dit de Nemrod , qui bâtit les deux plus puissan-
tes villes du monde* et qui fonda le plus grand empire qui ait
jamais été dans Tunivers , avec ce qu'elle rapporte des premiers
patriarches , on ne sait pourquoi elle passe si rapidement sur
des choses très-importantes , qui ont dû rendre la vie de ce fa-
meux conquérant très-singulière, et qui donneraient à Thistoire
ancienne tant de lumière et tant d'ornement, pour s'arrêter si
longtemps sur des détails , en apparence peu nécessaires, ou de
la vie d'Abraham, ou de celle de Jacob, moins illustre encore
que celle de son aïeul. Dieu marque en cela combien ses pen-
sées sont différentes des nôtres , en nous faisant voir dans le
premier ce que les hommes admirent et ce qu'ils souhaitent ,
et, dans les autres , ce qu'il approuve et ce qu'il juge digne de
sa complaisance et de notre attention.
L'Écriture prescrit des règles et fournit des modèles pour
toutes sortes d'états et de conditions. Rois, juges, riches,
pauvres, gens mariés, pères, enfants, tous y trouvent des ins-
tructions excellentes sur tous leurs devoirs. C'est une pratique
fort utile, et en même temps fort agréable, d'accoutumer les jeu-
nes gens à réunir d'eux-mêmes et à rapporter sur-le-champ plu-
sieurs exemples sur une même matière.
Les BOIS , dans l'Écriture sainte (j'entends ceux qui sont selon
le cœur de Dieu), ne se regardent que comme les ministres du
Roi souverain , et n'usent de leur autorité que pour rendre leurs
sujets heureux en les rendant meilleurs. Us sont pleins de zèle
pour la gloire de Dieu et pour le bien public. Qu'on étudie avec
quelque attention les sentiments de piété que David fait paraître
dans le transport de l'arche et dans les préparatifs pour la cons-
truction du temple, les missions que Josaphat ordonne et fait
lui-même en personne dans son royaume, les soins d'Ézéchias
pour la religion dès le commencement de son règne, le zèle infa-
tigable de Josias pour rétablir le véritable culte, non-seulement
dans Juda , mais encore dans les dix tribus : on verra que ces
princes ne se croyaient assis sur le trône que pour faire régner
Dieu dans leurs États. Et, pour montrer que la piété n*est point
' MiDiY« et Bahylone. Con.
TBAITB DES ETUDES. 245
contraire à la vraie politique ^ FÉcriture affecte quelquefois de
rapporter en détail les sages précautions qu'ils prenaient pour la
guerre et pour la paix : fortiGcations de villes, magasins d'armes ,
troupes réglées; soins de ragriculture, de la nourriture et de la
sâreté des troupeaux , sources assurées et innocentes de Fabon-
danee qui régnait dans tout le pays , et qui mettait le peuple en
état de payer avec joie et facilité les impôts, toujours réglés sur
les véritables besoins de l'État et sur les facultés de chaque par-
ticulier.
Les JUGES , les magistrats , les ministres , toutes les personnes
constituées en autorité, trouvent des modèles parfaits dans
Moïse, dans Josué, dans les Juges jusqu'à Samuel , dans Job ,
Nébémie, Esdras, Éliacim. Toute leur conduite marque un dé-
sintéressement parfait. Ils ne pensent point à établir ou à élever
leur famille. Ils sont populaires, simples, modestes, sans faste,
sans distinctions , sans gardes , sans jalousie dans le commande-
ment ; recevant avec joie les avis des inférieurs , et les associant
volontiers à leur autorité.
Riches. Abraham , Job, Booz, etc.
On sait combien Abraham était riche , et combien en même
temps il était libéral et généreux. Il aurait regardé comme une
tache et comme une honte pour lui si un autre que Dieu l'eût en-
richi. Non accipiam ex omnibus quae tua sunt ' , dit-il au roi
die Sodome , qui , par reconnaissance , lui offrait tous les biens
qu'Abraham avait retirés des mains de ses ennemis , ne dicas :
Fgo difavi Abraham. Sa maison était ouverte à tous les pas-
sants et à tons les voyageurs. L'Écriture ' nous représente ce saint
liorame assis , dans la plus grande chaleur du jour, à l'entrée
de son pavillon , et placé là comme en sentinelle par la charité ,
pour y attendre ou plutôt pour chercher les occasions d'exer-
cer l'hospitalité; car il est dit qu'il courait au-devant des pas-
sants : Quos quum vidissety cucurrit in occursum eorum.
Job était un prince puissant et fort considéré. L'Écriture
nous trace en sa personne un portrait magnifique d'un homme
public, constitué en autorité, et comblé de richesses^. Il sen-
• (ien. 14,23. ^ Job, e. 31 , r. 18.
^ Gen. 1», 1,2,
346 TRAITE DES ETUDES.
tait avec une vive recounaissance que la compassion l'avait élevé
et nourri dès son enfance , et qu'il Pavait eue pour guide dès le
sein de sa mère '. Il mettait au-dessus de ses plus glorieux ti-
tres d'être Tœil de Taveugle , le pied du boiteux , le père des pau-
vres, Tasile des étrangers, le consolateur de la veuve, et le
protecteur de l'orphelin destitué de tout secours >. U ne dédai-
gnait point d'entrer en discussion avec son serviteur et avec sa
servante lorsqu'ils croyaient avoir quelque sujet de plainte con-
tre lui , intimement convaincu qu'eux et lui avaient un mattre
commun, et que le même Dieu était leur créateur et le si^n^.
Jamais il ne mit sa confiance dans ses grandes richesses 4, et
les disgrâces de ses ennemis ne lui causèrent jamais de secrète
joie^. Accessible à tous sans distinction , il s'instruisait des af-
faires avec un extrême soin. Revêtu ^ de la justice comme d'un
vêtement royal, et orné de l'équité de ses jugements comme
d'unWadème 7, il arrachait à l'injuste sa proie d'entre les dents,
et lui brisait les mâchoires , afin de le mettre hors d'état de nuire
à l'avenir^. Le plus doux fruit qu'il retirait de son zèle était la
satisfaction d'avoir délivré celui qui était près de périr 9 , et d'en
être comblé de bénédictions; et, dans le temps même qu'il était
assis au milieu des sénateurs et des princes, et qu'il en était en-
vironné comme un roi Test de ses gardes , il ne laissait pas d'ê-
tre le consolateur des affligés.
Booz 1° n'est pas moins admirable dans son genre. Au milieu
des richesses il est laborieux , appliqué aux travaux de la cam-
pagne, simple, sans luxe, sans délicatesse, sans mollesse , sans
hauteur. Quelle affabilité , quelle douceur, quelle bonté envers
ses domestiques ! Que le Seigneur soit avec vous ! dit-il à ses
moissonneurs. Et ils lui répondent : Que le Seigneur vous 6é-
nisse ! Beau langage de l'antiquité religieuse , mais peu connu de
nos jours !
Quelle louange ne mérite point ce qu'il dit et ce qu'il fait à l'é-
gard de Ruth , qu'il prie de ne point aller dans un autre champ
» C. 29, y. 12-15, 16. « V, 14.
' C. 3I,v. 13-15. ' V. 17.
3 V. 24,25. 8 V. IMS.
* V. 29. » V. 25.
>C. 29,T. Ifi. »oRuth, c. 2.
TRAITE DBS ÉTUDES. 247
pour y glaner, mais de se joindre à ses filles pour boire et noan-
ger avec elles ! et Tordre charitable qu'il donne à ses gens de lui
laisser couper de Torge avec eux , et de jeter même exprès des
épis dans le champ , afin qu^clle pût les ramasser sans honte ;
nous apprenant , par cette sage conduite , à épargner à ceux à
qui nous faisons des libéralités laconfu-sion de recevoir, et à nous-
mêmes la tentation de la gloire, et même du plaisir de donner!
De vesfris quoque manipulis projicite de industria, et rema*
nere permittite, vt ahsque vuhore colHgat
Tobie. Le Saint-Esprit npus donne dans ce saint homme un
modèle parfait de la vie privée , et nous montre en lui Tassem-
blage de toutes les vertus et de tous les devoirs de cet état. On y
voit une fermeté à se défendre, dès le bas âge, de la contagion
du mauvais exemple; une égalité d'esprit dans les différentes si-
tuations de la vie; une générosité, dans son abondance, à sou-
lager tes malheureux , et à prêter même de grosses sommes sans
intérêt; une patience à supporter une pauvreté extrême, non-
seulement sans murmure , mais avec actions de grâces ; un cou-
rage invincible à exercer les œuvres de miséricorde; une douceur
à souffrir les contradictions domestiques; une ferme confiance
en Dieu dans les plus pures épreuves; une attention suivie à
élever son fils, autant par ses exemples que par ses leçons, dans
la crainte du Seigneur, dans la justice pour le prochain, dans la
compassion pour les pauvres ; enfin une vive et ferme attente des
biens futurs, qui le soutenait et le consolait au milieu des plus
grandes afflictions. Nous sommes, dit-il, les enfants des saints,
et nous attendons cette vie que Dieu doit donner- à ceux qui ne
violent jamais la fidélité qu'ils lui ont promise ».
Pauvres. Quel exemple que Job pour ceux à qui les disgrâces
imprévues enlèvent tout d'un coup leur bien ! Le Seigneur me ta-
vait donné ; le Seigneur me Va ôté : que son nom soit béni * /
Rutîî , étonnée de ce que Booz daigne jeter les yeux sur une
pauvre femme étrangère, apprend aux personnes réduites comme
elle à la mendicité combien elles doivent être humbles et recon-
naissantes, en faisant réflexion que rien ne leur est dû.
Que le sort des pauvres serait digne d'envie, s'ils avaient,
' Tob. 2, 18. 2 Job, I., 21.
*i48 THÀITB D£S ETUDES.
comme Tobie, cette belle maxime dans le cœur: Ne craignez
point, mon fils. Il est vrai que nous sommes pauvres; mais
nous aurons beaucoup de bien si nous craignons Dieu , si nous
nous abstenons de tout péché, et si nous faisons de bonnes
œuvres',
Pebsonnes mariées. Les saintes femmes des patriarches :
Sara, fille de Raguel ; Ruth , Esther, Judith ; Tobie père et fils,
Job. Un seul mot de ce dernier nous montre jusqu^où ces anciens
justes portaient la chasteté conjugale. Job était un prince riche
et puissant, qui vivait dans Faboiidance, qui était enviroBoé
d'une cour attentive à lui plaire. Cependant il nous apprend lui-
même qu'il avait fait un- pacte avec ses yeux , et s'était imposé
une loi sévère de ne jamais arrêter ses regards sur une vierge.
Pepigifœdus cum oculis meis, ut ne cogitarem quidem de vit-
gine ».
Ce que j'ai dit des différents états pour lesquels on trouve
des règles et des modèles dans l'Écriture, doit s'entendre aussi
des différentes vertus et de toutes les matières de morale.
La vertu toujours exercée y purifiée y afferme par les maux.
Abel , Abraham , Joseph , Moïse , David , Job , Daniel , etc.
Le crime malheureux. Caïn, Abimélec et les Sichimites,
Absalom , Achitophel, Jéroboam, Baasa, Achab.
Pardon des injures, Abraham à Tégard de Lot; Joseph à
l'égard de ses frères; David à l'égard de Saiil.
Oppression des pampres , des faibles , des veuves, orphelins ,
éixdxïgeixs ^ crie vengeance et l'obtient. Abel contre Caïn; Jacob
contre Laban et Ésaû ; Israël contre les Égyptiens ; le sang des
enfants de Gédéon contre Abimélec ; Urie contre David ; Nabotb
contre Achab et Jézabel.
La pénitence couvre les plus grands crimes et arrête les plus
terribles menaces. Les Ninivites, les Israélites très-souvent,
Achab, Manassé.
V. La connaissance dv Dieu et de ses attributs doit être un
des plus grands fruits de l'étude de rhistoire sainte.
Unité de Dieu. Cette vérité brille partout dans les Écritures,
ou il semble que Dieu crie à haute voix qu'il n'y a point de dieu,
' Toh. 4,23 ■■' Job,3l, 1.
TRAITE IXES ET (IDES. 249
point de seigneur que lui. Ego Dominus , et- non est alius...
Ego Deus , et non est alius * .
La TOUTE-PUISSANCE de Dieu, manifestée par la création ,
la conservation et le gouvernement de l'univers ; par la facilité
avec laquelle il élève sur le trône et en précipite qui il veut, éta-
blit les empires et les détruit, rend les nations florissantes où
misérables ; par Tempire souverain qu'il exerce non-seulement
sur tout ce qui est extérieur et visible , mais sur les esprits et les
cœurs , en les faisant passer tout d'un coup d'une résolution
prise à une autre toute contraire, selon ses desseins. Exemples :
Laban et Ésau, marchant contre Jacob; conseil d' A chitopbel
dissipé par celui de Ghusaï ; toute Tarmée de Juda , transportée
de colère et du désir de la vengeance , marchant sous Roboam
contre Jéroboam, arrêtée et congédiée sur-le-champ par une seule
parole du prophète ; l'armée d'Israël retournant à Samarie char-
gée de dépouilles, renvoyant deux cent mille capti£ssur la sim-
ple remontrance d'un prophète et de quelques grands seigneurs
de Samarie ; etc.
Bonté de Dieu et ses motifs. Elle se répand avec profusion
et sans s'épuiser, en prodiguant le nécessaire , le commode, le
délicieux , sur des hommes qui ne le connaissent point et qui ne
lui en rendent pas grâces , ou qui l'offensent et le blasphèment.
Patience de Dieu. Il supporte les crimes et l'impénitence
des hommes pendant plusieurs siècles , depuis les prédications
d'Hénoch jusqu'au déluge. La mesure des Amorrhéens n'est
comblée qu'après plus de quatre cents ans. Le peuple juif eu
fournit plusieurs exemples , surtout la ruine de Samarie et de
Jérusalem , et la captivité d'Israël et de Juda , dont ces deux
royaumes avaient été menacés pendant plusieurs siècles.
Justice de Dieu. Quand enfin elle éclate, elle est terrible,
accablante , inexorable ; rien ne la peut arrêter ni détourner :
Déluge , Sodoroe , Ninive , Babylone , etc.
Le caractère de la punition est ordinairement proportionné à
la nature du crime. Toute la terre , infectée par les hommes , est
toute submergée par les eaux du déluge. Les villes malheureuses
I ls«i. 4& , 18 et n.
260 TAAITÉ DES ETUDES.
brûlant du feu impur sont consumées par le feu. L* adultère
et l'homicide de David sont vengés par les incestes et les meurtres
de ses enfants.
La PBOYiDïiiNCE de Dieu entre dans tout, préside à tout
jusque dans le moindre détail, règle et fait tout. Dieu appelle la
famine , Tépée, la peste, pour punir des ingrats et humilier des
superbes. Il suscite tout d'un coup Tesprit des peuples qui ne
pensent point à la guerre , et les amène de loin pour ravager un
autre peuple coupable. Il inspire aux troupes Tardeur, le courage,
Tobéissanee , le mépris des fatigues et des dangers. Il donne aux
chefs la vigilance, Tactivité, Faudace pour entreprendre les
choses les plus difficiles; la prévoyance, le discernement des
expédients les plus utiles ; l'autorité , et Tart de se faire en même
temps craindre et aimer. Il lève les obstacles , facilite les entre-
prises , accorde le succès. Au contraire , il ôte à tous ceux qu'il
veut perdre le conseil , la présence d'esprit, la force, le courage.
Il jette le désordre et la consternation dans les armées, jusqu'à
faire tourner les épées des soldats contre leurs compagnons. Il
parvient à ses desseins par les moyens les plus contraires , comme
rhistoire de Joseph le montre ; et souvent il y parvient par des
moyens qui paraissent Teffet du pur hasard , quoiqu'ils soient
tous concertés et préparés par une sagesse infinie, comme l'his-
,(' ioire de David depuis son état de berger jusqu*à la mort de Saùl
le fait voir clairement.
Les maîtres, en expliquant l'histoire sainte aux jeunes gens,
ne peuvent trop insister sur la providence, qui est un attribut
de Dieu , dont la connaissance est la plus intéressante , la plus
importante , la plus nécessaire ; qui influe dans tous les événe-
ments publics et particuliers ; que tout homme doit avoir pré-
sente dans chaque circonstance de la vie , dans chaque action de
la journée ; qui est la plus ferme base de la religion ; qui forme
les liens les plus naturels et les plus étroits de la créature avec le
Créateur ; qui lui fait sentir davantage sa dépendance universelle,
sa faiblesse, ses besoins ; qui lui offre les occasions des plus gran-
des vertus, delà confiance en Dieu, de la reconnaissance, du dé-
tachement, de rhumilité, de la résignation, de la patience; et qui
fournit à la piété et au culte religieux la matière la plus ordinaire
TBAITÉ DES ÉTUDES. 351
de ses exercices par la prière, par les vœux, par les actions de
grâces ^ par les sacrifices.
Connaissance de l'ayenib. Un des caractères les plus
incommunicables de la Divinité est la connaissance de Favenîr.
Souvent Dieu fait aux fausses divinités le défi de prédire ce qui
doit arriver : Annuntiate quœ ventura sunt in futurum , et
scîemus quia dii estis vos ■ / Il faut , en enseignant Thistoire
sainte , y faire soigneusement remarquer aux jeunes gens les
prédictions les plus célèbres, soit qu'elles regardent les événe-
ments temporels ou qu'elles aient rapport à la religion , et leur
faire observer le caractère des prophètes , leur mission , le but
et les dangers de leur ministère. Ils sont saints et irréprochables
dans leurs mœurs , mènent une vie pauvre et obscure , sans
ambition, sans intérêt, saos tirer aucun avantage de leurs pré-
dictions. Ils sont envoyés à des incrédules qui les contredisent
et les persécutent, qui ne se rendent qu'après l'évidence de
Taccomplissement. Leurs prédictions regardent des événements
publics, et annoncent la destinée des royaumes. Elles sont
circonstanciées , publiées longtemps avant raccomplissemeut ,
connues de tous, à la portée des plus simples. Tous ces carac-
tères , réunis ensemble , sont de puissants motifs de crédi-
bilité.
Yi. Enfin JÉSUS Ghbist étant la fin de la loi , il faut , quand
Foccasion s'en présente naturellement , le faire envisager aux
jeunes gens dans les histoires qu'on leur explique ; dans les sacri-
fices , dans les cérémonies ; dans les actions des patriarches ,
des juges, des rois, des prophètes ; en un mot, de tous ceux que
Dieu a choisis pour figurer, par quelque endroit, ou Jésus-
Christ , ou l'Église , qui est son épouse et son ouvrage.
VII. A toutes ces observations je crois devoir en ajouter une
dernière sur les privilèges de la piété , à laquelle il est très-im-
portant de rendre la jeunesse attentive. En effet , Dieu a voulu
montrer, par toute la suite de l'histoire de l'Ancien Testament ,
que toutes les promesses et toutes les récompenses, même pour
la vie présente , étaient attachées à la piété ; que tous les biens
temporels viennent de Dieu, comme de leur unique source; et
• Uai. 41 ,23.
352 TilAlTÉ DES ETUDES.
qu'il ne les faut attendre que de lui seul , quoiqu'il en réserve
à ses serviteurs, dans Téternité , de plus dignes de sa magnifi-
cence, et de plus proportionnés à la vertu. Cétait cette piété,
dont le propre caractère consistait dans une ferme confiance en
Dieu, qui réglait seule la destinée de son peuple , et qui décidait
absolument de la félicité publique et du sort de TÉtat. Tout était
mesuré sur elle , les saisons favorables , l'abondance , la fécon-
dité , la victoire sur les ennemis , la délivrance des plus grands
dangers, Taffranchissement de tout joug étranger , la jouissance
de tous les avantages qu^'on peut goûter dans le sein d'une pro-
fonde paix. Elle obtenait tout , et surmontait tout. C'est par elle
que Jonathas , seul avec son écuyer, met en fuite une armée en-
tière; que David sans armes terrasse le géant , et se met à cou-
vert des artifices et de la violence deSaûl ; que Josaphat , sans
tirer Tépée , triomphe de trois peuples ligués contre lui ; qu'Ézé-
chias sauve Jérusalem et le royaume de Juda , en voyant périr
cent quatre-vingt-cinq mille Assyriens. Au contraire, l'impiété
attirait tous les fléaux de la colère de Dieu , la famine , la peste ,
la guerre , les défaites , la servitude , la ruine entière des plus
puissantes maisons; et le crime conduisait toujours à une fia
malheureuse.
De pareilles observations peuvent beaucoup servir à inspirer
des sentiments de piété insensiblement, agréablement, sans tra-
vail , sans affectation , sans paraître prêcher ni faire de longues
moralités. C'est la principale fin que Dieu s'est proposée en liant
tous les devoirs , toutes les vertus , tous les préceptes, toutes les
vérités salutaires, tous les mystères, en un mot toute la reli-
gion , à des faits dont les hommes de toute condition , de tout
âge, de toute sorte de caractères, sont touchés, parce qu'ils sont
d leur portée, et qu'ils n'ont pas moins d'agrément que d'utilité.
Omettre de telles observations, serait priver les jeunes gens des
plus grands fruits que présentent les livres saints, et leur laisser
ignorer ce qui fait l'âme des Écritures.
Après avoir marqué les principales choses qu'on peut observer
en lisant et en expliquant l'histoire sainte, et avoir comme posé
Ifis fondements et les principes de cette étude , il me reste à en
faire l'application à quelques histoires particulières, afln de
TBAITE DES ETUDES.
23S
montrer comment on peut mettre en pratique les règles que j'ai
données. C'est ce que je vais tâcher d'exécuter avec le plus d'or-
dre et de darté qu'il me sera possible.
CHAPITRE JI.
APPLICATION DES PRINCIPES A QUELQUES EXEMPLES.
Deux grands hommes , foit célèbres dans l'Écriture sainte,
me fourniront des exemples auxquels j'appliquerai les règles que
je viens de donner : Joseph et Ézéchias. A. ces deux histoires j'a-
jouterai un article sur les prophéties.
ARTICLE PBEMIEB.
Histoire de Joseph.
Comme cette histoire est fort longue et fort connue, je serai
obligé d'en omettre ou d'en abréger plusieurs circonstances ,
quoique très-intéressantes, pour ne point trop allonger ce récit.
I. Joseph vendu par ses frères; conduit en Egypte chez Puti-
phar ; mis en prison, {Gen, c. 37, 39 et 40.)
Jacob avait douze enfants, dont Joseph et Benjamin étaient
les plus jeunes : il avait eu ces deux derniers de Rachel. L'amour
particulier que Jacob témoignait à Joseph , la liberté que celui-ci
prit d'accuser devant lui ses frères d'un crime que l'Écriture ne
nomme point, et le récit qu'il leur fit de songes qui marquaient
sa future grandeur , excitèrent leur jalousie et leur haine.
Un jour qu'ils le virent venir à eux dans la campagne où ils
paissaient leurs troupeaux , ils se dirent l'un à l'autre : Voici
notre songeur qui vient ; allons, tuons-le, et le jetons dans une
vieille citerne ; après cela on verra à quoi lui auront servi ses son-
ges. Sur la remontrance de Ruben , ils se contentèrent de le je-
ter dans la citerne , après lui avoir ôté sa robe. Bientôt même
ils l'en retirèrent pour le vendre à des marchands ismaélites qui
allaient en Egypte , à qui en effet ils le vendirent vingt pièces
d'«irgent. Après cela ils prirent sa robe, et, l'ayant trempée
TU. DES ETUD. T. II.
■
■.• • • \ •
264 TBAITÉ DBS ÉTUDES.
dans le sang (!*un chevreau, ils renvoyèrent à Jacob, et lui
firent dire : Voici une robe que nous avons trouvée; voyez si ce
n'est pas celle de votre fils. Il la reconnut , et dit : Cest la robe
de mon fils ; une béte cruelle Va dévoré ; une bête a dévoré .Toseph.
11 déchira ses vêtements ; et, s'étant couvert d'un cilice , il pleura
son fils fort longtemps.
Les Ismaélites emmenèrent Joseph en Egypte , où ils le ven-
dirent à un des premiers officiers de la cour de Pharaon , nommé
Putiphar. Le Seigneur, dit l'Écriture , était avec Joseph, et tout .
hii réussissait heureusement. Son maître, qui voyait bien que
Dieu était avec lui, le prit en affection. Il le fit intendant de
sa maison, et il se reposa absolument sur lui du soin de toutes
ses affaires. Aussi Dieu bérïit la maison de Putiphar, et il mul-
tiplia ses biens de tous côtés à cause de Joseph.
Il y avait déjà longtemps qu'il était dans cette maison, lors-
que sa maîtresse, l'ayant regardé avec un mauvais désir, le sol-
licita , en l'absence de son mari , à commettre le crime. Mais Jo-
seph en eut horreur, et lui dit : Comment serais-je assez mal-
heureux pour abuser de la confiance que mon maître a en moi,
et pour pécher contre mon Dieu ? Elle continua ainsi pendant
plusieurs jours à le solliciter, sans pouvoir rien obtenir. Enfin,
un jour que Joseph était seul, elle le prit par le manteau , et le
pressait de consentir à son mauvais désir. Alors Joseph, lui lais-
sant le manteau entre les mains , s'enfuit. Cette femme , outrée
de dépit, jeta un grand cri; et, ayant appelé les gens de sa
maison, elle leur dit que Joseph avait voulu lui faire violence,
et qu'il avait pris la fuite aussitôt qu'il l'avait entendue crier.
Lorsque son mari fut de retour, elle lui persuada la même chose,
en lui montrant le manteau comme une preuve de ce qu'elle
disait. Putiphar, trop crédule aux paroles de sa femme, entra
dans une grande colère , et le fit enfermer dans la prison où
étaient ceux que le roi faisait arrêter. Mais le Seigneur fut avec
Joseph; il en eut compassion, et il lui fit trouver grâce devant
le gouverneur.
Pendant que Joseph était en prison, deux des grands officiers
de la cour de Pharaon , savoir le grand échanson et le grand
-panetier , y furent conduits par ordre du roi. Le gouverneur en
♦ •■
TBÀITB DES ÉTUDES. 355
oonGa le soin à Joseph , comme de tous les autres prisonniers.
Quelque temps après, ils eurent tous deux dans la même nuit
un songe qui les jeta dans de grandes inquiétudes. Joseph leur
en donna Texplication. Il prédit à Téchanson que dans trois jours
il serait rétabli dans Texercice de sa charge ; et au grand pane-
tier , que dans trois jours Pharaon le ferait attachera une croix ,
où sa chairserait déchirée parles oiseaux. Les choses arrivèrent
comme il l'avait dit. Le grand panetler fut mis à mort, et Tautre
rétabli. Joseph avait prié Téchansonde se souvenir de lui, et d'ob-
tenir du roi son élargissement : Car j'ai été enlevé , dit- il , par
fraude et par violence du pays des Hébreux, et j'ai été renfermé
dans cette prison sans être coupable. Mais cet ofGcier, étant
rentré en faveur, ne pensa plus à son interprète.
RÉFLEXIONS.
Demande. Que faut-il penser de la conduite de Dieu sur Jo-
seph , à qui sa vertu n'attire que de mauvais traitements , soit
de la|)art de ses frères , qui le haïssent et le traitent avec la de^
nière cruauté ; soit du côté de la femme de Putiphar, sa mat-
tresse, qui le calomnie impunément, et le fait renfermer dans
un cachot comme un scélérat ?
Réponse ..lii^M^ par cette conduite, a voulu nous donner d'im-
portantes instructions.
t* Son dessein est de détromper les hommes de la fausse idée
qu'ils ont de la Providence , et de la fausse idée qu'ils ont de la
vertu. Ils croient que Dieu néglige le soin des choses humaines,
lorsque ceux qui le craignent sont dans l'oppression et dans la mi-
sère. Us croient que la vertu doit toujours rendre heureux en
cette vie ceux qui en ont une sincère. L'Écriture détruit ces faux
préjugés par l'exemple de Joseph , sur qui les yeux de Dieu sont
très-attentifs, et qui est néanmoins haï par ses frères, vendu,
exilé, calomnié, mis en prison; qui a conservé une vertu très-
pure , sans en être plus heureux pendant plusieurs années ; et
qui n'est même tombé dans la captivité et dans le danger de
perdre la vie , que parce qu'il est demeuré ûdèle à ses devoirs.
Il est vrai que Dieu rompit dans la suite ses liens, et l'éleva à
une suprême autorité. iVlais Joseph était préparé à souûVir l'op-
^56 TROTTE DES HTUDES.
pression jusqu'à la tin de sa vie. 11 consentait à mourir dans la
prison, si Dieu le voulait; et il n'eût pas été moins précieux à
ses yeux, ni moios sûr des biens éternels qu'il espérait de sa
miséricorde, quand il eût paru en être abandonné jusqu'au der-
nier moment.
D. Paraît-il effectivement que Dieu ait pris un soin particu-
lier de Joseph pendant ses disgrâces ?
li. L'Écriture > semble avoir pris à tâche de nous faire remar-
quer la protection de Dieu sur son serviteur, en nous avertis-
sant qu'il fut toujours avec lui ', et que par cette raison tout lui
réussissait heureusement ^ ; qu'il lui fit trouver grâce devant son
maître , qui reconnut que le Seigneur était avec Joseph , et qu'il
le favorisait et le bénissait en toutes ses actions 4; qu'il inspira
àPutiphar de lui donner, tout jeune qu'il était, l'autorité sur
toute sa maison ^ ; que , pour attacher le maître à son serviteur
par une affection plus durable et plus forte, le Seigneur bénit
la maison de l'Égyptien à cause de Joseph , et multiplia ses biens
tant à la ville qu'à la campagne , en sorte que son maître n'avait
d'autre soin que de se mettre à table et de manger ^ : que quand
Joseph fut mis en prison, le Seigneur en eut compassion, et
qu'il lui fit trouver grâce ;aussi devant le gouverneur de la pri-
son 7 ; qu'il lui inspira de remettre à Joseph le soin de tous ceux
qui y étaient renfermés , sans prendre connaissance-de quoi que
ce fût , et de lui tout confier s, en sorte qu'il ne se faisait rien
sans son ordre : qu'enfin le Seigneur le fit réussir en toutes
choses.
D, jMalgré toutes ces faveurs, la prison n'était-elle pas un
séjour bien triste pour Joseph .'
R, Lorsqu'il fut mis en prison , tout paraissait l'avoir aban-
donné : mais Dieu était descendu avec lui dans l'obscure retraite
où on l'avait enfermé , Fait autem Dominas cwn Joseph 9 ; et
l'Ecriture ne craint point de dire que la Sagesse éternelle se ren-
dit comme prisonnière avec lui : Hxc descendit cum illo info-
* Gen. 3U. « V. 21.
2 V. 2. T y, 22.
' V. 3. 8 V. 23.
* V. i. 9 (ien. 39. 21.
* V. &.
TBA.1TE DES ETUDES. 357
veam, et in vinculis nondereliquit illuni >. Elle adoucissait ses
ioiigiies nuits, passées à souffrir et à veiller; elle éclairait ces té-
nèbres que la lumière du soleil ne pouvait percer ; elle ôtait à la
solitude et à la captivité , dont les lectures et l'occupation ne pou-
vaient diminuer ni suspendre le sentiment, ce poids terrible de
l'ennui qui renverse les plus fermes. Enfin , elle faisait couler
dans son cœur une paix dont la source était invisible et intaris-
sable. Lorsque Joseph fut associé au trône de Pharaon , il n^est
point dit que la sagesse y monta avec lui , comme il est dit qu'elle
descendit avec lui en prison. Elle l'accompagna sans doute dans
le second état ; mais le premier était plus cher à Joseph , et il
doit l'être à quiconque a de la foi.
D. Quelle autre instruction Dieu a-t-il voulu nous donner dans
la conduite qu'il a gardée à Tégard de Joseph }
R. Il a voulu, en second lieu, nous apprendre comment sa pro-
vidence conduit toutes choses à l'exécution de ses desseins, et
comment elle y fait servir les obstacles mêmes que les hommes
s'efforcent d'y apporter.
Le dessein de Dieu était d'élever Joseph à un point de gran-
deur et de puissance où ses frères seraient réduits à se prosterner
humblement devant lui. Les frères de Joseph s*y opposent; mais
il fCy a , dit l'Écriture , ni sagesse , ni prudence , ni conseil
contre le Seigneur '. Ce qu'ils font pour humilier Joseph est le
premier degré par lequel Dieu le conduit à l'élévation et à la
gloire; et l'horrible calomnie de son impudique maîtresse, qui
mettait, ce semble, le comble à tous ses malheurs , est ce qui
le fera presque monter sur le trône.
Cest ce que Joseph lui-même fit remarquer à ses frères dans
la suite, en leur disant que ce n'était pas eux qui l'avaient fait
venir en Egypte , mais que c'était Dieu qui l'y avait envoyé :
Non vestro consilio , sed Dei volmitate hue missus sum ^. Cette
parole cstun grand sujet de consolation pour ceux qui ont de la
foi. Tout ce qu'on entreprendra contre eux deviendra un moyen
|)our assurer leur bonheur et leur salut. Les desseins secrets ,
les haines déclarées, la captivité, la calomnie, les feront arriver
« Sap. 10, '3, li. ^ Gcn. 15, 8.
-• l»rov. 21 ,o«).
351t TRAITS DES ETUDES.
au terme que la grâce leur a marqué. Après cela Teuvie et rii>-
justice seront confondues ; et, lorsqu'elles auront porté Joseph
sur le trône , elles paraîtront tremblantes devant lui.
/>. Quels moyens Joseph emploie-t-il pour combattre la ten-
tation qui lui est suscitée par sa maîtresse ?
/?. Nous trouvons dans sa conduite un excellent modèle de ce
que nous devons faire quand nous sommes tentés. Joseph se dé-
fend d*abord par le souvenir de Dieu et de son devoir. Comment,
dit-il à cette femme hardie et sans pudeur, pourrais-je commet-
tre une telle action , ayant Dieu pour témoin et pour juge ? C'est
à ses yeux que nous deviendrions criminels vous et moi. C'est
lui qui me commande de vous désobéir en cette occasion. Com-
ment pourrais-je éviter ses regards ou corrompre sa justice, ou
me mettre à couvert de son indignation ? Quomodo ergo pos-
sum hoc malum ' facere, etpeccare in Deum meum » f Lors-
que la tentation est devenue si forte qu'il a tout à craindre de
sa faiblesse, il prend la fuite, quitte tout et s'expose à tout,
plutôt que de demeurer dans l'occasion prochaine d'offenser
Dieu.
Z>. N'y a-t-il point encore d'autre réflexion à faire sur les mal-
heurs et les disgrâces de Joseph ?
/?. Quelque durs et quelque injustes que fussent les traitements
que Joseph eut à souffrir, jamais il ne lui échappa une seule
parole de murmure. Il ne s'abandonna point au découragement
dans sa servitude , mais il se» donna tout entier au service de son
maître. Dans le grand loisir qu'ont les prisonniers , et malgré Je
penchant naturel qu'ont les hommes à parler de leurs aventures,
il n'avait point fait le récit des siennes. Quand il est forcé de
s'en ouvrir à l'échanson , il le fait avec une modération et une
charité qu'on ne peut assez admirer. J'ai été enlevé par fraude
et par violence^ dit-il , du pays des Hébreux, etfai été ren-
fermé dans cette prison, sans être coupable. Il ne nomme ni
ses frères, qui l'ont vendu ; ni sa maîtresse, qui l'a calomnié. Il
dit seulement qu'il aétéenlevé et fait esclave, quoiqu'il fdt libre;
et condamnée une dure prison, quoiqu'il fût innocent. Un autre,
moins humble et moins prudent que lui, aurait raconté sa vie,
I Heh. Hoc grande scelus. 2 Gea. 39 , \).
2
TB41TE DES ÉTUDES. 359
et insisté sur les drconstances qui lui auraient Mx le plus dlion-
neur. S'il en eût usé ainsi , le Saint-Esprit aurait laissé dans les
ténèbres une vertu qui n'aurait pu les souffrir, et qui aurait
voulu se consoler de ses malheurs par la vaine satisfaction de se
faire admirer; au lieu qu'il a pris soin d'apprendre à tous les
siècles ce que Joseph n'a pas voulu dire en secret, et dans l'obs-
cure caverne où il était enfermé.
:. ElétxUUm de Joseph, Premier voyage de ses frères
en Egypte. {Gen.^c. 41 et 42.)
Deux ans se passèrent depuis que Téchanson eut été rétabli^
après lesquels Pharaon eut deux songes en une même nuit.
Dans l'un il vit sept vaches grasses qui sortaient du r^il , et qui
furent dévorées par sept autres vaches maigres sorties après elles
du fleuve. Dans le second il vit sept épis pleins , qui furent aussi
dévorés par sept autres épis fort maigres. Aucun des sages d'E-
gypte n'ayant pu expliquer ces songes , l'échanson se souvint
de Joseph et en parla au roi, qui le fit aussitôt sortir de prison et
lui raconta ses songes. Joseph répondit que les sept vaches gras-
ses et les sept épis pleins signifiaient sept années d'abondance;
et que les vaches et les épis maigres marquaient sept années de
stérilité et de famine, qui viendraient ensuite. Il conseilla au roi
d'établir un homme sage et habile qui eût soin, pendant les
sept années d'abondance , de faire serrer une partie des grains
dans des greniers publics , afm que l'Egypte y trouvât une res-
source pendant la stérilité. Ce conseil plut à Pharaon , et il dit à
Joseph : C'est vous-même que j'établis aujourd'hui pour com-
mander à toute l'Egypte :tout le monde vous obéira, et il n'y aura
que moi au-dessus de vous. En même temps il ôta son anneau ■
(Je son doigt, et le mit au doigt de Joseph : il le Gt monter sur son
second char, et fit crier par un héraut que tout le monde fléchît
le genou devant lui. Il changea aussi son nom , et lui en donna
un qui signifiait Sauveur du monde.
Les sept années d'abondance arrivèrent comme Joseph l'avait
prédit. Pendant ce temps , il fit mettre en réserve une graude
' Le «ceau du prince clait à cet anneau.
2C0 TRAITÉ DES ETUDES.
quantité de blé dans les greniers du roi. La stérilité vint ensuite ,
et la famine était dans tous les pays : mais il y avait du blé en
ÉîTi'pte. Le peuple, pressé delà faim, demanda à Pharaon de
quoi vivre. Il leur dit : Allez à Joseph , et faites tout ce qull
vous dira. Joseph donc, ouvrant tous les greniers, vendait du blé
aux Égyptiens et aux autres peuples.
Jacob , rayant appris , commanda à ses enfants d*y aller. Ils
partirent au nombre de dix ; car Jacob avait retenu Benjamin au-
près de lui , de peur qu'il ne lui arrivât quelque accident dans le
chemin. Étant arrivés en Egypte, ils parurent devant Joseph et
Fadorèrent. Joseph les reconnut d'abord ; et, en les voyant pros-
ternés devant lui, il se souvint des songes qu'il avait eus autrefois :
mais il ne se fit point connaître à eux. Il leur parla même fort
durement , et les traita d'espions qui venaient pour examiner le
pays. Ils lui repartirent : Seigneur, nous sommes venus ici pour
acheter du blé. !Nous sommes douze frères, tous enfants d'un
même homme, qui demeure dans le pays deCbanaan. Le dernier
de tous est demeuré avec notre père^ et l'autre n'est plus au
monde. Eh bien! reprit Joseph, je m'en vais éprouver si vous
dites la vérité. Envoyez l'un de vous pour amener ici le plus jeune
de vos frères ; et cependant les autres demeureront en prison. Il
se contenta néanmoins d'en retenir un seul. Pénétrés de frayeur
et de regret, ils se disaient Tun à l'autre en leur langue : Cest
avec justice que nous souffrons tout ceci , parce que nous
avons péché contre notre frère. Nous le voyions accablé de dou-
leur, lorsqu'il nous priait d'avoir pitié de lui ; mais nous ne vou-
lûmes pas l'écouter. C'est pour cela que ce malheur nous est ar-
rivé. Ruben , l'un d'entre eux , leur disait : Ne vous le dis-je pas
alors , de ne point commettre un si grand crime contre cet en-
fant? cependant vous ne m'écoutâtes point. Cest son sang main-
tenant que Dieu vous redemande. Joseph , qui les entendait sans
qu'ils le sussent, ne put retenir ses larmes. Il se retira pour un
moment, et revint ensuite leur parler. Alors il fit prendre Siméon,
et le fit lier devant eux : puis iLcommanda secrètement à ses of-
ficiers de remettre leur argent dans leurs sacs. Ils partirent donc
avec leurs ânes chargés de blé.
TBAITB DES Bl'UDES. 361
BÉFLEXIONS.
D. Pourquoi Dieu laissa-t-ilJoseph en prison pendant plu*
fiieurs années, sans paraître se souvenir de lui?
R. Ce terme, si long quand on est captif, était nécessaire pour
affermir Joseph dans Thumilité, dans la soumission aux ordres
de Dieu, et dans la patience. 11 nous eât attendris, si nous Teus-
sions vu dans les fers, et que nous eussions connu son innocence.
Mais Dieu , qui avait pour lui une compassion inGniment plus
indulgente et plus tendre, le laissait dans un état d'où nous au-
rions voulu le tirer. Il connaissait ce qui manquait à sa vertu ; il
savait combien devaient durer les remèdes nécessaires à sa santé ;
il découvrait dans l'avenir ses tentations et ses périls, et lui pré-
parait dans les liens le secours et la force dont il aurait besoin
dans son élévation. Cest ainsi qu'il en use pour les élus, dont il
veut , avant tout,{)lfermir la patience et Thumilité, et qu'il n'ex-
pose à la tentation qu'après les y avoir longtemps préparés.
Z>. Gomment Pharaon se détermine-t-il si aisément à choisir
pour premier ministre Joseph, et à revêtir de l'autorité souve-
raine un étranger et un inconnu ?
R, C'est une grâce pour toute une nation , qu'une salutaire pen-
sée inspirée à un prince. Lorsque Joseph parlait aux oreilles de
Pharaon, Dieu l'instruisait en secret. Il le rendait attentif aux
sages avis et à la rare prudence d'un étrariger et d'un captif; et
il le délivrait de tous les préjugés qui empêchent si souvent les
personnes constituées en dignité de se rendre dociles à la lumière,
et d'avouer qu'on en peut avoir une supérieure à la leur. Il lui
faisait comprendre qu'une sagesse purement humaine exécu-
terait mal ce qui lui était conseillé par une sagesse divine , et
qu'il chercherait inutilement un autre ministre que celui que
Dieu avait choisi. Où pourrions-nous, dit ce prince sensé,
trouver un homme comme celui-ci, qui fût aussi rempli quHl
Vest de Vespril de Dieu > ?
£n parlant ainsi , il ruinait par le fondenieut toutes les erreurs
d'une fausse politique , qui regarde la vertu et la religion comme
peu propres au gouvernement des États, et qui se trouve perpétuel-
> Gen. 41 , )8.
263 TRAITÉ DBS ETUDES.
hment gênée dans ses vues et ses projets par une exacte probité.
Un roi infidèle couvre d*une éternelle honte cette folle impiété.
11 est persuadé que plus on a l'esprit de Dieu , plus on est capa-
ble de conduire un royaume. Et la moindre attention suffit pour
découvrir que la maxime opposée est l'effet du renversement de
l'esprit humain.
D. Que faut- il penser de la gloire de Joseph, élevé presque
jusque sur le trône ?
R, Le Saint-Esprit nous apprend , dans un autre livre , que
les calomnies dont ou avait noirci la réputation de Joseph fu-
rent alors pleinement dissipées, et que la honte du mensonge
retomba sur ceux qui en avaient été les auteurs. Mendaces at-
tendit qui maculaverunt illum, et dcdit ilU clarifatem «ter'
nam ' . Ainsi toute la pompe dont il était environné était le triom-
phe de la vertu. Cétait elle qui était montrée à tous les peuples.
Cétait elle qui était élevée sur un char magnifique, d'où elleap^
prenait aux justes de tous les siècles à ne tomber jamais dans le
découragement , et à conserver une patience invincible. C'était
devant elle que tout le monde fléchissait le genou; et Joseph
était le héraut qui y exhortait tous les hommes, dans le temps
que le héraut qui marchait devant lui exigeait cette marque exté-
rieure de respect pour le premier ministre de Pharaon.
D. Les songes de Joseph, à l'égard de ses frères, furent-ils
accomplis ?
/?. On le reconnaît clairement quand on les voit tous pros-
ternés aux pieds de Joseph : Quumque adorassent eum fratres
sui *. Voilà ce qu^ils avaient tant appréhendé , ne sachant pas
l'intérêt qu'ils avaient à le reconnaître pour maître. Plus ils se
sont efforcés de l'éloigner, et de s'en rendre indépendants,
plus ils ont contribué à l'établir sur leurs têtes. Ils n'ont pas
voulu l'adorer quand ils l'avaient dans leur famille ; ils le vont
chercher en Egypte pour se prosterner à ses pieds : ils Font
renoncé, et lui ont voulu ôter la vie , quand son père l'a envoyé
vers eux ; ils sont contraints de paraître devant lui, après une
espèce de résurrection^ pleins de crainte et de tremblement : ils
l'adorent après l'Egypte et les autres nations, ddnt ils suivent
* Cap. 10 li. ' tien. 4*2,6.
TBA1TB DES ETUDES. 268
enfin Texemple, et ils ne crdiguent que d'en être rejetés , parce
qu^ils le regardent comme le sauveur du monde ; au lieu qu'ils
ataienf appréhendé de lui être soumis , parce qu ils ne considé-
ndentdans son élévation que leur propre abaissement.
Z). Que nous apprennent les remords des frères de Joseph au
sujet du traitement qu'ils lui avaient fait souffrir ?
R. On voit, dans les reproches qu'ils se font à eux-mêmes, et
la force de la conscience, et le fruit de la sainte éducation don-
née par Jacob à sa famille , qui n'a pas toujours été fidèle à la
lumière, mais qui ne s'est point efforcée de l'éteindre, et qui a
iBspecté la loi qui condamnait ses actions. C'est justement, se
disent-ils Tun à l'autre, que nous souffrons tout ceci, parce
que nous avons péché contre notre frère «. Les hommes n'ef-
Ca^eront jamais de leur cœur le sentiment que Dieu y a imprimé
de sa présence et de sa justice ; ils ne réussiront jamais à se per-
suader que le crime n'est rien , ou qu'il n'a pas été vu , ou qu'il
demeurera impuni. Ils seront quelquefois rassurés par la pa-
tience et par le silence de leur juge , ou par la multitude de leurs
eomplices ; mais lorsque la vengeance commencera à éclater,
ils seront les premiers à avouer qu'ils l'ont méritée , et leurs com-
plices ne leur paraîtront que comme des témoins préparés pour
les accuser et les confondre.
3. Second voyage des enfants de Jacob en Egypte. Joseph
reconnu par ses frères. ( Gen^ c. 43, 44, 45. )
Lorsque les enfants de Jacob, au retour de leur voyage, lui
eurent raconté tout ce qui leur était arrivé , l'emprisonnement de
Siméon , et l'ordre exprès qu'ils avaient reçu de mener Benjamin
en Egypte , cette triste nouvelle le perça de douleur, et renouvela
celle que la perte de Joseph lui avait causée. Il refusa longtemps
de laisser partir son cher Benjamin , qui, seul, faisait toute sa
oonsolation; mais enfin, voyant que c'était une nécessité, et
qu'autrement il le verrait périr de faim avec lui, il consentit à
son départ, sur les assurances réitérées que lui donnèrent ses au-
tres enfants de le lui ramener. Ils partirent donc tous ensemble
> Gciu 42 , 21.
264 TBAITB DES BTUDES.
r
avec des présents ))our Joseph, et le double de l'argent qu'ils
avaient trouvé dans leurs sacs.
Étant arrivés en Egypte, ils se présentèrent devant Joseph.
Lorsqu'il les eut aperçus, et Benjamin avec eux, il dit à son
intendant : Faites entrer ces gens-là chez moi, et préparez un
festin , parce qu'ils mangeront à midi avec moi. L'intendant
exécuta Tordre, et les fit entrer. Eux, tout surpris d'un tel trai-
tement, s'imagkiaient qu'on allait leur faire un crime de l'argent
qui s'était trouvé dans leurs sacs. Us commencèrent donc par se
justifier auprès de l'intendant , disant qu'ils ne savaient pas com-
ment cela était arrivé ; et que, pour preuve de leur bonne foi,
ils rapportaient cet argent. L'intendant les rassura en leur di-
sant : Ne craignez rien , c'est votre Dieu et le Dieu de votre père
qui vous a fait trouver de l'argent dans vos sacs ; car, pour moi,
i'ai reçu celui que vous avez donné. Aussitôt après il leur
amena Siméou, leur frère. On leur apporta de l'eau ; ils se lavè-
rent les pieds, et attendirent l'arrivée de Joseph.
Dès qu'il parut , ils se prosternèrent devant lui et lui offrirent
leurs présents. Joseph , après les avoir salués avec bonté, leur
dit : Votre père , ce bon vieillard dont vous m'aviez parlé, vit-il
encore.? Comment se porte-t-il ? Ils répondirent : Notre père^
votre serviteur, est encore en vie , et il se porte bien. En même
temps ils se prosternèrent de nouveau. Joseph ayant aperçu
Benjamin , Est-ce là , leur dit-il , votre jeune frère , dont vous
m'aviez parlé ? Mon fils , ajouta-t-il , je prie Dieu qu'il vous bé-
nisse. Et il se hâta de sortir, parce que la vue de son frère l'atten-
drissait si fort , qu'il ne pouvait plus retenir ses larmes. Quelques
moments après , il vint retrouver ses frères ; et, ayant commandé
qu'on servît à manger , il se mit à table avec eux.
Après que Joseph eut mangé avec ses frères , il donna secrète-
ment cet ordre à son intendant : Mettez du blé dans les sacs de
ces geus-là, et l'argent de chacun d'eux à l'entrée de leurs sacs; et
mettez ma coupe d'argent dans le sac du plus jeune. L'intendant
fit ce qui lui était ordonné. Le lendemain matin , ils partirent
avec leurs ânes chargés de blé ; mais à peine étaient-ils sortis de
la ville , que Joseph envoya son intendant après eux, pour leur
faire des reproches de ce qu'ils avaient volé sa coupe. \\s furent
TBAIT£ DBS ETUDES. 265:"
fort surpris de se voir accusés d'une action si lâche , à laquelle ils
n'avaient pas seulement pensé. Nous vous avons rapporté , di-
rent-ils , l'argent que nous avions trouvé à l'entrée de nos sacs :
comment se pourrait-il faire que nous eussions dérobé dans la.
maison de votre maître de l'or ou de l'argent? Que celui qui se
trouvera coupable de ce vol meure , et nous demeurerons tous
esclaves de votre maître. L'intendant les prit au mot. On les
fouilla tous, en commençant par les plus âgés ; et enfin la coupe
fut trouvée dans le sac de Benjamin.
Us retournèrent à la ville fort affligés , et allèrent se jeter aux
pieds de Joseph. Après quelques reproches , il leur déclara que
celui dans le sac duquel on avait trouvé la coupe demeurerait
son esdave. Alors Juda, ayant demandé^ permission de parler,
représenta à Joseph que , s'ils retournaient vers leur père sans
ramener avec eux ce fils, qu'il aimait tendrement, ils le feraient
mourir de chagrin. C'est moi , ajouta-t-il , qui ai répondu de lui
à mon père : que ce soit moi, s'il vous plaît, qui demeure esclave
en sa place ; car je ne puis retourner sans lui , de peur d'être
témoin de l'extrême affliction qui accablera notre père.
A ces paroles , Joseph ne put plus se retenir. Il commanda
qu'on fît sortir tout le monde. Alors , les larmes lui tombant des
yeux , il jeta un grand cri , et dit à ses frères ; Je suis Joseph.
Mon père vit-il encore ? Aucun d'eux ne lui répondit , tant ils
étaient saisis d'étonnement. Il leur parla donc avec douceur, et
leur dit : Approchez-vous de moi. Lorsqu'il»se furent approchés,
il dit : Je suis Joseph, votre frère , que vous avez vendu pour
être emmené en Egypte. Ne craignez poiiit , et ne vous affligez
point de ce que vous m'avez traité ainsi ; car c'est Dieu qui m'a
envoyé ici devant vous pour vous conserver la vie. Ce n'est point
par votre conseil que cela est arrivé , mais par la volonté de Dieu.
Allez dire à mon père que Dieu m'a établi sur toute l'Egypte.
Qu'il se hâte de venir. Il demeurera près de moi ; et je le nour-
rirai lui et toute sa famille , car il reste encore cinq années de
famine. Vous voyez de vos yeux que c'est moi qui vous parle.
Annoncez à mon père le haut rang où je suis élevé , et tout ce
que vous avez vq dans l'Egypte. Hâtez- vous de me ramener.
Après leur avoir parlé ainsi , il se jeta au cou de Benjamin , et
266 TRÀITB DES ÉTUDES.
l'embrassa en pleurant; il embrassa de même tousses autres
frères , et après cela ils se rassurèrent pour lui parler.
Cette nouvelle se répandit aussitôt dans toute .la cour. Pha-
raon en témoigna sa joie à Joseph , et lui dit de faire venir au
plus tôt toute sa famille en Egypte. Joseph fit partir ses frères
avec des vivres pour le voyage , et des voitures pour transporter
leur père, leurs femmes et leurs enfants. Lorsqu'ils furent arri-
vés dans le pays de Chanaan, ils dirent à Jacob : Votre fils Joseph
est vivant , et il a autorité dans toute l'Egypte. A ces mots , Jacob
se réveilla comme d'un profond sommeil , et il n'en voulait rien
croire; mais enfin, ayant entendu le récit de tout ce qui s'était
passé, et voyant les chariots et les autres choses que son fils lui
envoyait, il dit : Je n'ai plus rien à souhaiter, puisque mon fils
Joseph vit encore ; j'irai , et je le verrai avant que de mourir. Il
partit bientôt après avec toute sa famille, et arriva en Egypte.
Après qu'il eut salué le roi , Joseph l'établit dans le pays de Ges-
sen, le plus fertile de TÉgypte, où Jacob vécut encore dix-sept
ans.
BÉFLEXIONS .
Z). Le moment où Joseph se fait connaître à ses frères est l'en-
droit de son histoire le plus touchant et le plus intéressant;
mais il est précédé de circonstances bien étranges. Gomment en
effet concilier son indifférence et son oubli à l'yard de son père
et de ses frères , qu'il laisse exposés aux suites funestes d'une
cruelle famine, et l'extrême dureté qu'il exerce sur eux en les
calomniant et les emprisonnant; comment , dis-je, concilier
tout cela avec cette bonté et cette tendresse qu'il laisse entrevoir
dans le temps même qu'il les traite si durement?
R, C'est cette contradiction apparente qui doit nous avertir
qu'il y a quelque mystère caché sous la surface d'une action qui
sans cela pourrait choquer la raison, et paraîtrait contraire aux
sentiments que la nature a imprimés dans !e cœur de tous les
hommes.
Joseph, vendu par ses frères aux Égyptiens « regardé par Ja-
cob comme mort, oublié par toute sa famille ^ honoré pendant
cet intervalle et réguaift en Egypte, est hicontestablemeDt U
TRAITE DES ÉTUDES. 967
figure de Jésus-Christ livré aux gentils par les Juifis, renoncé gé-
néralement par sa nation , mis à mort par leur cruelle envie , re-
connu et adoré par les gentils comme leur sauveur et leur roi.
Dans le premier voyage que les enfants de Jacob firent en
Egypte, il est dit que Joseph connut bien ses frères , mais qu'il
ne fut point connu (T eux ^. C'est l'état des Juifs :en refusant de
se soumettre à Jésus-Christ, ils ont cessé de le voir, mais iN
n'ont pu s'affranchir de son empire. Hs lisent les Écritures , et
rencontrejit partout leur Seigneur sans le connaître. Ils l'ont vu
et ne l'ont pas reçu. Il leur a parlé en énigmes et en paraboles,
parée qu'ils étaient indignes d'entendre des mystères qu'ils te*
fusaient de croire ; mais le voile ne demeurera pas toujours sur
leur cœur.
Pendant le long intervalle que dure leur aveuglement , ils souf-
frent une cruelle famine ; non de pain matériel , mais , comme
l'avait prédit un prophète, delà parole de Dieu, dont l'intelli-
gence leur est refusée. Mittam famem in terram : nonfamem
panis, neque sitim aquœ, sed audiendi verbum Domini*. La
terre de Chanaan est condamnée à une entière stérilité. Le véri-
table pain de vie ne se trouve que dans TÉgypte. Pour vivre, il
faut nécessairement y aller ; et jusqu'à ce que Benjamin, le dernier
des en&nts de Jacob, figure des derniers Juifs, y paraisse en per-
sonne , la faipine affligera toujours cette malheureuse nation.
Jusque-là Joseph paraîtra n'avoir que de la dureté pour* ses
firères. Il leur parlera comme à des inconnus, d'un ton propre à
les intimider et avec un visage sévère : Quasi ad alienos durius
ioquebatur^. C'est ainsi que Jésus-Christ traite depuis longtemps
un peuple ingrat et aveugle. 11 paraît ne connaître plus ses frè-
res selon la chair. Il semble avoir oublié les pères d'une postérité
infidèle et sanguinaire.
Cependant Joseph se faisait violence pour ne point laisser pa-
raître sa tendresse. Il ne pouvait retenir ses larmes ; il était obligé
de se détourner, de se cacher le visage , de sortir même de temps
en temps pour essuyer ses pleurs. L'effort qu'il faisait pour les
cacher était la figure de cette miséricorde secrète cachée dans le
» Gen. 42,8. * Gen 42,7,
^ Ainot. 8, H.
968
Tfi4ITB DBS ETUDES;
sein de Dieu , et réservée pour les moineats marqués dans son
conseil étemel. Les promesses de Dieu s'accompliront sur Israël,
car ses dons sont sans repentir, et sa vérité sera immuable dans
tous les siècles. Mais une juste sévérité suspend les effets d'une
clémence que nos gémissements, unis à ceux du prophète , doi-
vent hâter.
D, Joseph peut-il être regardé, par d'autres circonstances de
sa vie , comme figure de Jésus-Christ .'
/{. Il y a peu de saints de l'Ancien Testament en qui Dieu ait
pris plaisir de marquer autant de traits de ressemblance avec son
Fils que dans Joseph. Le simple exposéen sera une preuve évidente.
Rapports entre Joseph et Jéstis-Christ.
JOSEPH.
Il est haï de ses frères.
1. Parce quMl les accuse d'an
grand crime.
2. Parce quMl est tendrement aimé
de son père
3. Parce qu'il leur prédit sa gloire
future.
Il est envoyé par son père vers
ses frères, qui étaient éloignés.
Se^ frères conspirent contre sa vie.
Il est vendu vingt pièces d'argent.
Il est livré à des étrangers par ses
propres frères.
Sa robe est teinte de sang.
Il est condamné par Hutiphar sans
que personne parie pour lui.
Il souffre en silence.
Placé entre deux criminels , il pré-
dit à run son éiévallon, et à l'autre
sa mort prochaine.
Il est trois ans en prison.
Il arrive à la gloire par les souf-
frances et par les humIliaUons.
JÉSUS-CHRIST.
Il est haï des Juifs.
1. Parce qu'il leur reproche leurs
vices.
2. Parce qu'il déclare qu'il esl le
Fils de Dieu, et que Dieu lui-même
rappelle son Fils bien-aimé.
3. Parce qu'il leur prédit qu'ils le
verront assis à la droite de Dieu.
Il est envoyé de Dieu son père
vers les brebis perdues de la maison
d'Israël.
Les Juifs forment le dessein de le
mettre à mort.
n est vendu trente pièces d'argent
U est livré aux Romains par les
Juifs.
L'humanité dont il est revêtu souf-
fre une mort sanglante.
. Il est condamné sans que personne
prenne sa défense.
Il souffre toutes sortes d'ii^ures
et de supplices sans se plaindre.
Placé entre deux voleurs, il pré-
dit à l'un qu'il ira en paradis , et
laisse mourir l'autre dans son impé-
nitence.
Il est trois Jours dans le tombeau.
Il fallait que le Clifist souffrit et
qu'il entrât dans sa gloire.
TRAITS DES ÉTUDES. 269
JOSEPH. JÉSUS-CHRIST.
Il est établi sur la maison de Pha- Il est établi chef de toate PËglise ,
raoo et sur toute l*Ëgypte. et toute créature lui est soumise.
Pharaon seul est au-dessus de luL II est au-dessus de toute créature ,
mais soumis à Dieu comme homme.
Il est appelé sauveur du monde. Son nom de Jésus signifie sauveur,
et il est en effet le seul par qui nous
puissions être sauvés.
Tous fléchissent le genou devant Toute créature doit fléchir le ge-
lui. non au nom de Jésus-Christ.
La famine est partout : il n*y a du II n*y a partout que pauvreté et
pain qn^en Egypte, où Joseph gou- qu*égaremeut : la vérité et la grâce
veme. ne se trouvent que dans TÊglise, où
règne Jésus- Christ.
Tous sont renvoyés à Joseph par Point de salut, point de grâce que
Pharaon. par Jésus-Christ.
Toutes les provinces viennent en Toutes les nations entrent dans
Egypte pour y ctiercher du blé. l'Église pour y trouver le salut.
Les frères de Joseph viennent à Les Juifs reviendront 'un jour à
lui , le reconnaissent , l'adorent , s'é- Jésus-Christ, le reconnaîtront , Tado-
tablisseot en Egypte. feront , et entreront dans FËglise.
Y a-t-il ddDS toutes ces applications (et j*en pourrais ajouter
beaucoup d'autres ) quelque chose de forcé et de contraint ? Se*
rait-il possible que le pur hasard eût ramassé ensemble tant de
traits de ressemblance si différents , et en même temps si natu-
rels.^ J'aimerais autant dire que le portrait le plus achevé et le
plus ressemblant ne serait aussi que l'effet du hasard. Il est visi-
ble qu'une main intelligente a répandu et appliqué à propos tou-
tes ces couleurs, pour en faire un tableau parfait; et que le des-
sein de Dieu , en réunissant dans la seule vie de Joseph tant de
circonstances singulières , a été d'y peindre les principaux traits
de celle de son Fils. Ce serait donc ne connaître qu'à demi l'his-
toire de Joseph, que de s'arrêter à la simple surface qu'elle pré-
sente , sans en approfondir le sens caché et mystérieux , qui en
fiait la partie la plus essentielle, puisque Jésus-Christ est la fin
de la loi et de toutes les Écritures.
Je prie le lecteur d'observer que, quelque ressemblants et quel-
que naturels que soient les rapports de Joseph avec Jésus-Christ,
il n'en est point parlé ni dans l'Évangile, ni dans les écrits des
apôtres ; ce qui montre qu'outre les figures dont on trouve Tex-
370 TBAIT£ DES ISTUDES^
plication dans le Nouveau Testament, il y en a de si claires et
de si évidentes, qu'on ne peut pas raisonnablement douter qu'el-
les ne renferment aussi quelque mystère. Mais il faut surtout,
quand on parle aux jeunes gens , être sobre et retenu sur celles du
dernier genre, et insister principalement sur les figures dont
Jésus-Christ ou les apôtres ont fait l'application.
ARTICLE II.
Délivrance miraculeuse de Jérusalem sous Ézéchias,
Je ne prends dans la vie du saint roi Ézéchias que ce &it ,
l'un des plus éclatants qui soient dans l'histoire sainte, et des
plus propres à rendre sensible la toute-puisance de Dieu , et son
attention sur ceux qui mettent en lui leur confiance. Je ne ferai
presque qu'en indiquer les principales circonstances, que le
lecteur pourra voir dans toute leur étendue en consultant les livres
historiques qui en font le récit, et surtout les prophéties d'Isaïe,
qui en renferment une prédiction très-claire et très-détaillée.
Sennachéribi , roi des Assyriens, était parti de Ninive avec
une armée formidable, dans le dessein d'exterminer la ville de
Jérusalem avec son roi et ses habitants. Il se promettait une
victoire assurée, et insultait déjà d'avance au Dieu de Jérusa-
lem >, disant qu'il le traiterait comme il avait traité tous les
dieux des autres villes et des autres royaumes dont il avait fait
la conquête^. Il ne savait pas qu'il n'était qu'un instrument dans
la main de Dieu , qui l'avait appelé d'un coup de sifflet ( c'est
l'expression de l'Écriture), et Favait fait venir des extrémités
de la terre, non pour exterminer, mais pour corriger son peuple.
Tout céda aux armes victorieuses de ce prince, et en peu de
temps il se rendit maître de toutes les places fortes qui étaient
dans le pays de Juda. L'alarme fut grande dans Jérusalem 4.
Ézéchias avait pris toutes les mesures nécessaires pour mettre
la ville en état de faire une vigoureuse résistance ; mais il n'atten-
dait sa délivrance que du secours divin ^. Dieu s'était engagé par
une promesse solennelle, et plusieurs fois réitérée, à défendre
la ville contre l'attaque du roi d'Ass3Tie, mais à condition que
ses habitants ne compteraient que sur lui , se tiendraient en
repos, et n'auraient point recours au roi d'Egypte^. Si vuu»
> 4 Ree. 18 ,13. « 2 Parai. 32, 2 . 8.
' J»ai. 10,7, 15. & Iiiai. cap. 3o.
•^/d. 5,20,7; 18,10, 5 et 6. « \'. V5.
TRAITÉ DES ÉTUDES. 271
demeurez en paix y leur avait-il dit , vous serez sauvés : votre
force sera dans le silence et dans tespérance > . Il leur avait
déclaré plusieurs fois que le secours d*Égypte tournerait à leur
honte et à leur perte'. Pour leur rendre cette prédiction plus
sensible, 11 avait obligé le prophète Isaïe de marcher nu-pieds
et sans habits au milieu de la ville, en déclarant que tel serait le
sort des Égyptiens et des Éthiopiens.
Les grands , les politiques ne purent se résoudre à demeurer
dans rinaction, et à compter sur la promesse de Dieu^. Ils
amassèrent une somme considérable d'argent , et ils envoyèrent
des députés au roi d*Égypte pour implorer soc secours. Plu-
sieurs même prirent le parti de se retirer dans ce pays-là , espé-
rant y trouver un asile assuré contre les maux dont ils étaient
menacés. Dieu leur en fit plusieurs fois des reproches par son
prophète , mais toujours en vain. Le saint roi Ézéchias leur répé-
tait sans cesse 4 : Le seigneur nous délivrera ; Jérusalem ne sera
pas livrée entre les mains des Assyriens. On ne Técoutait point.
Ce saint roi ^ , craignant d'avoir commis quelque faute en rom-
pant le traité qu'il avait fait avec le roi des Assyriens , résolut ,
pour n'avoir rien à se reprocher, et pour mettre tout le bon droit
de son côté , de lui en faire satisfaction. Il lui envoya donc des
ambassadeurs à Lachis , et lui dit : J'ai fait une faute ; mais
retirez-vous de mes terres , et je souffrirai tout ce que vous m'im-
poserez. 1j6 roi des Assyriens ordonna à Ézéchias de lui donner
trois cents talents d'argent et trente talents d'or. Il ramassa cette
somme avec beaucoup de peine , et la lui envoya. 11 y avait lieu
d'espérer qu'une telle démarche désarmerait la colère de Senna-
ebérib : mais il n'en devint que plus fier ; et, ajoutant la perfidie
à l'injustice, il envoya sur-le-champ un gros détachement de son
armée contre Jérusalem , avec ordre à Rabsacès , qui comman-
dait ce détachement , de sommer Ézéchias et les habitants, de
la part du grand roi , du roi des Assyriens , de se rendre. Cet
officier s'acquitta de sa commission en des termes pleins de
• V. I , 5. M I\eg. m, 33 et 19, 10.
Md. 20, I ,G. » 4 Reg. 18 et J9.
3 Id. 30.
272 TBAITB DBS BTUDBS.
mépris pour le roi de Juda, et dMnsultes contre le Dieu d'Israël.
Ézéchias , Fayant appris , déchira ses vêtements , se couvrit d'un
sac , et entra dans la maison du Seigneur, d'où il envoya ses
principaux officiers vers Isaïe, pour lui rapporter les paroles inso-
lentes de Rabsaoès. Le propliète leur répondit : Vous direz ceci
à votre maître : Voici ce que dit le Seigneur : Ne craignez point
ces paroles que vous avez entendues , par lesquelles les serviteurs
du roi des Ass3Tiens m'ont blasphémé. Je vais lui envoyer un
souffle : il entendra un bruit; il retournera en son pays , et je l'y
ferai périr par l'épée.
Pendant cet intervalle, Tharaca i, roi d'Ethiopie, avait en-
voyé des courriers à Jérusalem , pour assurer ses habitants qu'il
marchait à leur secours. Lui-même arriva bientôt après avec son
armée et celle des Égyptiens >. A la première nouvelle qu'en reçut
Sennachérib, il résolut de marcher contre lui. Mais auparavant
il envoya ses ambassadeurs à Ézéchias , pour lui remettre en
main une lettre pleine de blasphèmes contre le Dieu d'Israël. Ce
saint roi , pénétré de douleur, alla aussitôt au temple , étendit
cette lettre impie devant le Seigneur , et lui représenta , par une
prière vive et touchante, que c'était lui-même qu'on attaquait;
qu'il s'agissait de la gloire do son nom , et qu'il osait , par cette
raison , lui demander un miracle , afin , dit-il , que tous les royau-
mes de la terre sachent que c'est vous seul qui êtes le Seigneur
et le vrai Dieu. Dans le moment même, Isaïe envoya dire à
Ézéchias que Dieu avait exaucé sa prière , et que la ville ne
serait pas même assiégée. A qui , dit Dieu en s'adressant h Sen-
nachérib, penses-tu avoir insulté? Qui crois-tu avoir blasphémé?
Contre qui as-tu haussé la voix et élevé tes yeux insolents? C'est
contre le Saint d'Israël. Tu m'as attaqué par tes insultes pleines
d'impiété, et le bruit de ton orgueil est monté jusqu'à mes oreilles.
Je te mettrai donc un anneau au nez , et un mors à la bouche ;
et je te ferai retourner par le même chemin par lequel tu es venu.
Le roi d'Ethiopie ^ , plein de confiance dans les troupes innom-
brables qu'il amenait , avait cru qu'il n'aurait qu'à se montrer,
pour mettre en fuite les Assyriens et pour rendre la liberté à
» l8. 18, 1.3. Isai. c. 18 et l9.
a 4 Reg Ii>, 9, 34.
TBAITB DES ÉTUDES. 273
Jénisalem. 11 ne savait pas Tanathème que Dieu avait prononcé
contre lui , parce qu*il avait osé se déclarer le protecteur et le
libérateur de Jérusalem et du peuple de Dieu , comme si Tun et
Tautre eussent été sans espérance et sans ressource, s'il ne se
hâtait d*en prendre la défense. Son armée fut taillée en pièces.
Le carnage fut si grand et la fuite si prompte , qu'il ne resta
personne pour enterrer les morts. Après le gain de la bataille ,
le roi d'Assyrie porta la guerre dans TÉgypte même. Le trouble
et la confusion s'y répandirent partout. Dieu enleva aux sages si
renommés d'Egypte le conseil et la prudence , et répandit parmi
eui un esprit de vertige. 11 ôta aux chefs toute force et tout
courage. On ne 6t aucune résistance , et tout le pays fut à la
discrétion d'un prince également avare et cruel , qui emmena
un nombre înGni de captifs , comme Isaïe < l'avait prédit.
Quand Sennachérib^ eut ramené ses troupes victorieuses de-
vant Jérusalem , on s'imagine aisément quelle fut la consterna-
tion des habitants de cette ville. Ils voyaient une armée innom-
brable campée à leurs portes , et toutes les campagnes voisines
couvertes de chariots de guerre. L'ennemi se préparait à assiéger
la ville, et poussait des cris contre la montagne de Sion. Le mo-
ment de leur perte paraissait venu : mais c'était celui de la mi-
séricorde divine, et de leur délivrance 3. La nuit même (qui sans
doute précéda le jour où se devait faire l'attaque générale),
Fange du Seigneur vint dans le camp des Assyriens , et y tua cent
quatre-vingt-cinq mille hommes. Sennachérib , s'étant levé au
point du jour , vit tous ces corps morts, et s'en retourna aussitôt
à Ninive , où , peu de temps après , il fut tué par ses propres en-
fants, dans le temple et sous les yeux de son dieu.
BÉFLEXIONS.
I. Sennachérib, instrument de la colère de Dieu.
Isaïe 4, en prédisant le départ de Sennachérib et de ses armées ,
parle de Dieu d'une manière digne de la grandeur et de la ma-
jesté du Tout-Puissant. Il n'a qu'à donner un signal , à lever un
• I«ai. c. 20. * i Reg. I», 36, 37.
* Id. 22 . I , 5-7. ♦ Isai. 7, 18} et 10, b, 6.
374 TBAITÉ DES ÉTUDES.
étendard , et tous les princes* accourent. Tous les rois delà terre
ne sont à son égard que comme des mouclieronss toute leur
puissance n'est devant lai que faiblesse. D'un seul coup de sif-
flet il les fait marcher. C'était une grande consolation, pour ceux
qui avaient alors de la foi , de savoir certainement que tous les
maux qui leur arrivaient étaient ordonnés par la divine Provi-
dence ; qu'ils étaient du côté de Dieu des remèdes , et non de purs
supplices ; que les hommes n'étaient que les ministres de sa jus-
tice, et qu'ils étaient conduits par sa sagesse , quoiqu'ils ne pen-
sassent qu'à satisfaire leurs passions,
Cest Dieu même qui nous découvre les pensées extravagantes
de Sennachérib * , qui , n'étant qu'un simple serviteur , croit être
le maître, et qui , ne voyant pas la main qui l'emploie, attribue
tout à la sienne , et ne craint point de se mettre à la place de Dieu.
Un instrument, dit Dieu , a-t-il quelque vertu qui ne vienne pas
de l'artisan qui l'emploie.^ Est-ce à Tinstrument , et non à l'ou-
vrier, qu'il faut attribuer l'ouvrage? Quelle folie serait compa-
rable a celle qui porterait l'instrument à s'élever contre la main
et contre l'intelligence qui l'appliquent à certains usages.^ Voilà
pourtant ce que pensait et ce que faisait le roi d'Assyrie.
2. I^s grands ont recours aux rois d'Ethiopie et d'Egypte.
On voit ici combien il est dangereux de préférer les vues de la
prudence humaine à celles de la foi. Dieu avait promis de déli-
vrer Jérusalem , pourvu que ses habitants se tinssent en repos ,
et missent en lui uniquement leur confiance : voilà le point fixe
auquel il fallait se tenir. Mais le secours de Dieu était invisible,
et paraissait éloigné. Le péril était présent, et augmentait tous
los jours. La ressource du côté de l'Egypte était prochaine , et
semblait assurée. Selon toutes les règles delà politique humaine,
il fallait mettre tout en usage pour obtenir la protection de deux
rois aussi puissants que ceux d'Egypte et d'Ethiopie. D'ailleurs ,
n'était-ce pas tenter Dieu que d'attendre un miracle? et, dans
l'extrême danger où l'on était , n'y avait-il pas une espèce de fo-
> n Sibilabit Domiaos moscae.... et > |s. 10, 715.
api , qpB est in tern Assar. » (Is. 7, 18.)
TRAITS DBS ETUDES. 375
lie à demeurer dans Finaction? L'événement fera voir qui de ces
politiques, ou d'Ëzéchias, raisonnait le plus juste.
3. Discours impie et lettre blasphématoire de Sentiachérib.
Le discours et la lettre de Sennachérib ' nous paraissent avec
raison impies, insensés, détestables, dans k bouche d'un ver
de terre contre la majesté divine. Ce roi , aveuglé par ses heureux
succès , dont il ignorait la véritable cause , pensait du Dieu de
Juda ce qu'il croyait de tous les autres dieux , dont la puissance,
selon lui , était boipaée à certaines régions et à certains effets par-
ticuliers , et qu'on ne laissait pas de bien battre, malgré leur di-
vinité. Il ne voyait rien , dans le Dieu disrael , qui le distinguât
de la foule des dieux vaincus. Son empire était lenfermé dans
les bornes étroites d'un petit pays , et relégué dans des monta-
gnes ; son nom n*étaît guère connu que parmi les peuples voisins.
Ce Dieu avait déjà laissé enlever dix tribus par les rois de Ki-
nive. Il venait de perdre toutes les villes fortes de la tribu de
Juda, qui srale lui restait; et toute sa domination , tout son peu-
ple, tous ses adorateurs et toute sa religion étaient réduits à
une seule ville sur la terre, sans qu'il parût qu'il eût la pensée
ou le pouvoir de la garantir d'une ruine que Sennachérib regar-
dait comme assurée.
Il est beau de voir comment Dieu s'applique à confondre l'or*
gueil insolent de ce prince, qui se faisait appeler le grand roi,
le roi par excellence; qui se considérait comme un conquérant
invincible , comme le maître de la terre , comme le vainqueur des
hommes et des dieux. Ce prince si fier et si orgueilleux , le Dieu
dlsraël le traitera comme une béte féroce, et, en lui mettant
un cercle au nez et un mors à la bouche, il le remènera couvert
de honte et d'infamie par le même chemin par lequel il était venu
plein de gloire et triomphant. Voilà où se termine l'orgueil des
hommes.
4. Défaite du roi d'Ethiopie.
Il est aisé de reconnaître, dans la punition du roi d'Ethiopie ,
1 4 Rec. c. 19.
276 TRAITÉ DES ÉTUDES.
la jalousie du Dieu des armées contre quiconque prétend être
son rival ou partager sa gloire , en osant venir à son secours
pour lui conserver son héritage, ou pour le tirer d'un pas dif-
ficile dans lequel ses promesses l'auraient trop engagé; et, dans
le triste sort des Israélites , qui avaient eu recours à FÉgypte, la
condamnation de tous ceux, ou qui doutent des promesses faites
à r Église, dont Jérusalem est certainement la figure, ou qui
pensent que, dans certaines occasions dangereuses et difficiles,
elles ont besoin de la force et de la sagesse humaine.
5. Armée des Assyriens détruite par range exterminateur,
La manière courte et simple dont les livres historiques racon-
tent un événement si merveilleux est véritablement digne de la
grandeur de Dieu : Cette même ntUt^ fange du Seigneur vint
dans le camp des Assyriens , et y tua cent quatre-vingt-cinq
mille hommes. Qu'en coûte-t-il à Dieu pour abattre rorgueÛ
d'un prince si fier , pour faire périr tant d'officiers si braves,
pour exterminer une armée si nombreuse et si formidable ? un
soufQe. Et il l'avait dit lui-même : Je lui enverrai un souffle,
et il retournera dans son pays.
Mais la sublime grandeur qui paraît dans le style du prophète
qui a prédit toutes les circonstances de ce grand événement n'est
pas moins digne de la majesté du Dieu qui fait ici éclater sa
toute-puissance d'une manière si merveilleuse. Que de nobles
idées ne nous présentent point les expressions d'fsaïe > ! Lors-
que tout paraît désespéré , Je changerai en un Instant la faoe de
toutes choses , dit le Seigneur : Eritque repente confestim.
Quand les ennemis de Jérusalem , qui ignorent que c est moi qui
les ai mandés , s'en regarderont comme les maîtres , je les rédui-
rai en poudre dans une seule nuit J'écarterai le reste , comme
un tourbillon dissipe une poussière l^ère. Au réveil on ne trou-
vera pas un seul général ni un seul officier qui paraisse avec sa
troupe ; et la confiance qu'ils avaient que Jérusalem était à eux,
sera semblable à l'imagination d'un homme affamé qui songe en
dormant qu'il mange, et qui en s'éveillant ne trouve rien. Sicut
1 Is. 20 . 5-8.
TBA1TÉ DES ÉTUDES. 277
somniat eswiens , et comedit : quutn autem fuerit experye-
factus , vacua est anima ejus.
C'est Torgueil insensé de Sennachérib , ce sont ses blasphè-
mes impies , qui réveillent le Seigneur qui paraissait comme en*
dormi. £t Ton comprend alors toute la force et toute Ténergie
de ces paroles ' : Nunc consurgam ; nunc exallabor ; nunc sub-
levabor*. C'est du trône et du sanctuaire que Dieu a sur la
montagne de Sion , que sortent les éclairs et le bruit effrayant
du tonnerre; c'est de Fautel même qu'il a dans Jérusalem, de
ce brasier sacré où brûle à sa gloire un feu perpétuer , que sor-
tent les flammes vengeresses qui dévorent ses ennemis. Hxc di-
cit Domimis y cujus ignis est in Sion , et caminus ejus in Jéru-
salem 3.
£n effet , selon Isaïe 4 , le massacre étonnant d'une armée en-
tière immolée à la juste vengeance d'un Dieu jaloux qu'on avait
outragé si indignement , fut pour lui comme un sacrifice pu-
blic et solennel. La main de Dieu, dit ce prophète , frappera
tout , écrasera tout , n'épargnera rien. Le bruit effroyable de son
tonnerre sera pour lui et pour ses serviteurs , dont il prendra la
défense , comme un concert agréable de tambours , de harpes ,
et d'autres instruments de musique , qui accompagnent dans les
grandes fêtes Toblation des sacrifices ; et les Assyriens sacritiés
à sa vengeance seront pour lui comme une victime solennelle.
Auditam faciet Domînus gloriam vocis suœ, et terrorem bra-
chii sut ostendet incomminationefuroris , etflamma ignis de-
vorantis : aliidet in turbine et in lapide grandlnis. A voce enim
Domini pavebit Assur, virga percussus. El erit transitus
virgx Jundatus , quam requiescere faciet Dominus super
eum in tympanis et cytharis ; et in bellls prœcipuis expu-
gnabit eos. Le terme original est propre aux sacrifices. On peut
traduire ainsi : Et bellis , ou certamine , quod sacrificio so-
lemni simile erit, expugnabit eos.
* Isai. 33, 10. fl ma grandeur , je ferai éclater ina pais-
^ La tradnctioa française diminae « sance. m
beaucoup la vivaché de cet endroit, et ^ Isai. 31 , 8 et 9.
ne rend pas la répétition du nunc. a Je * Id. 3U , 30-32.
« me lèverai maintenant , je signalerai *
24
378 TfiAITE DBS ETUDES.
6 Raisons de la patience de Dieu à souffrir Sennachéribf
et de sa lenteur à délivrer Jérusalem.
Personne ne connaît les desseins de Dieu avant qu'ils soient
exécutés ; et lorsqu'ils s'accomplissent , on ne sait où se ter-
mineront mille événements dont on ne voit ni les liaisons , ni
les usages , ni les motifs , et qui paraissent devoir entraîner une
ruine universelle.
Dès que les maux publics commencèrent à se faire sentir, au
temps d'Ézéchias , ils parurent extrêmes. I^orsque toute la cam-
pagne fut ruinée et toutes les villes détruites , on regarda ces
malheurs comme ne laissant plus aucune ressource, et comme
n'étant plus capables de remèdes. Mais quand Jérusalem vit la
formidable armée des Assyriens à ses portes, qu'elle se vit dé-
solée au dedans par la famine et la peste , et sans espérance du
côté des hommes après l'entière défaite des Égyptiens venus à
son secours, alors il parut de la folie à attendre quelque protec-
tion miraculeuse , puisque Dieu lui-même s'opposait à tous les
moyens , et se déclarait en tout pour les ennemis.
Une faible foi ne peut soutenir une si iongue épreuve ; et ceux
qui en eurent une plus ferme et plus persévirante s'étonnèrent
de la lenteur avec laquelle Dieu accomplissait ses promesses , et
de la patience avec laquelle il souffrait que tout pérît, et ne fdt
presque plus en état de proGter de son secours. Mais ce n'est
point à l'argile à juger du temps qu'on emploie à la figurer. Ce
ne sont point les premiers coups de ciseau qui polissent une
pierre, où qui en forment une belle statue : et ce n'est point un
feu médiocre , ou pour la durée ou pour Tactivité ,.qui fond l'or
et qui le puritie. Dieu est attentif à sa sagesse et à sa miséri-
corde , et non aux pensées des hommes , quand il fait son ou-
vrage. 11 ne le laisse point imparfait, pour se mesurer sur leurs
vues bornées , ou sur leur impatience ; et il continue dans son
dessein, sans mépriser néanmoins les gémissements et les lar-
mes de ses serviteurs , jusqu'à ce que tout ce qu'il a résolu soit
accompli.
Alors il fait cesser tout l'appareil , tous les mouvements, tous
les ressorts dont il s'était servi pour achever son ouvrage. 11
TRAITE DES ETUDES. 279
arrête les mains qu'il conduisait ; il suspend Faction des instru-
ments devenus inutiles ; il ne permet plus que le ciseau entame
une figure dont tous les traits sont finis ; et il brise beaucoup
de choses qui n'ont été employées que pour un temps.
C'est ainsi que Dieu en usa à l'égard de Sennachérib. Il s'était
servi de lui comme d'un instrument pour corriger son peuple
et pour purifier Jérusalem. Après qu'il eut réduit cette ville à
un petit nombre de justes profondément humiliés sous sa main,
pour lors il songea à punir les blasphèmes de ce prince , que l'or-
gueil avait conduit à l'impiété. Lorsque le Seigneur aura ac'
compli toutes ses œuvres sur la montagne de Sion et dans Jé-
rusalem Je visiterai , dit-il, cette fierté du cœur insolent du
roi d'Ussur, et cette gloire de ses yeux altiers ».
7. Confiance en Dieu, caractère dominant d'Ézéchias.
Il est remarquable que le Saint-Esprit, seul bon juge du véri-
table mérite des hommes , pour faire l'éloge d'un prince aussi
saint qu'Ézéchias , se contente de dire qu'il a mis sa confiance
dans le Seigneur, le Dieu d'Israël : In Domino , Deo Israël, spe-
ravit'. L'Écriture ajoute qu'il porta cette vertu plus loin qu'au-
cun des rois de Juda qui l'ont suivi et qui l'ont précédé. £n ef-
fet , jamais foi ne fut mise à une si dure et si longue épreuve. Tout
était contre lui. Il paraissait de la folie à attendre encore le se-
cours du ciel lorsque tout était désespéré, et à refuser, sur la
parole d'un seul homme , ou de se rendre aux Assyriens , ou d'im-
plorer un secours étranger. Mais , fortement appuyé sur la pa-
role de Dieu, il demeura ferme comme s'il eût vu l'Invisible , et
il s'attacha à la promesse par l'immobilité d'une espérance inva-
riable , sans se laisser affaiblir par aucun des motifs les plus pres-
sants. L'événement justifia sa conduite. Quand la protection de
Dieu eut enfin éclaté par la destruction entière de l'armée des
Assyriens, celui qui, la veille, était regardé de tous comme un
insensé et un imbécile, devint tout d'un coup, aux yeux de ces
mêmes censeurs , l'homme du monde le plus sage de s'être fié
au Tout-Puissant. Il en sera toujours ainsi, et quiconque espérera
en Dieu ne sera jamais confondu.
>lsai. 10, 12. >4Reg. 18,5.
990 TBÀffé DES ETUDES.
8 Jérusalem délivrée, figure de tÉgUse.
Le principal fruit qu*oii doit tirer de cette histoire est de com-
parer ce qui arrive ici à Jérusalem avec ce qui est arrivé à TÉ-
glise dans tous les temps ; d'y voir ses périls , ses ressources , et
la promesse d*une victoire assurée sur tous ses ennemis. Un ver- 1
set du psaume 47 , qui certainement est prophétique et reganle j
cet événement , peut nous aider à £adre cette oomparaisoo : Fai-
tes le tour de Sion, examinez son enceinte ; faites le dénom- <
brement de ses tours '. Cest le prophète qui parle au nom du
prince et des chefs du peuple , qui , après une délivrance si subite
et si miraculeuse, exhortent ce qui reste de citoyens à faire le
tour au dehors et au dedans de Jérusalem, pour être témoins
eux-mêmes du bon état où sont ses fortiGcations. Voyez, leur
disent-ils , si les ennemis y ont fait une seule brèche, ft^ls en ont
abattu une seule tour , s'ils peuvent se vanter d'avoir prévalu en
quelque chose sur la vigilance et sur la force de celui qui en est
le protecteur : Circumdate Sion * , et circuite eam ; numérale
turres ejus.
L' Église, depuis sa naissance, a été souvent attaquée, assi^ée
de toutes parts , près de périr selon les apparences. Mais tous ses
ennemis ont eu le sort de Sennachérib ; et, après beaucoup d'a-
gitations et de craintes , sa foi est demeurée toujours pure , sa
doctrine a prévalu sur toutes les erreurs, ses fondements n^ont
pas été ébranlés , et l'on n'a pu remarquer quelle ait fait aucune
• rte , ni qu'on l'ait obligée d'abandonner aucun de ses dogmes,
ou de se départir de rancienne tradition qui lui sert de rempart
contre les nouveaux ennemis qui se succèdent les uns aux autres.
Il en sera ainsi dans tous les siècles ; et ce sera im égal mal-
heur , ou d'attaquer l'Église , ou de désespérer de la protection
de Dieu sur elle , et de croire qu'il ait besoin du ^cours des hom-
mes pour la défendre. Tous ceux qui pensèrent ainsi de Jérusalem
périrent : mais la foi de ceux qui attendirent le secours de Dieu ,
et qui ne doutèrent point de ses promesses, les sauva, et les en-
richit des dépouilles de leurs ennemis.
« V. 13.
* C'est ainsi que S. Jérôme a traduit ce ver»et.
TRAITE DES ^UDES. 58»
ARTICLE 111.
Prophéties,
On peut distinguer deux sortes de prophéties.
Les unes sont purement spirituelles, et ne regardent que Jésus-
Christ ou rÉglise. Telle est la première et la plus ancienne de
toutes, où Dieu, après le péché du premier homme, maudit le
serpent ' , et déclara que de la femme naîtrait celui qui lui écra-
serait la tête; c'est-à-dire le Sauveur du monde , qui viendjrait un
jour détruire la puissance du démon. Telles sont aussi, celle de
Jacob, qui désigne le temps où le Messie > doit venir; et celle
de DanieP, qui marque dans un détail merveilleux le temps où
ee même Messie sera mis à mort , et les suites de cette mort
Il y a une autre espèce de prophéties , qu'on peut appeler his-
toriques, qui prédisent des événements temporels, lesquels, pour
Tordinaire , sont eux-mêmes une prédiction et une figure d'autres
événements plus importants et spirituels. On en a vu plusieurs de
cette sorte dans l'histoire de Sennachérib, dont le prophète Isaïe
avait marque, longtemps auparavant, un grand nombre de cir-
constances, qui ne se trouvent point dans les livres historiques.
On a , dans le même prophète , une autre prophétie fort célèbre ,
qui regarde la prise de Babylone par Cyrus , désigné par son nom
deux cents ans avant sa naissance , et qui prédit la délivrance du
peuple juif. Il est aisé de voir que ces deux grands événements,
qui renferment presque t^^utes les prophéties dlsaîe , la déli-
vrance miraculeuse de Jérusalem sous le saint roi Ézéchias , et
la prise de Babylone, suivie de la liberté des Juifs qui y étaient
retenus captifs , étaient la figure et le gage d'autres événements
qui ont rapport à la religion.
On pourrait rapporter à une troisième espèce de prophéties
celte que je vais exposer, dont une partie est purement historique,
et Tautre purement spirituelle. C'est la célèbre prédiction de Da-
niel au sujet de la statue composée de différents métaux. Je la
choisis préférablement aux autres, parce qu'elle a un rapport par-
ticulier à l'histoire profane , dont je dois bientôt parler.
• Gen. 3, 15. ' Dan. 9,24-27.
> Ibid. 4V, 10.
2i.
383 TRAITÉ DES ÉTUDES.
Prophétie de Daniel an sujet de la statue composée de
différents métaux:.
Lorsque Daniel ' était encore fort jeune ,1e roi de Babylone
eut un songe mystérieux dont il perdit l'idée distincte , et con-
serva néanmoins un souvenir confus qui Finquiétait : il voulut
que tous ceux qui passaient pour habiles lui dissent ce qu'il avait
oublié et lui en donnassent Texplication , les condamnant tous à
mourir s'ils ne le faisaient. Daniel , qui était compris dans cet
ordre général , se mit en prière avec trois jeunes Hébreux qui
couraient avec lui le même danger; et il apprit, par une révéla-
tion divine* , ce qu'il ne pouvait savoir par aucune voie naturelle ;
*et tous les sages de Babylone étaient convenus que tout autre
moyen était imposible ^,
« Voici donc , ô roi , lui dit Daniel , ce que vous avez vu. Il
« vous a paru comme une grande statue. Cette statue , grande et
« haute extraordinairement , se tenait debout devant vous , et
« son regard était effroyable. La tête en était d'un or très-pur; la
» poitrine et les bras étaient d'argent; le ventre et les cuisses
« étaient d'airain ; les jambes étaient de fer; et une partie des
« pieds était de fer , et l'autre d'argile. Vous étiez attentif à cette
(i vision , lorsqu'une pierre , d'elle-même , et sans la main d'au-
« cun homme , se détacha de la montagne , et que , frappant la
« statue dans ses pieds de fer et d'argile , elle les mit en pièces.
« Alors le fer, l'argile, Fairain , l'argent et l'or , se brisèrent
« tout ensemble , et devinrent comme-la paille menue et légère
« que le vent emporte hors de Taire pendant l'été, et ils disparu-
« rent sans qu'il s'en trouvât plus rien en aucun lieu; mais la pierre
« qui avait frappé la statue devint une grande montagne qui rem-
«< plit toute la terre. »
A cette première révélation Daniel ajouta l'explication du
songe. « C'est vous, dit*il au roi, qui êtes la tête d'or. Il s'élè-
« vera après vous un autre royaume moindre que le vôtre, qui
> Dan. e. 2. (▼. 28.)
3 M Tanc Danieli mysterium per vi* ^ « Nec reperietor qoisqaam qui in*
Ainnem nocte revelatam eêt. m ( Dan. *c. riicet sermonem in conspectu régis, ex-
2, V. 19.) ceptifl diis, quornm non esteum homini-
« Est Deos in cœlorcTelansmjrsteria. » bus convcrsatio. » fv. II.)
TfiAlTé DES ÉTUDES. 28S
« sera d'argent ; et ensuite un troisième royaumequi sera d'airain,
« et qui commandera à toute la terre. Le quatrième royaume
« sera comme le fer; il brisera et réduira tout en poudre , comme
n le fer brise et dompte toutes choses. » Il explique ensuite ce
que signifiaient les pieds partie de fer et partie d'argile , et con-
tinue ainsi : « Dans le temps de ces royaumes, le Dieu du ciel
« suscitera un royaume qui ne sera jamais détruit ; un royaume
(1 qui ne passera point dans un autre peuple ; qui renversera et
« qui réduira en poudre tous ces royaumes , et qui subsistera*
« éternellement. »
Cette prophétie de Daniel renferme deux parties , et peut pa-
raître mêlée d'historique et de spirituel. Dans la première il '
désigne clairement les quatre grandes monarchies , savoir : des
Babyloniens, dont Nabuchodonosor était actuellement le roi ;
des Perses et Mèdes ; des Grecs et Macédoniens ; des Romains :
et Tordre seul de leur succession en est une preuve. Dans la
seconde il décrit en termes magnifiques le règne de Jésus-Christ,
c'est-SHlire de l'Église , qui doit survivre à la ruine de tous les
autres , et subsister pendant toute Tétemité.
Combien un maître chrétien est-il attentif à faire sentir aux
jeunes gens , dans ces sortes de prophéties, la preuve évidente
de la vérité de la religion! Car où Daniel voyait-il cette succes-
sion et cet ordre des différentes monarchies? Qui lui découvrait
le changement des empires ' , sinon celui qui en est te maître
aussi bien que des temps , qui a tout réglé par ses décrets, et
qui en donne la connaissance à qui il lui plaît, par une lumière
surnaturelle?
Comme on se propose d'instruire aussi les jeunes gens de l'his-
toire profane , on ne manque pas , à l'occasion de la prophétie
dont je viens de parler, de leur faire observer que le même
prophète^ désigne encore dans un autre endroit les quatre
grands empires sous la figure de quatre bétes ; et l'on insiste
lieaucoup sur une autre prédiction rapportée dans le chapitre sui-
vant , qui regarde Alexandre le Grand 3, et qui est Tune des plus .
' H. IpM mutât tempnra et OFitates : cam eo est. » (Dax. 2, 121 , 22.^
transf«trt régna atqae coustîtait. Ipse re- ' C. 7.
velat profunda et abscondita : et lux -^ C. 8*
284 TRAITÉ DBS iXUDBS.
claires et des plus dreonstanciées qui setroufeat dans rÉcriturs
sainte.
Le prophète , après avoir marqué la monarchie des Perses et
celle des Macédoniens sous la figure de deux bétes ' , s'explique
ainsi clairement : « Le bélier qui a deux cornes inégales * repré-
« sente le roi des Mèdes et des Perses. Le bouc qui le renverse
« et le foule aux pieds est le roi des Grecs ; et la grande corne
« que cet animal a sur le front représente le premier auteur de
« cette monarchie. »
Que peut opposer rincrédulité la plus opiniâtre à une prophé-
tie si expressse et si évidente? Par quel moyen Daniel a-t-il
vu que l'empire des Perses serait détruit par celui des Grecs , ce
qui était contre toute vraisemblance ? Gomment a-t-il vu la rapi-
dité des conquêtes d'Alexandre, qu'il marque si dignement en
disant qu'il ne touchait pas la terre? Non tangebat terram.
Gomment a-t-il vu qu'Alexandre n'aurait point de fils qui lui
succédât^; que son empire se démembrerait en quatre principaux
royaumes ; que ses successeurs seraient de* sa nation , et non de
son sang; et qu'il y aurait, dans les débris d'une monardiie
formée en si peu de temps , de quoi composer des États , dont les
uns seraient à l'orient, les autres au couchant ; les uns au midi ,
et les autres au septentrion ?
En expliquant cette prophétie aux jeunes gens , on ne doit pas
oublier de leur faire remarquer ce que dit l'historien Josèphe à
l'occasion de l'entrée d'Alexandre à Jérusalem. Ge prince s'avan-
çait vers cette ville plein de colère contre les Juifs S Qui étaient
demeurés fidèles à Darius. Le grand prêtre Jaddus , en consé-
quence d'une révélation qu'il avait eue , s'était avancé , revêtu
de ses habits pontificaux, au-devant d'Alexandre, avec tous les
' « Ecce aries anas habens cornaa «s» v. 20 et 21.)
ceUa,et annm excelsias altero... Eeoe ^ Surget rex fbrtU, et domiaabihir
autem hircus caprarnm veniebat ab oc- potestate maltm .. et regnam eju divi-
eidente saper faciem totias terras, et non detar in qaatoor ventot cœU, sed Bon in
tffngebat terram. . . Qaumqae appropin- posteros ejus , neqae seconda» poten-
qnasset prope arietem, efferatas est in tiam illias qui domlnatos est. w (1d.
eam. Qaumqae misisset in terram , con- II ,3,4, etc.)
ciilcavit. M (Dan. 8, 3,etc.) <t Qnataor reges de gente ejas con-
' n Aries quem vidisti habere cornaa , surgent , sed non in fortitadine ejas. w
rcx Medorum est atque Persarum. Hircus (lo. 8 , 22.)
raprariim, rex Griccorum est; et cornu ^ Jos. IIUI. dcâ Juifs , I. II., c fi.
grande , ipse est rex prinius. m (ld« ibid.
TRA1TK DES ETUDES. 285
autres prêtres , revêtus aussi de leurs habits de cérémonie , et
tous les lévites vêtus de blanc. Dès qu'Alexandre l'eut aperçu ,
il se prosterna devant lui , et adora le Dieu dont il était le minis-
tre, et dont il portait le nom respectable sur son front. Et comme
un spectacle si inopiné avait jeté tout le monde dans Téton-
nement, le roi déclara que le Dieu des Juifs , étant apparu ii
lui en Macédoine sous le même habit que portait son grand prê-
tre , lui avait dit de passer hardiment le détroit de l'Hellespont ,
et l'avait assuré qu'il serait à la tête de son armée, et lui ferait
conquérir l'empire des Perses. Alexandre , environné des prêtres,
entra à Jérusalem , monta au temple , et offrit des sacrifices à Dieu
en la manière que le grand sacrificateur lui dit qu'il le devait
faire. Ce souverain pontife lui fit voir ensuite le livre de Daniel,
dans lequel il était écrit qu^un prince grec détruirait l'empire des
Perses; ce qui causa une joie infinie à Alexandre.
Quand il n'y aurait qu'un simple motif de curiosité, une his-
toire si agréable et si variée , des prophéties si évidentes et si sur-
prenantes , ne méritent-elles pas bien d'être rapportées aux jeu-
nes gens.' Mais quel fruit ne leur en peut-on pas faire recueillir
par rapport à la religion , en leur faisant observer l'enchaînement
merveilleux que Dieu a mis entre les différentes prédictions des
prophètes , dont les unes , comme je l'ai déjà remarqué, servaient
à autoriser les autres , et formaient toutes ensemble un degré d'é-
vidence et de conviction auquel on ne peut rien ajouter? Cest la
réflexion par où je terminerai cet article , qui r^arde les pro-
phéties.
Réflexion sur les prophéties.
Si les prophètes n'avaient prédit que des événements fort éloi-
gnés , il aurait fallu attendre longtemps pour savoir s'ils étaient
prophètes , et ils n'auraient pu avoir aucune autorité pendant
leur vie.
Si, d'un autre côté, ils n'avaient prédit que des événements
fort prochains , on aurait pu les soupçonner d'en être instruits
par des voies naturelles; et la persuasion qu'ils ne parlaient que
par l'esprit de Dieu aurait paru moins fondée.
Et s'ils n'avaient mis une liaison entre les événements pro-
286 TB4ITB DES ÉTUDES.
chains et les événements éloignés , par des prédictions qui de-
vaient s'accomplir dans l'intervalle , la distance entre les deux
extrémités aurait fait perdre le fruit de leurs prophéties, les pre-
mières étant oubliées , et les dernières n'étant pas attendues.
Par l'accomplissement des premières le prophète acquérait une
autorité légitime, et faisait espérer Taccom plissement des suivan-
tes. Celles-ci ajoutaient à son autorité une certitude entière que
sa lumière venait de Dieu , et que tout ce qui lui était révélé pour
des temps plus reculés s'accomplirait aussi infailliblement que
ce qu'il avait prédit pour un temps plus voisin. Les monuments
publics attestaient ce qui était accompli : l'instruction en faisait
passer la mémoire aux enfants; et ceux-ci , joignant ce qui arri-
vait de leurs jours à ce qui était arrivé au temps de leurs pères,
laissaient à leur postérité un profond respect pour les prophètes
qui ravalent prédit, et une ferme espérance que tout ce qui était
contenu dans leurs autres prédictions s'accomplirait.
Cest ainsi que leurs livres ont mérité d'être regardés comme
des livres divins. I*a preuve était sûre, et à la portée de tout le
monde. On croyait l'avenir parce qu'on voyait le présent. On était
persuadé que la révélation était divine, parce qu'elle était infail-
lible, et au-dessus de toute connaissance humaine; et l'on aurait
conclu tout le contraire, si quelques événements n'avaient pas
répondu à la prédiction. « Écoutez-moi, disait le prophète Jé-
« rémie à un homme qui se prétendait envoyé de Dieu ; et que
« tout le peuple m'écoute aussi. Les prophètes qui ont été avant
« nousontprédit à divers pays et à de grands royaumes la guerre,
« la famine, et d'autres calamités. Il y en a eu, au contraire,
« qui ont prédit la paix^ C'a toujours été par l'événement qu'on
« a discerné quels étaient ceux que Dieu envoyait >. »
Voilà l'unique règle qu'on observait. Elle était simple et fa-
cile. Le petit peuple en faisait l'application aussi sûrement que
les plus hai)iles , et il n'était pas possible de s'y méprendre.
Le peu de temps que laissent aux jeunes gens les études ordi-
naires des classes ne permet pas de leur expliquer avec beaucoup
d'étendue un grand nombre d'histoires ou de prophéties. Mais
si l'on en fait un choix judicieux , et que tous les ans ou trouve
> Jertm. 28 , 7-U.
TB4ITB DES ÉTUDES. 287
le moyen de leur en faire lire quelqiies-unes, en les aceompz-
gnant de réflexions qui soient à leur portée, ce petit nombre
pourra , ce me semble , beaucoup contribuer à leur inspirer un
grand respect pour la religion^ à leur donner beaucoup de goût
pour l'Écriture sainte, et à leur apprendre dans quel dsprit et
avec quels principes ils devront un jour la lire quand ils en au-
ront le loisir.
TROISIÈME PARTIE.
DE L*HIST0IBE PBOFANE.
Je suivrai ici le même ordre que j'ai gardé en parlant de This-
toire sainte : c'est-à-dire que j'établirai d'abord quelques prin-
cipes utiles pour conduire les jeunes gens dans l'étude de l'his-
tmre profane ; et j'en ferai ensuite l'application à quelques faits
particuliers, par les réflexions que j'y joindrai.
CHAPITRE PREMER.
BBGLES ET PBIMCIPES POUB l'ÉTDDE DE l'HISTOIBE
PBOFAME.
On peut réduire ces principes à six ou sept : apporter beau-
coup d'ordre dans cette étude ; observer ce qui regarde les usa-'
ges et les coutumes ; chercher surtout et avant tout la vérité ; s'ap-
pliquer à découvrir les causes de l'agrandissement et de la cbute
des empires, du gain ou de la perte des batailles, et de pareils
événements; étudier le caractère des peuples et des grands
Immmes dont parle l'histoire ; être attentif aux instructions qui
regardent les mœurs et la conduite de la vie ; enfin remarquer
avec soin tout ce qui a rapport à la religion.
S I. Ordre et clarté nécessaires pour bien étudier F histoire.
Une des choses qui peuvent le plus contribuer à mettre de
288 TBAITé DES ÉTUDES.
Tordre et de la clarté dans cette étude est de distribuer tout le
corps d'une histgire en certaines parties et certains intervalles
qui présentent d'abord à Tesprit comme un plan général de toute
cette bistoire, qui en montrent les principaux événements, et
qui en fassent connaître la suite et la durée. Ces divisions ne doi-
vent pas être trop multipliées ; autrement, elles pourraient cau-
ser de rembarras et de l'obscurité.
' Ainsi tout le temps deTbistoire romaine depuis Roraulus jus-
qu^à Auguste , qui est de 723 ans, peut se diviser en cinq parties.
> La première est sous tes sept rois de Rome, et elle dure
244 ans.
^ I.a seconde est depuis rétablissement des cœisuls jusqu'à la
prise de Rome , et elle dure 1 20 ans. Elle renferme rétablisse-
ment des consuls, des tribuns du peuple, des décemvirs, des
tribuns militaires , avec la puissance des consuls; le si^e et la
prise de Véies.
^ La troisième est depuis la prise de Rome jusqu'à la première
guerre punique , et elle dure 124 ans. Elle renferme la prise de
Rome par les Gaulois, la guerre contre les Samnites, et celle
contre Pyrrhus. /
^ La quatrième est depuis le commencement de la première
guerre punique jusqu'à la fin de la troisième, et elle dure 120 ans.
Elle renferme la première et la seconde guerre punique, les guer-
res contre Philippe, roi de Macédoine ; contre Antiochus, roi d'A-
sie; contre Persée, dernier roi de Macédoine ; contre les Numan-
tins en Espagne ; et enfin la dernière guerre punique , terminée
• par la prise et la ruine de Cartbage.
La cinquième ^ est depuis la ruine de Cartbage jusqu'au chan-
gement de la république romaine en monarcbie sous Auguste,
et elle dure 115 ans. Elle renferme la guerre d'Acbaïe, et la
ruine de Corinthe ; les troubles domestiques excités par les Grac-
ques; les guerres contre Jugurtha, contre les alliés, contre Mi-
thridate; les guerres civiles entre Marins et Sylla, entre César
et Pompée, entre Antoine et le jeune César ?. Cette dernière
> Ans de la fondation d^ Rome. ^ 486.
» I. <'-.■ * 6«H.
3 244. ' 72i.
THAITfi DBS BTUDES. 389
guerre se termina par la bataille d'Actiuoi, et par Tautorîté
souveraine du jeune César, surnommé depuis Auguste,
J*ai déjà observé , en parlant de l'histoire sainte^ Tusage qu'on
devait faire de la chronologie. Je ne répète point ici ce que j'ai
dit sur ce sujet.
La géographie est aussi d'une nécessité absolue pour les jeunes
gens; et, faute de l'avoir apprise dans ces premières années,
beaucoup de gens l'ignorent tout le reste de leur vie , et s'expo-
sent à tomber sur ce point dans des bévues qui les rendent ridi-
cules. Un quart d'heure employé régulièrement tous les jours à
cette étude mettra les enfants en état d'en être parfaitement
instruits. Après qu'on leur en aura expliqué les principes les
plus généraux , il ne faudra jamais laisser passer aucune ville un
peu considérable, ni aucune rivière, dont il sera parlé dans
leurs auteurs, sans les leur faire voir dans les cartes géographi-
ques. Il faut qu'ils sachent orienter chaque' ville, c'est-à-dire en
marquer la situation par rapport aux différents endroits dont
il sera question. Ainsi ils diront qu'Évreux est au couchant de
Paris; Châlons-sur- Marne, au levant; Amiens, au nord; Or-
léans, au midi. Us suivront les rivières depuis leur source jus-
qu'à l'endroit où elles se jettent dans la mer ou dans quelque
fleuve, et marqueront les villes considérables qui se rencontrent
sur leur passage. On peut, lorsqu'ils sont sufOsamment instruits,
les faire voyager sur la carte, ou même de vive voix, en leur
demandant, par exemple, quelle route ils tiendraient pour al-
ler de Paris à Constantinople , et ainsi des autres provinces. Pour
rendre cette étude moins sèche et moins désagréable, il est bon
d'y jomdre de courtes histoires , qui servent à fixer davantage
dans l'esprit des enfants l'idée des villes , et qui , chemin faisant,;
leur apprennent mille choses curieuses. Elles se trouvent cl^s
plusieurs traités de géographie que nous avons en notre langue,
dont les maîtres peuvent facilement extraire celles qu'ils juge-
ront les plus convenables à la jeunesse.
S II. Observer ce qui regarde les lois, les usages et les cou-
tumes des peuples.
Ce n'est pas une chose indifférente , en étudiant l'histoire, que
TR. DES ÉTUD. T. H. 25
290 TRAITE DES ETUDKS.
d'observer les divers usages des peuples , rinvention des arts ,
les différentes manières de vivre, de bâtir, de faire la goerre, de
former ou de soutenir des sièges, de construire des vaisseaux, de
naviguer ; les cérémonies pour les mariages, pour les funérailles , .
pour les sacrifices; en un mot, tout ce qui regarde les coutumes
et les antiquités. J'aurai lieu d'en dire quelque chose dans la
suite.
Ce que j'ai marqué jusqu'ici n'est encore, pour ainsi dire,
que lesquelette de l'histoire : les observations suivantes en sont
comme l'âme, et renferment ce qu'il y a de plus utile dans cette
étude.
§ III. Chercha' surtout la vérité.
Ce qui fait la qualité la plus essentielle et le devoir le plus
indispensable de l'historien , marque en même temps ce qui doit
faire la principale attention de celui qui s'applique à l'étude de
riiistoire.^ Or, personne n'ignore < que ce qu'on exige d'un histo-
rien, avant toutes et sur toutes choses, est que, libre de toute
passion et de toute prévention, il n'ait jamais la témérité de rien
avancer de faux, et quil ait toujours le courage de dire ce qui
est vrai. On peut lui passer les négligences dans le style ^ mais
on ne lui pardonne point le défaut de sincérité ; et c'est la diffé-
rence qui se trouve entre le poëme et l'histoire^. Le poëme, ayant
pour principal but le divertissement du lecteur, blesse et choque
nécessairement s'il est sans art et sans grâce; au lieu que This-
toire , de quelque manière qu'elle soit écrite , fait toujours plaisir
si elle est vraie, parce qu'elle satisfait un désir naturel à l'homme,
qui est avide de savoir, et toujours curieux d'apprendre quel-
que chose de nouveau , mais qui ne peut souffrir qu'on le trompe
en substituant le mensonge à la vérité , et des imaginations
' « QuU nescit primam esse historiée lectationem pleraqae. » (Cic. de Leg. ,
legem , ne qaid faUi dicere audeat; lib. l,ii. 4et5.)
deinde » ne qaid veri non audeat ? ne qua « Orationi et carmin! est parra gra-
•nspicio gratise sit in scribesdo , ne qaa tla « niai eloqnentia sit somma : historia
simoltatis. » (Cic de Orat. lib. 2 , n. 62.) quoquo modo scripta delcctat. Sont enim
3 M Intelligo te , frater , alias in Iiis- liominea natnra curiosi , et qaalibet nuda
toria leges observandas putare , alias in reram cognitione capinntar , at qui ser-
poemate : quippe quum in illa ad veri- munculis etiam fabellisqae ducantur. »
tatem cancta referantnr , in lioc ad de- (Plin. lib. 5, Epist. 8.)
TBAITÉ DES ÉTUDES. 29 f
creuses à la réalité des faits. Aussi voit-on qu'ordinairement les
historiens, pour mériter la créance du lecteur, commencent par
faire profession d'une exacte et scrupuleuse sincérité, également
exempte d'amour et de haine, d'espérance et de crainte, comme
on le peut remarquer dans Salluste et dans Tacite.
Ce qu'on doit donc chercher dans l'histoire, préférablement à
tout le reste , c'est la vérité. Les bons écrivains ont raison de
tâcher de la rendre plus aimable, en s'appliquant à l'orner et à
la parer : et un habile maître ne manque pas de faire sentir
toutes les grâces et toutes les beautés qui se rencontrent dans un
historien ; mais il ne souffre pas que ses disciples se laissent
éblouir par un vain éclat de paroles , qu'ils préfèrent des fleurs
aux fruits , qu'ils soient moins attentifs à la vérité même qu'à sa
parure, ni qu'ils fassent plus de cas de l'éloquence d'un histo-
rien que de son exactitude et dé sa fidélité à rapporter les faits.
Quintilien , dans le portrait quMl nous tracu, en deux mots, d^ un
historien grec , nous apprend à faire ce discernement. « L'his-
« toire , dit-il , que Clitarque < a écrite est admirée pour le style,
« mais décriée par le défaut de sincérité. » Clitarchi probatur
ingenium y fides infamatur * .
On doit donc avertir les jeunes gens d'être sur leurs gardes quand
ils lisent des histoires écrites du vivant des princes dont il y est
parlé , parce qu'il est rare que ce soit la vérité seule qui les ait
dictées , et que l'envie de plaire à celui qui distribue les grâces
et les faveurs n'y ait influé en rien. Les meilleurs princes même
ne sont pas toujours insensibles à la flatterie , et il y a dans tous
les hommes un secret désir de gloire et de louange qui doit
rendre suspectes de telles histoires. Si la flatterie rend mépri-
sable un historien , la médisance doit le rendre haïssable. L'une
et Tautre ^, dit Tacite, déguisent et altèrent également la vérité:
avec cette différence qu'il est aisé de se défendre de l'une, qui est
odieuse à tout le monde , et ressent l'esclavage; au lieu qu'on se
' U avait écrit aae histoire d'ÂIexan- Terans dominantes... Sed ambitionem
dre. Longin blâme l'enflure de son style scriptoris facile ayerseris : obtrectatio et
{de Sublim. , c. 3).~L. li?or pronis aaribas accipiautnr , qaippe
* Instit. Orat. X , 1. adalationi fœdam crimen serritatis , ma-
^ « Veritas plaribns modis infracta... lignitati falsa species libertatis inest. m
llliidiae asseutandi, aut rarsas odio ad- (Tac. Jnnat.lib, l, cap. I.)
292 TRAITE DKS ETUDES.
prête volontiers à l'autre , qui nous séduit par une fausse image
de liberté , et s'insinue agréablement dans les esprits.
Il y a des historiens, très-estimables d'ailleurs, qui , par le
mauvais goût de leur siècle, ou par une trop grande crÀlulité,
ont mêlé beaucoup de fables dans leurs écrits , comme Gcéron
le remarque d'Hérodote et de Théopompe.
Tel est , par exemple , ce que dit le premier de la naissance de
Cyrus > , dont j'aurai lieu de parler dans la suite. Ou pardonne
à l'antiquité, dit Tite-Live > , d'avoir plus cherché le merveilleux
que le vrai dans ses récits , et d'avoir voulu embellir et orner
^'origine des grandes villes et des grands empires par des fictions
^lùs convenables à la fable qu'à l'histoire. Mais on doit accou-
tumer les jeunes gens , quand on leur fait lire ces sortes d'au-
teurs, à faire le discernement du vrai et du faux; et il faut aussi
les avertir que la raison et l'équité demandent qu'on ne rejette
pas tout dans un écrivain parce qu'il s'y trouve quelque chose de
faux, et qu'on n'ajoute pas foi à tout parce qu'il s'y rencontre
plusieurs choses vraies.
Cet amour pour la vérité , qu'on tâchera de leur inspirer en
tout, peut contribuer beaucoup à les garantir d'un mauvais
goût qui autrefois était si commun , je veux dire de la lecture
des romans et des histoires fabuleuses , qui étouffent peu à peu
Tamour et le goût du vrai , et rendent l'esprit incapable des
lectures utiles et sérieuses , qui parlent plus à la raison qu'à
l'imagination.
On ne peut trop féliciter notre siècle de ce que, dès qu'on lui
a fourni ou des traductions des célèbres auteurs de l'antiquité, ou
des ouvrages modernes dignes de son application , il a aban-
donné aussitôt et même rejeté avec mépris toutes ces fictions ; et
de ce qu'il a reconnu que rien, en effet, ne dégradait davantage
réminence de la raison humaine , qui est destinée à se nourriif ^
de la vérité, que de se repaître des chimères d'une imagination dé-
réglée, et de s'en rendre le jouet en la suivant dans tous ses égare-
ments. Que si quelquefois on hasarde encore quelques ouvrages
» De leg. 1. I , n 5. dendi. » ( Tuse. Quast. 1. I , n. 44.)
3 In Prsef. 11. « Nihil est homiuis meuti veritatiA lace
3 « Natara inest raentibas noatris in- dnlcias. » {Acwi. Quast. lib. 4 ,u. 31 )
•atiabilis qutedam cupiditas veri ▼!-
TBAITB DES ETUDES. 293
de cette nature, ou voit, à lai gloire de notre temps, qu'ils tom-
bent aussitôt dans Toubli , qu'ils sont négligés de tous les gens
sensés, et qu'ils ne deviennent le partage que de quelques esprits
frivoles.
§ rV. S'appliquer à découvrir les causes des événements.
PolyI)e < , qui maniait la plume aussi habilement que l'épée ,
et qui n'était pas moins bon écrivain qu'excellent capitaine , mar-
que , en plusieurs endroits de ses livres \ que la meilleure ma-
nière de composer et d'étudier l'histoire est de ne se pas borner
au simple récit des faits, du gain ou de la perte d'une bataille ,
de l'agrandissement ou delà chute des empires : mais d'en ap-
profondir les raisons, et d'en lier ensemble toutes les circons-
tances et les suites ; de démêler, s'il se peut, dans chaque événe-
ment, les desseins secrets et les ressorts cachés; de remonter
jusqu'à l'origine des choses , et aux préparations les plus éloi-
gnées; de bien discerner les causes véritables d'une guerre d'a-
vec' les prétextes spécieux dont on les couvre ; et surtout d'être
attentif à ce qui a décidé du succès d'une entreprise , du sort
d'une bataille, de la ruine d'un État. Sans cela > , dit-il , l'his-
toire fournit au lecteur un spectacle agréable , mais non une ins-
truction utile; elle sert à contenter la curiosité dans le moment ,
mais elle n'est de nul usage dans la suite pour la conduite de
la vie.
Il remarque que la guerre des Romains en Asie contre Antio-
chus était une suite de celle qu ils avaient faite auparavant con-
tre Philippe , roi de Macédoine : que ce qui avait donné occasion
a celle-ci était l'heureux succès de la seconde guerre punique ,
dont la principale cause , du côté des Carthaginois , avait été la
perte de la Sicile et de la Sardaigne : qu'ainsi , pour se former
une juste idée des divers événements de ces guerres , il ne faut
pas les considérer séparément ni par parties , mais embrasser le
tout ensemble , et en bien étudier les liaisons , les suites et les
dépendances.
• Polyb. Hist lib. 3. Tcpô; 8è xh (JiéXXov oOôèv cbseXet t6
' •AywvKrjia fièv , (Jiàey^jjLa 8è ou TrapotTrav. ( III , 31 , 12. )
Yi^vexai* xai TuapauTÎxa jùv tépTrei ,
25.
294 TBAITB DES ÉTUDES.
Il observe , au même endroit , que ce serait se tromper gros-
sièrement que de régarder la prise de Sagonlepar Annibal comme
la véritable cause de la seconde guerre punique. Le regret qu'eu-
rent les Carthaginois d'avoir cédé trop facilement la Sicile par le
traité qui termina la première guerre punique; Tinjustice et la
violence des Romains, qui proOtèrent des troubles excités dans
l'Afrique pour enlever encore la Sardaigne aux Carthaginois, et
pour leur imposer un nouveau tribut; les heureux succès et les
conquêtes de ces derniers dans l'Espagne : voilà quelles furent
les véritables causes de la rupture du traité, comme Tite-Live ',
suivant en cela le plan de Polybe , Tinsinue en peu de mots dès
le commencement de son histoire de la seconde guerre punique.
Polybe prend de là occasion d'établir un principe fort utile
pour l'étude de l'histoire , qui est qu'on doit y distinguer exac-
tement trois choses : les commencements , les causes , les pré-
textes d'une guerre. Les commencements sont les premières
.entreprises qui éclatent au dehors, et qui sont les suites des ré-
solutions formées en secret : tel était le siège de Sagonte. Les
causes sont les différentes dispositions des esprits, les méconten-
tements particuliers , les injures qu'on a reçues, Tespérance de
réussir dans ses entreprises : telles étaient , dans le fait dont
nous parlons, la perte de la Sicile et de la Sardaigne jointe à
l'imposition d'un nouveau tribut , et l'occasion favorable d'un
chef aussi habile et aussi aguerri qu'était Annibal. Les prétextes
ne sont qu'un voile qui sert à cacher les véritables causes.
Iléclaircit encore ce principe par d'autres exemples. Croit-on,
dit-il , que l'irruption d'Alexandre dans l'Asie fut la première
cause de la guerre contre les Perses? Il s'en faut bien que cela
ne fût ainsi : et , pour s'en convaincre , il ne faut que jeter les
yeux sur les longs préparatifs qui avaient précédé cette irrup-
tion, laquelle fut le commencement et le signal, non la cause , de
la guerre. Deux grands événements avaient fait conjecturer à Phi-
lippe que la puissance des Perses, autrefois si formidable, com-
mençait à pencher vers sa ruine : le retour glorieux et triomphant
des dix mille Grecs sous la conduite de Xénophon à travers les
villes ennemies, sans qu'Artaxerxe, victorieux, eût osé s'opposer
' Lit. lib. 21 , n. I.
TR4ITB DES ÉTUDES. 295
à la résolution hardie qalls formèrent de traverser en corps d'ar-
mée tout son empire pour retourner en leur pays ; et la généreuse
entreprise d'Agésilas, roi de Lacédémone, qui, avec une poignée
de monde , porta la guerre et la terreur jusque dans le sein de
r Asie Mineure sans trouver aucun obstacle à ses desseins , et qui
ne fut arrêté dans ses conquêtes que par les divisions de la
Grèce. Philippe, comparant cette lâcheté et cette nonchalance
des Perses avec l'activité et le courage de ses Macédoniens ,
animé par Tespérance de la gloire et des avantages qui devaient
être le fruit certain de cette guerre , après avoir su par une habi-
leté incroyable réunir en sa faveur tous les esprits et tous les suf-
frages de la Grèce , prit pour prétexte de la guerre quUl méditait
contre les Perses les anciennes injures que les Grecs en avaient
reçues , et travailla avec un soin infatigable aux préparatifs de
la guerre , dont Alexandre , son 6ls , qui succéda à ses desseins
aussi bien qu'à son royaume , profita sagement pour les mettre
en exécution. La faiblesse et la njnchalance des Perses furent
donc la véritable cause de cette guerre : leurs anciennes entre-
prises contre la Grèce en furent le prétexte ; et l'entrée d'A-
lexandre dans TAsie en fut le commencement.
11 développe de la même manière les prétextes apparents et les
véritables causes de la guerre des Romains contre Antiochus.
Denys d'Halicamasse ' pose les mêmes principes que Polybe.
Il déclare en plusieurs endroits que, pour tirer de la lecture des
histoires le- profit qu'on en doit espérer, et pour la rendre utile
au maniement des affaires publiques , il ne faut pas borner sa
curiosité aux faits et aux événements, mais qu'il en faut pénétrer
les raiisons , étudier les moyens qui les ont fait réussir, entrer
dans les vues et dans les desseins de ceux qui les ont conduits ,
examiner avec attention le succès que Dieu leur a donné (ces
paroles sont remarquables dans un païen ) , et n'ignorer aucune
des circonstances qui ont donné le branle et le mouvement aux
e.itr^rises dont il s'agit.
Un homme d'esprit et de sens , dit il ailleurs ^, secontente-t-il
de savoir que dans la guerre contre les Perses les Athéniens et
' IMoays. llalicarn. Anliquit. rom. - Ihid. lib. II-
Ub. 5.
296 TRAITÉ DES ETUDES.
les LacédéinonieDS remportèrent contre eux trois victoires, deux
sur mer, et l'autre sur terre; et qu*a?ec une armée de cent dix
mille soldats au plus ils battirent celle du roi des Perses , com-
posée de plus de trois cent mille hommes? Ne souhaite-t-il pas,
outre cela, d'être instruit des endroits où ces batailles se don-
nèrent; des causes qui firent pencher la victoire du côté du petit
nombre , et qui donnèrent lieu à un événement si surprenant ;
du nom et du caractère des généraux qui se signalèrent de part
et d'autre; en un mot, de toutes les circonstances mémorables
et de toutes les suites d'une action si importante? Car, ajoute-t-il,
c'est un ^and plaisir pour un homme sensé et judicieux qui
lit une histoire écrite de cette sorte, d'être conduit comme par
la main au début et au. terme de chaque action, et, au lieu de
simple lectetr qu'il serait, de devenir comme le témoin et le spec-
tateur de tout ce qui lui est raconté.
M. Bossuet, évéque de Meaux, remarque de même, dans
son Discours sur l'Histoire universelle ' , qu'il ne faut pas con-
sidérer seulement l'élévation et la chute des empires , mais qu'il
faut encore^ plus s'arrêter sur les causes de leurs progrès et sur
celles de leur décadence.
« Car , dit-il , ce même Dieu qui a fait l'enchaînement de l'u-
« ni vers, et qui , tout-puissant par lui-même , a voulu, pour éta-
« blir l'ordre , que les parties d'un si grand tout dépendissent les
« unes des autres , ce même Dieu a voulu aussi que le cours des
« choses humaines eût sa suite et ses proportions. Je veux dire
« que les hommes et les nations ont eu des qualités proportion-
« nées à l'élévation à laquelle ils étaient destinés ; et qu'à la ré-
« serve de certains coups extraordinaires où Dieu voulait que
« sa main parût toute seule, il n'est point arrivé de grands chan-
" gements qui n'aient eu leurs causés dans les siècles précédents.
« Et comme dans toutes les affaires il y a ce qui les prépare , ce
« qui détermine à les entreprendre et ce qui les fût réussir, la
« vraie science de l'histoire est de remarquer dans chaque temps
« ces secrètes dispositions qui ont préparé les grands change-
« ments , et les conjonctures importantes qui fes ont fsdt arri-
« ver. En effet , il ne suffit pas de regarder seulement devant
' Ch. I.
TBAITB DES ETUDES. 297
« ses yeux , c'est-à-dire de coDsidérer ces grands événements qui
« décident tout à coup de la fortune des empires. Qui veut enten-
« dre à fond les choses bumaines doit les reprendre de plus haut;
« et il lui faut observer les inclinations et les moeurs, ou, pour
« dire tout en un mot , le caractère tant des peuples domi-
« nants en général que des princes en particulier , et enûn de
« tous les hommes extraordinaires qui , par Timportance du
« personnage qu'ils ont eu à faire dans le monde , ont contribué
« en bien ou en mal aux changements des États et à la fortune
« publique.»
Cette dernière réflexion nous conduit naturellement à ce que
j'ai dit qu'il fallait, en cinquième lieu , remarquer dans l'étude
de l'histoire.
§ V. Étudier le caractère des peuples et des grands hommes
don t parle F h istoire.
Pour ce qui regarde le caractère des peuples, je ne puis rien
feire de mieux que de renvoyer le lecteur aux remarques que
M. Bossuet a faites sur ce sujet dans la seconde partie de son
Discours sur THistoire universelle. Cet ouvrage est' l'un des plus
admirables qui aient paru de notre temps, je ne dis pas seule-
ment par la beauté et par la sublimité du style , mais encore plus
par la grandeur des choses mêmes , par la solidité des réflexions ,
par la profonde connaissance du cœur humain^ et par cette
vaste étendue qui embrasse tous les siècles et tous les empires.
On y voit avec un plaisir inGni passer comme en revue tous les
peuples et toutes les nations du monde avec leurs bonnes et mau-
vaises qualités ; avec leurs mœurs , leurs coutumes , leurs in-
clinations différentes : Égyptiens, Assyriens, Perses, Mèdes,
Grecs , Romains. On y voit tous les royaumes du monde sortir
comme de terre , s'élever peu à peu par des accroissements in-
sensibles, étendre ensuite de tous côtés leurs conquêtes, par-
venir par différents moyens au faite de la grandeur humaine ,
^ par des révolutions subites tomber tout d'un coup de cette élé-
vation, et aller, pour ainsi dire, se perdre et s'abtmer dans le
même néant d'où ils étaient sortis. Mais , ce qui est bien plus
digne d'attention , on y voit dans les mœurs mêmes des peu-
298 TRAITÉ DES ETUDES.
pies, dans leurs caractères, dans leurs vertus et dans leurs vices,
la cause de leur agrandissement et de leur chute : on y apprend
non-seulement à démêler ces ressorts secrets et cachés de la poli-
tique humaine, qui donnent le mouvement à toutes les actions
et à toutes les entreprises , mais à y reconnattre par tout un être
souverain qui veille et préside à tout , qui règle et conduit tous
les événements, qui dispose et décide en maître du sovt de tous
les royaumes et de tous les empires du monde. Je ne puis donc
trop exhorter ceux qui sont chargés de l'éducation de la jeu-
nesse à lire et à étudier avec attention cet excellent livre, si
capable de former en même temps et l'esprit et le cœur; et,
après ravoir bien étudié eux-mêmes, à tâcher d'en inspirer le
goût à leurs élèves.
Ce que j'ai dit des peuples, on doit l'entendre aussi des grands
hommes , des personnages célèbres qui se sont distingués en
bien ou eu mal dans chaque nation ; dont il faut s'appliquer
avec soin à étudier le génie, le naturel , les vertus , les défauts ,
les qualités particulières et personnelles , en un mot un certain
fonds d'esprit et de conduite qui domine en eux et qui les ca-
ractérise : car c'est là proprement les connaître. Autrement , on
n'en voit que la surface et le dehors ; et ce n'est pas par l'ha-
billement , ni même par le visage seul, qu'on discerne les hom-
mes et qu'on en peut juger.
Il ne faut pas croire non plus que ce soit principalement par
tes actions d'éclat qu'on les puisse connaître. Quand ils se don-
nent en spectacle au public, ils peuvent se contrefaire etse con-
traindre, en prenant pour un temps le visage et le masque qui
convient au personnage qu'ils ont à soutenir. Cest dans le par-
ticulier, dans l'intérieur, dans le cabinet, dans le domestique,
qu'ils se montrent tels qu'ils sont, sans déguisement et sans
apprêt. C'est là qu'ils agissent et qu'ils parlent d'après nature.
Aussi c'est surtout par ces endroits qu'il faut étudier les grands
hommes, pour en porter un jugement certain : et c*est l'avantage
inestimable qu'on trouve dans Plutarque, et par où Ton peut dire
qu'il l'emporte infiniment sur tous les autres historiens. Dans
les vies qu'il nous a laissées des grands hommes célèbres parmi
les Grecs et les Romains , il descend dans un détail qui fait un
TBAITÉ DES ÉTUD£S. 299
plaisir infini. 11 ne se contente pas de montrer le capitaine . le
conquérant , le politique , le magistrat , l'orateur : il ouvre à ses
lecteurs Tintérieur de la maison , ou plutôt le fond du cœur de
ceux dont il parle ; et il leur y fait voir le père^ le mari , le maître,
l'ami. On croit vivre et s'entretenir avec eux , être de leurs par-
ties et de. leurs promenades, assister à leurs repas et à leurs con-
versatious. Gicérou dit quelque part qu'en marchant dans Athè-
nes et dans les lieux circonvoisins ' , on ne pouvait faire un pas
sans rencontrer quelque ancien monument d'histoire , qui rap-
pelait dans l'esprit le souvenir des grands hommes qui y avaient
autrefois vécu, et qui les rendait en quelque sorte présents. Ici ,
c'était un jardin où l'on s'imaginait voir encore les traces de Pla-
ton qui s'y promenait en traitant des plus graves matières de
philosophie : là , c'était le lieu des assemblées publiques où £s-
cbine et Démosthène semblaient encore plaider l'un contre l'au-
tre. On croyait, en parcourant les bords de la mer, y entendre
la voix de l'orateur grec qui apprenait à vaincre le bruit tumul-
tueux des assemblées en surmontant celui des flots. Il me sem-
ble que la lecture des Vies de Plutarque produit un effet à peu
près semblable , en nous rendant comme présents les grands
hommes dont il parle, et en nous donnant de leurs mœurs et de
leurs manières une idée aussi vive et aussi animée que si nous
avions vécu et conversé avec eux. On connaît plus parfaitement
le fond du génie , de l'esprit , du caractère d'Alexandre , par la
vie assez courte et assez abrégée qu'en a faite Plutarque , que par
l'histoire fort détaillée et fort circonstanciée qu'en ont écrite
Quinte-Curce et Arrien.
Cette connaissance exacte du caractère des grands hommes
£ait une partie essentielle de l'histoire ; et c'est pour cela qu'or-
dinairement les bons historiens ont soin de donner un précis et
une idée générale des bonnes et des mauvaises qualités de ceux
qui ont eu le plus de part aux événements dont ils entreprennent
* « Qaacamqae ingredimar , in ali- tem , quem accepimas primum hic ( in
«laam hiatoriam vcfftigiam ponimus. Usa Academia) dispatare solitam : cnjus
aatem evenit , ot acrius aliquanto «t at- etiam illi hortali propinqai non me-
tentim de clans viris, locoram adnio> moriam solam mihi afferant, sed ipsam
nittt, cogitemas.. . Telat ego nanc mo> videntur in conspectu meo hic ponere,
▼eor. Venit cnim mihi Platonis in men- etc. » [De Finib. lib. 5 , n. 2 , etc.)
208 TRAITÉ DES ETUDES.
pies, dans leurs caractères, dans leurs vertus et dans leurs vices,
la cause de leur agrandissement et de leur chute : on y apprend
non-seulement à démêler ces ressorts secrets et cachés de la poli-
tique humaine , qui donnent le mouvement à toutes les actions
et à toutes les entreprises , mais à y reconnaître par tout un élre
souverain qui veille et préside à tout , qui règle et conduit tous
les événements , qui dispose et décide en maître du sort de tous
les royaumes et de tous les empires du monde. Je ne puis donc
trop exhorter ceux qui sont chargés de Téducation de la jeu-
nesse à lire et à étudier avec attention cet excellent livre , si
capable de former en même temps et l'esprit et le cœur; et,
après l'avoir bien étudié eux-mêmes, à lâcher d'en inspirer le
goût à leurs élèves.
Ce que j*ai dit des peuples, on doit l'entendre aussi des grands
hommes , des personnages célèbres qui se sont distingués en
bien ou eu mal dans chaque nation ; dont il faut s'appliquer
avec soin à étudier le génie, le naturel , les vertus , les défauts ,
les qualités particulières et personnelles , en un mot un certain
fonds d'esprit et de conduite qui domine en eux et qui les ca-
ractérise : car c'est là proprement les connaître. Autrement , on
n'en voit que la surface et le dehors ; et ce n'est pas par l'ha-
billement , ni même par le visage seul , qu'on discerne les hom-
mes et qu'on en peut juger.
Il ne faut pas croire non plus que ce soit principalement par
tes actions d'éclat qu'on les puisse connaître. Quand ils se don-
nent en spectacle au public, ils peuvent se contrefaire et se con-
traindre , en prenant pour un temps le visage et le masque qui
convient au personnage qu'ils ont à soutenir. C'est dans le par-
ticulier, dans l'intérieur, dans le cabinet, dans le domestique,
qu'ils se montrent tels qu'ils sont, sans déguisement et sans
apprêt. C'est là qu'ils agissent et qu'ils parlent d'après nature.
Aussi c'est surtout par ces endroits qu'il faut étudier les grands
hommes, pour en porter un jugement certain : et c'est l'avantage
inestimable qu'on trouve dans Plutarque, et par où l'on peut dire
qu'il l'emporte infiniment sur tous les autres historiens. Dans
les vies qu'il nous a laissées des grands hommes célèbres parmi
les Grecs et les Romains , il descend dans un détail qui fait un
TBAITÉ DES ÉTUD£S. 299
plaisir infini. 11 ne se contente pas de montrer le capitaine . le
conquérant, le politique, le magistrat, l'orateur : il ouvre à ses
lecteurs Tintérieur de la maison , ou plutôt le fond du cœur de
ceux dont il parle ; et il leur y fait voir le père^ le mari , le maître,
Tami. On croit vivre et s'entretenir avec eux , être de leurs par-
ties et dc^ leurs promenades, assister à leurs repas et à leurs con-
Ycrsatious. Gicérou dit quelque part qu'en marchant dans Athè-
nes et dans les lieux circonvoisins ' , on ne pouvait faire un pas
sans rencontrer quelque ancien monument d'histoire , qui rap-
pelait dans l'esprit le souvenir des grands hommes qui y avaient
autrefois vécu, et qui les rendait en quelque sorte présents. Ici ,
c'était un jardin où l'on s'imaginait voir encore les traces de Pla-
ton qui s'y promenait en traitant des plus graves matières de
philosophie : là, c'était le lieu de-s assemblées publiques où £s-
cbine et Démosthène semblaient encore plaider l'un contre l'au-
tre. On croyait, en parcourant les bords de la mer, y entendre
la voix de l'orateur grec qui apprenait à vaincre le bruit tumul-
tueux des assemblées en surmontant celui des flots. Il me sem-
ble que la lecture des Vies de Plutarque produit un effet à peu
près semblable , en nous rendant comme présents les grands
hommes dont il parle, et en nous donnant de leurs mœurs et de
leurs manières une idée aussi vive et aussi animée que si nous
avions vécu et conversé avec eux. On connaît plus parfaitement
le fond du génie, de l'esprit, du caractère d'Alexandre , par la
vie assez courte et assez abrégée qu'en a faite Plutarque , que par
l'histoire fort détaillée et fort circonstanciée qu'en ont écrite
Quinte-Curce et Arrien.
Cette connaissance exacte du caractère des grands hommes
£ait une partie essentielle de l'histoire ; et c'est pour cela qu'or-
dinairement les bons historiens ont soin de donner un précis et
une idée générale des bonnes et des mauvaises qualités de ceux
qui ont eu le plus de part aux événements dont ils entreprennent
* « Qaacamqae ingredimar , in ali- tem , quem accepimas primum hic ( ia
qoam hictoriam vcctigiam ponimas. Usa Academia) dispatare solitam : cujas
aatem evenit , ot acrias aliquanto «t at- etiam illi hortali propinqai non me-
tentios de clans vins, locorom admo* moriam solam mihi afYèrunt, sed ipsam
nittt, cogitemus.. . yelat ego nunc mo- videntar in conspecta meo hic ponere,
▼eor. Venit cnim mihi Platonis in men- etc. » [De Finit . lib. 5 , n. 2 , etc.)
300. TKAI'IK DES fiXUilBS.
de faire le récit. Tels sont dans Salluste les portraits de Cutilina,
de Marias , de Sylla ; tels dans Tite-Live ceux de Furius Camil-
lus, d'Annibal , et de tant d'autres.
Cest en étudiant avec attention les qualités dominantes et des
peuples en général, et des grands capitaines en particulier,
qu'on se met en éut de bien juger de leurs desseins,. de leurs
actions , de leurs entreprises , et qu'on peut même prévoir
quelle en sera la suite. Philopémen, ce capitaine si sensé,
voyant d'un côté la mollesse et la nonchalance d'Antiochus,
qui s'amusait à des festins et à des noces , et de l'autre Fatten-
tion et l'activité infatigable des Romains , n'eut pas de peine à
deviner de quel côté tournerait la victoire. Polybe , en plusieurs
endroits de son Histoire , a soin , par de sages réflexions , de
rendre son lecteur attentif aux qualités personnelles des grands
hommes dont il parle , et de faire remarquer que les conquêtes
des Romains étaient Peffet d'un plan concerté de loin , et
conduit à son exécution par des voies dont Thabileté des ca-
pitaines rendait le succès presque immanquable. C'est par
cette étude profonde du génie et du caractère des hommes;
c'est en examinant à fond h nature et la constitution des diffé-
rentes sortes de gouvernements , et des causes naturel le-s qui
par la suite des temps en changent la forme ; enGn c'est en faisant
de sérieuses réflexions sur la disposition présente des affaires et
des esprits , que ce même historien , dans le sixième livre de ses
Histoires , pousse la sagacité de la conjecture et la prévoyance
de l'avenir jusqu'à déclarer nettement que tôt ou tard l'état de
Rome retombera dans la monarchie. Lorsque je parlerai de
l'histoire romaine, je donnerai un extrait et un précis de cet en-
droit de Polybe , l'un des plus curieux et des plus remarquables
que nous fournisse l'antiquité.
§ VI. Observer dans V histoire ce qui regarde les mceurê et la
conduite de la vie.
Les observations dont j'ai parlé jusqu'ici ne sont pas les seu-
les ni les plus essentielles; celles qui regardent le r^lement des
mœurs sont encore plus importantes. « Ce qu'il y a, dit Tlte-
« Live dans la belle préface de son ouvrage , ce qu'il y a de plus
TB4ITE DES ETUDES.
301
« avantageux dans la connaissance de Tbistoire , c*est que l'on
« y peut envisager des exemples de toute espèce placés dans un
« grand jour. Vous y trouvez des modèles à suivre , tant pour
« votre conduite particulière que pour Tadministration des af-
« faires publiques : vous y trouvez aussi des actions vicieuses
« dans le projet , funestes pour le succès , qui avertissent d*é-
« viter d'en faire de semblables. » Hoc illud est prœcipue in
cognUione rerum salubre ac /mgfferum ^ omnis te exempli
documenta in iUustri posita monumento intueri : inde tibi
tuaeque retpublicx y gtiod imitere , copias; indefœdum in-
cœptu , fcedum exitu , quod vîtes.
Il en est à peu près de Tétude de Thistoire comme des voya-
ges ^. S'ils se bornent à parcourir beaucoup de pays , à voir beau-
coup de villes , à examiner la beauté et la magnificence des
édifices et des monuments publics , seront-ils d'un grand usage ?
rendront 'ils quelqu'un plus sage, plus réglé, plus tempérant? lui
ôteront-ils ses préjugés et ses erreurs ? Ils l'amuseront pour un
temps , comme un enfant , par la nouveauté et la variété des
objets , qui lui causeront une stupide admiration. En user ainsi ,
ce n^est pas voyager, mais s'égarer, et perdre son temps et sa
pdne : Non est hoc peregrinari , sed errare. Il est dit d'Ulysse
qu'il parcourut beaucoup de villes ; mais ce n'est qu'après ,
qu'on a remarqué qu'il s'appliquait à étudier les mœurs et le
génie des peuples :
Qui mores hominum multorum Tidit, et urbes \
Les anciens entreprenaient de longs et fréquents voyages, mais
c'était pour s'instruire, pour voir des bommes, pour profiter
de leurs lumières.
Tel est l'usage que nous devons faire de l'histoire. Nous avons
besoin d'instruction et de modèles pour embrasser la vertu, mal-
gré tons les périls et tous les obstacles dont elle est environnée :
l'histoire nous en fournit de toutes sortes. C'est là qu'on puise
des sentiments de probité et d'honneur : Hinc mihi ille justitias
haustus bibat^. Il faut étudier avec soin les actions et les pa-
I Sen., Fpbt. 410.
* Uorat.yin Àrte poet., t. 124.
3 Quint. 1. 12, cap. 2.
26
302 TRAITE DES ETUDES.
rôles des grands lioiiimes de T antiquité , et s'en occuper sérieu-
sement.
Cicéron * , voulant porter son frère Quintus à la douceur et à
la modération , le fait souvenir de ce qu'il avait lu , dans Xé-
nophon , sur Cyrus et sur Agésilas. Il nous marque* que c'était
là Tusage que lui-même faisait des lectures de sa jeunesse, et
qu'il avait appris dans l'histoire à tout souffrir , à tout mépriser
pour sa patrie. « Combien , dit-il , les écrivains grecs et latins
« nous ont-ils laissé de modèles de >ertus , qu'ils ne nous pro-
« posent pas pour les regarder seulement, mais pour les imiter !
» Et c'est en les étudiant sans cesse, et en tâchant de les copier
« dans le maniement des affaires publiques , que je me suis
« formé l'esprit et le cœur par l'idée des grands hommes dont
« ces écrivains nous ont tracé de si admirables portraits. » Quam
multas nobis imagines^ non solum ad intuendum, verum
etiam ad imitandum, /ortissimorum virorum expressas scrip-
tores et grœci et latini reliquenint ! quas ego mihi semper in
administranda repuhlica proponens , animum et metitem
meam ipsa cùgitatione hominum excellentium conformabam.
11 faut donc, en apprenant l'histoire aux jeunes gens , être fort
attentif à leur en faire tirer un des principaux fruits , qui est le
règlement des mœurs; y mêler pour cela, de temps en temps ,
de courtes réflexions ; leur demander à eux-mêmes le jugement
qu'ils forment des actions qui y sont rapportées ; les accoutumer
surtout à ne se point laisser éblouir par un vain éclat extérieur,
mais à juger de tout selon les principes de Téquité, de la vérité,
de la justice; leur faire admirer la modestie, la frugalité, la
générosité , le désintéressement , Tamour du bien public, qui ré-
gnaient dans les bons temps des républiques grecques et de celle
de Rome. Quand des jeunes gens sont ainsi formés de bonne
heure , et qu'ils sont accoutumés dès le plus bas âge, par l'itude
de l'histoire, à admirer les exemples de vertus et à détester les
vices , on peut espérer que ces premières semences , aidées d'un
secours supérieur, sans lequel elles avorteraient bientôt, porte-
ront leur fruit dans le temps ; et qu'il leur arrivera quelque chose
de pareil à ce qu'on rapporte d'un disciple de Platon , que ce sage
* Epist. 2 f ad QuinU ^ Pro Àrch. pœta , b. 14.
TR4ITB DES ÉTUDES. 303
philosophe avait élevé avec grand soin dans sa maison. Quand il
fut retourné dans celle de ses parents , étonné de la manière vio-
lente et emportée dont son père parlait : « Jamais , dit-il, je n'ai
« rien vu de tel chez Platon. » Àpud Platonem educatus puer ,
quum ad parentes relatas vociferantem vider et patrem, Nun-
quant, inquit, hocapvd Platonem vidi^,
§ VII. Remarquer avec soin tout ce qui a rapport à la religion.
Il reste une dernière observation à faire en étudiant l'histoire ,
qui consiste à remarquer soigneusement tout ce qui regarde la
religion et les grandes vérités qui en sont une dépendance néces-
saire : car , à travers ce chaos confus d'opinions ridicules , de
cérémonies absurdes , de sacriûces impies , de principes détes-
tables , que l'idolâtrie , fille et mère de l'ignorance et de la cor-
ruption du cœur, a enfantés , à la honte de Pesprit humain et
de la raison , on ne laisse pas d'entrevoir des traces précieuses
de presque toutes les vérités fondamentales de notre sainte reli-
gion. On y reconnaît surtout l'existence d'un être souveraine-
ment puissant , souverainement juste, maître absolu des rois et
des royaumes ; dont la providence règle tous les événements de
cette vie; dont la justice prépare pour l'autre des récompenses
et des châtiments aux bons et aux méchants ; enfin, dont la lumière
pénètre dans les replis les plus cachés des consciences, et y porte
malgré nous le trouble et la confusion. Comme j'ai déjà traité
cette matière avec quelque étendue dans le Discours préliminaire
qui est à la tête du premier volume , je ne crois pas devoir ici
m*y arrêter plus longtemps.
Voilà, ce me semble, les principales observations auxquelles
on doit rendre attentifs les jeunes gens qui étudient l'histoire ,
en se proportionnant néanmoins toujours à leur âge et à leur por-
tée , et en ne leur proposant jamais des réflexions qui soient au-
dessus de leurs forces. Il s'agit maintenant de faire l'application
de ces principes généraux à des exemples particuliers ; et c'est ce
que je vais essayer de faire de la manière la plus nette et la plus
intelligible qu'il me sera possible.
> Sen., de Ira,Ub. 2,c. 22.
304 TRAITA DES ÉTUDES.
CHAPITRE II.
APPLICATION DES BEGLES PRÉCÉDENTES A QUELQUES FAITS
D*HTSTOIRB PARTICULIERS.
Pour faire l'^applicalion des principes que j'ai posés jusqu'ici,
je choisirai d'abord dans l'histoire des Perses et des Grecs , et en-
suite dans celle des Romains , quelques morceaux et quelques
faits particuliers , auxquels je joindrai quelques réflexions.
ARTICLE PREMIER.
De l'histoire des Perses et des Grecs,
Premier morceau tiré de rhistoire des Perses.
CYRUS.
Je divise en trois parties ce que j'ai à dire sur Cyrus : son édu-
cation; ses premières campagnes; la prise de Babylone par ce
prince , et ses dernières conquêtes. Je ne rapporterai que les cir-
constances les plus importantes de ces événements , et celles qui
me paraîtront les plus propres à l'instruction de la jeunesse. Je les
tirerai de Xénophon , que je prends ici pour mon guide , comme
l'auteur le plus digne de foi sur cette matière'.
1. Éducation de Cyrus*.
Cyrus ^ était Gis de Cambyse, roi de Perse, et de Mandane, fille
d'Astyage, roi des Mèdes. 11 était bien fait de corps 4 , et encore
plus estimable par les qualités de l'esprit; plein de douceur et
d humanité, de désir d'apprendre, d'ardeur pour la gloire. Il
ne fut jamais effrayé d'aucun péril, ni rebuté d'aucun travail ,
' Voyez ma note à ce «ujet , Hist. «« général presque teztaellement. II m'«
^ne. , tome 11, p. 97 et suiT.— L. paro inutile de reprodaire dans le Traité
2 On retrouve ce morceau dans l'His- Je. Études les notes insérées déjà dans
toire Ancienne , tome II , pag. 100-108. '^^"j!^* ouvrage.—L.
Je me contenterai de renroyer successi- . Z^'** v * y\> • ^ «.^
vement aux endroiU de l'Histoire Jn. * EiSoç j^èv KdUKTTOÇ, ^Iaixi^v &
ciênae où RoUin a placé depuis ces dif- <pik<XM^^noTOL':o^, xal 9iXo(j,aOE<rra-
lérents extraits, lesquels s'y retrouvent To;« xal «piXoTi(iÂTaTO;.
TRAITÉ DES ÉTUDES. 305
quand il s*agissait d'acquérir de rhonneur. Il fut élevé selon la
coutume des Perses , qui pour lors était excellente.
Le bien public, Tutilité commune était le principe et le but
de toutes leurs lois. L'éducation des enfants était regardée
comme le devoir le plus important et la partie la plus essentielle
du gouvernement. On ne s'en reposait pas sur Tattention des
pères et des mères , qu'une aveugle et molle tendresse rend sou-
vent incapables de ce soin : TÉtat s'en chargeait. Ils étaient éle-
vés en commun d'une manière uniforme. Tout y était réglé : le
lieu et la durée des exercices, le temps des repas , la qualité du
boire et du manger , le nombre des maîtres , les différentes sor-
tes de châtiments. Toute leur nourriture , aussi bien pour les
enfants que pour les jeunes gens , était du pain , du cresson et
de l'eau : car on voulait de bonne heure les accoutumer à la
tempérance et à la sobriété ; et d'ailleurs cette sorte de nourri-
ture simple et frugale , sans aucun mélange de sauces ni de ra-
goûts , leur fortifiait le corps , et leur préparait un fonds de santé
capable de soutenir les plus dures fatigues de la guerre jusque
dans rage le plus avancé, comme on le remarque de Cyrus ', qui
dans la vieillesse se trouva aussi fort et aussi robuste qu'il l'a-
vait été dans ses premières années. Ils allaient aux écoles pour
y apprendre la justice, comme ailleurs on y va pour y appren-
dre les lettres : et le crime qu'on y punissait le plus sévèrement
était l'ingratitude.
La vue des Perses dans tous ces sages établissements était
d'aller au-devant du mal , persuadés qu'il vaut bien mieux s'ap-
pliquer à prévenir les fautes qu'à les punir ; et, au lieu que dans
les autres États on se contente d'établir des punitions contre les
méchants, ils tâchaient de faire en sorte que parmi eux il n'y
eût point de méchants.
On était dans la classe des enfants jusqu'à seize ou dix-sept
ans : après cela on entrait dans celle des jeunes gens. C'est
alors qu'on les tenait de plus court , parce que cet âge en a plus
de besoin. Ils étaient dix années dans cette classe. Pendant ce
temps ils passaient toutes les nuits dans les corps de garde ,
* « Cyrun non fuit imbccillior in senectute quam in juventote. » (Cic., de
Settect., n, 30.)
36.
806 TRAITE DES ETUDES.
tant pour la sûreté de la ville que pour les accoutumer à la fa-
tigue. Pendant le jour ils venaient recevoir les ordres de leurs
gouverneurs, accompagnaient le roi lorsqu'il allait- à la chasse ,
ou se perfectionnaient dans les exercices.
La troisième classe était composée des hommes faits , et ils y
demeuraient vingt-cinq ans. C'est de là qu'on tirait tous les of-
ficiers qui devaient commander dans les troupes et remplir les
différents postes de T État, les charges, les dignités. Enfin ils
passaient dans la dernière classe , où Ton choisissait les plus sa-
ges et les plus expérimentés pour former le conseil public.
Par là tous les citoyens pouvaient aspirer aux premières char-
ges de TÉtat; mais aucun n'y pouvait arriver qu'après avoir
passé par ces différentes classes , et s'en être rendu capable par
tous ces exercices.
Cyrus fut élevé de la sorte jusqu'à l'âge de douze ans, et sur-
passa toujours ses égaux , soit par la facilité à apprendre , soit
par le courage ou par l'adresse à exécuter tout ce qu'il entre-
prenait. Alors sa mère Mandane le mena en Médie chez Astyage ,
son grand-père , à qui tout le bien qu'il entendait dire de ce
jeune prince avait donné une grande envie de le voir. Il trouva
dans cette cour des mœurs bien différentes de celles de son
pays. Le faste, le luxe , la magnificence , y régnaient partout. Il
n'en fut point ébloui; et, sans rien critiquer ni condamner, il
sut se maintenir dans les principes qu'il avait reçus dès son en-
fance. Il charmait son grand-père par des saillies pleines d'es-
prit et de vivacité, et gagnait tous les cœurs par ses manières
nobles et engageantes. J'en rapporterai un seul trait, qui pourra
faire juger du reste.
Astyage , voulant faire perdre à son petit-fils l'envie de re-
tourner en son pays, fit préparer un repas somptueux , dans le-
quel tout fut prodigué, soit pour la quantité, soit pour la qua-
lité et la délicatesse des mets. Cyrus regardait avec des yeux
assez indifférents tout ce fastueux appareil. Et comme Astyag«
en paraissait surpris , Les Perses, dit-il , au lieu de tant de dé-
tours et de circuits pour apaiser la faim , prennent un chemin
bien plus court pour arriver au même but : un peu de pain et de
cresson les y conduisent. Son grand -père lui ayant permis de
TRAITE D£S ETL'DES. 307
disposer à son gré de tous les mets qu'on avait servis , il les dis-
tribua sur-le-champ aux ofGciers du roi qui se trouvèrent pré-
sents : à Tun , parce qu'il lui apprenait à monter à cheval; à
l'autre, parce qu'il servait bien Astyage ; à un autre , parce qu'il
prenait grand soin de sa mère. Sacas, échansoo d' Astyage, fut
le seul à qui il ne donna rien. Cet ofGcier, outre sa charge d'é-
chanson, avait celle d'introduire chez le roi ceux qui devaient
être admis à son audience ; et comme il ne lui était pas possible
d'accorder cette faveur à Cyrus aussi souvent qu'il la deman-
dait, il eut le malheur de déplaire à ce jeune prince, qui lui
marqua dans cette occasion son ressentiment. Astyage témoi-
gnant quelque peine qu'on eût fait cet affront à un officier pour
qui il avait une considération particulière , et qui la méritait par
l'adresse merveilleuse avec laquelle il lui servait à boire : « JNe
« faut-il que cela , mon papa , reprit Cyrus , pour mériter vos
« bonnes grâces? je les aurai bientôt gagnées; car je me fais
« fort de vous servir mieux que lui. » Aussitôt on équipe le petit
Cyrus en échanson. Il s'avance gravement d'un air sérieux, la
serviette sur l'épaule , et tenant la coupe délicatement de trois
doigts. Il la présenta au roi avec une dextérité et une grâce qui
charmèrent Astyage etMandane. Quand cela fut fait, il se jeta
au cou de son grand-père , et en le baisant il s'écria, plein de
joie : « O Sacas ^ , pauvre Sacas , te voilà perdu ; j'aurai ta
« charge. » Astyage lui témoigna beaucoup d'amitié. « Je suis
a très-content , mon fils , lui dit-il : on ne peut pas mieux ser-
« vir. Vous avez cependant oublié une cérémonie qui est essen-
« tielle ; c'est de faire l'essai. » En effet , l'échanson avait cou-
tume de verser de la liqueur dans sa main gauche, et d'en goû-
ter avant que de présenter la coupe au prince. « Ce n'est point
ft du tout par oubli , reprit Cyrus , que j'en ai usé ainsi. — Et
« pourquoi donc ? dit Astyage. — C'est que j'ai appréhendé que
a cette liqueur ne fût du poison. — Du poison ! et comment
« cela ? — Oui , mon papa ; car il n'y a pas longtemps que, dans
« un repas que vous donniez aux grands seigneurs de votre cour,
« je m'aperçus qu'après qu'on eut un peu bu de cette liqueur , la
308 TBAITE DES ETUDES.
« tête tourna à tous les convives. On criait , on chantait , on
« pariait à tort et à travers. Vous paraissiez avoir ^oublié , vous
« que vous étiez roi , et eux quMis étaient vos sujets. Enfin , quand
« vous vouliez vous mettre à danser , vous ne pouviez pas vous
« soutenir. — Comment! reprit Astyage, n'arrive-t-il pas la
a même chose à votre père? — Jamais, répondit Cyrus. — Et
« quoi donc ? -- Quand il a bu il cesse d'avoir soif; et voilà tout
« ce qui lui en arrive. »
Sa mère M andane étant sur le point de retourner en Perse , il
se rendit avec joie aux instances réitérées que lui fit son grand-
père de rester en Médie , afin , disait-il , que , ne sachant pas
encore bien monter à cheval , il eût le temps de se perfectionner
dans cet exercice , inconnu en Perse ' , où la sécheresse et la
situation du pays , coupé par des montagnes , ne permettaient
pas de nourrir des chevaux.
Pendant cet intervalle de temps qu'il passa à la cour, il s'y fit
infiniment estimer et aimer. Il était doux, affable^ officieux ,
bienfaisant, libéral. Si les jeunes seigneurs avaient quelque grâce
à demander au prince , c'était lui qui la sollicitait pour eux.
Quand il y avait contre eux quelque sujet de plainte, il se ren-
dait leur médiateur auprès du roi. Leurs affaires devenaient les
siennes; et il s'y prenait toujours si bien, qu'il obtenait tout ce
qu'il voulait.
Cambyse ayant rappelé Cyrus pour lui -faire achever son
temps dans les exercices des Perses , il partit sur-le-champ ,
pour ne donner par son retardement aucun lieu de plainte con-
tre lui ni à son père ni à sa patrie. Ce fut alors qu'on connut
combien il était tendrement aimé. A son départ tout le monde
l'accompagna , ceux de son âge, les jeunes gens, les vieillards;
Astyage même le conduisit à cheval assez loin ; et quand il fal-
lut se séparer , il n'y eut personne qui ne versât des larmes.
Ainsi Cyrus repassa en Perse , où il demeura encore un an au
nombre des enfants. Ses compagnons, après le séjour qu'il avait
fait dans une cour aussi voluptueuse et remplie de faste qu'était
' Fréret a déjà remarqué depuis long* qne, encore de nos joori, la Perse
temps que cette circonstance do récit de nourrit un grand nombre de cherani.
Arnopbon manque d'exactitude, pais- — L.
TRAITE ]>£S ETUDES. 309
celle des Mèdes , s'attendaient à voir un grand changement
dans ses mœurs. Mais quand ils virent qu'il se contentait de
leur table ordinaire, et que, s'il se rencontrait dans quelque
festin , il était plus sobre et plus retenu que les autres , ils le re-
gardèrent avec une nouvelle admiration.
Il passa de cette première classe dans la seconde, qui est celle
des jeunes gens , où il fit voir qu'il n'avait point son pareil en
adresse, en patience, en obéissance.
RÉFLEXIONS.
Je n'entreprends point d'en faire sur le récit qui précède ;
elles se présentent d'elles-mêmes en foule au lecteur, et ne peu-
vent échapper aux yeux même les moins perçants. On y voit
combien ^une éducation mâle , robuste , vigoureuse , est propre
en même temps à fortifier le corps et à perfectionner Fesprit ; et
que ce n'est point par des airs de grandeur , mais par des ma-
nières douces et honnêtes , que les jeunes gens de qualité peu-
vent se rendre estimables et aimables. Je me contente de faire
remarquer l'habileté de l'historien dans l'excellente leçon qu'il
donne sur la sobriété. 11 pouvait la faire d'une manière grave et
sérieuse, et prendre le ton de philosophe ; car Xénophon , tout
guerrier qu'il était, n'était pas moins philosophe que Socrate, son
maître. Au lieu de cela , il la met dans la bouche d'un enfant ,
et la déguise sous le voile d'une petite histoire , racontée dans
l'original avec tout l'esprit et toute la gentillesse possible. Je ne
doute point qu'elle ne soit entièrement de son invention ; et
c'est en ce sens que je crois qu'il faut entendre ce que dit Ci-
céron > de cet admirable ouvrage, que l'auteur n'a point prétendu
y suivre les lois rigoureuses de la vérité et de l'histoire, mais
qu'il a voulu donner aux princes , dans la personne de Cyrus ,
un modèle parfait de la manière dont ils doivent gouverner les
peuples. Cyrus ille a Xenophonte non adjidem historix scrîp-
fus, sed ad ejjigiemjusti imperii. C'est-à-dire qu'il a ajouté au
fond de l'histoire, très véritable en soi-même, comme j'aurai
bientôt lieu de le faire remarquer, quelques circonstances par-
ticulières pour en relever la beauté et pour servir à l'instruction
' Lib. I , Epist 1. ad Qaint. fratr.
310 TB4ITÉ DES lÉTUDBS.
des hommes. Telle est , à ce que je pense, l'histoire du petit
Cyrus devenu échauson ; infiniment plus propre à montrer
combien Texcès du vin déshonore les princes , que tous les pré-
ceptes des pliiiosophes.
2. Premières campagnes et conquêtes de Cyrus '.
Astyage » , roi des Mèdes, étant mort, Cyaxare son fils, frère
de la mère de Cyrus, lui succéda. A peine fut-il monté sur le trône,
qu'il eut une rude guerre à soutenir. 11 apprit que le roi des
Assyriens armait puissamment contre lui, et qu'il avait déjà en-
gagé dans sa querelle plusieurs princes , entre autres Crésus , roi
de Lydie. Aussitôt il dépécha vers Cambyse pour lui demander
du secours, et chargea ses députés de faire en sorte que Cyrus
eût le commandement de Tannée qu'on lui enverrait.. Ils n'eu-
rent pas de peine à l'obtenir. Ce jeune prince était alors dans
l'ordre des hommes faits, après avoir passé dix années dans la
seconde classe. La joie fut universelle quand on sut que Cyrus
marcherait à la tête de l'armée. Elle était de trente mille hom-
mes d'infanterie seulement ; car les Perses n'avaient point encore
de cavalerie. Dans ce nombre n'étaient point compris mille jeu-
nes ofQciers , l'élite de la nation, tous attachés à Cyrus d'une ma-
nière particulière.
Il partit sans perdre de temps : mais ce ne fut qu'après avoir
invoqué les dieux ; car sa grande maxime ( et il la tenait de son
père) était qu'on ne devait jamais former aucune entreprise,
soit grande , soit petite , sans consulter les dieux. Cambyse lui
avait souvent représenté que la prudence des hommes est fort
courte, leurs vues fort bornées; qu'ils ne peuvent pénétrer dans
l'avenir ; et que souvent ce qu'ils croient devour tourner à leur
avantage devient la cause de leur ruine ; au lieu que les dieux ,
étant éternels , savent tout , l'avenir comme le passé , et mspi-
rent à ceux qu'ils aiment ce qu'il est à propos d'entreprendre ^ :
* Voyez l'Histoire Ancienne , tome II , volente Deo prospéra futura est» {C^frop,
p. I08-U5.— L. lib. 2.)
^ Cyrop. 1. 1 , etc. = En grec : 'H ptèv Ol^pa lMLki\
» On attribuait à la divine Providence |<rrat, O) àvôûSÇ, ?)v Ôeôç 6eX^<ni. {Cy-
tout SQcees, même celui de la chasse, fop, i\ 4 19.). L.
renatio nobis hac , amici , dit Cyrus , • > 1 '^
TRAITE DES ETUDES. 311
protection qu'ils ne doivent à personne , et qu'ils n'accordent
qu'à ceux qui les invoquent et les consultent.
Cambyse voulut accompagner son fils jusqu'aux frontières de
la Perse. Dans le chemin il lui donna d'excellentes instructions
sur les devoirs d'un général d'armée. Tai déjà remarqué ailleurs
que Cyrus, qui croyait n'ignorer rien de tout ce qui regarde le
métier de la guerre après les longues leçons qu'il en avait reçues
des maîtres les plus habiles qui fussent de son temps, reconnut
pour lors qu'il ignorait absolument tout ce qu'il y a de plus es-
sentiel dans l'art militaire, mais qu'il en fut parfaitement instruit
dans cet entretien familier, qui mérite bien d'être lu avec soin
et d'être sérieusement médité par quiconque est destiné à la pro-
fession des armes. Je n'en rapporterai qu'un seul trait, par le-
quel on pourra juger des autres.
Il s'agissait de savoir comment on pouvait rendre les soldats
soumis et obéissants. Le moyen m'en paraît bien facile et bien
sûr , dit Cyrus : il ne faut que louer et récompenser ceux qui obéis-
sent, punir et noter d'infan;ie ceux qui refusent de le faire. Cela
est bon , reprit Cambyse, pour se faire obéir par force : mais l'im-
portant est de se faire obéir volontairement. Or le moyen le plus
sûr d'y réussir , c'est de bien convaincre ceux à qui l'on com-
mande qu'on sait mieux ce qui leur est utile qu'eux-mêmes ; car
tous les hommes obéissent sans peine à ceux dont ils ont cette
opinion. C'est de ce principe que part la soumission aveugle des
malades pour le médecin , des voyageurs pour un guide , de ceux
qui sont dans un vaisseau pour le pilote. Leur obéissance n'est
fondée que sur la persuasion où ils sont que le médecin , le guide,
le pilote, sont plus habiles et plus prudents qu'eux. Mais que
faut-il faire, demanda Cyrus à son père, pour paraître plus ha-
bile et plus prudent que les autres ? 11 faut , reprit Cambyse ,
l'être effectivement; et, pour l'être , il faut se bien appliquera
sa profession , en étudier sérieusement toutes les règles , consul-
ter ave-c soin et avec docilité les plus habiles maîtres, ne rien
négliger de ce qui peut faire réussir nos entreprises, et surtout
implorer le secours des dieux , qui seuls donnent la prudence et
le succès.
Quand Cyrus fat arrivé en Médie près de Cyaxare, la première
313 , TBAITÉ DBS É7U0ES.
chose qu'il Gt, après les compliments ordinaires , fut de s*infor-
mer de la qualité et du nombre des troupes de part et d'autre. II
se trouva, par le dénombrement qu'on en fit, que l'armée des
ennemis montait à soixante mille chevaux et à deux cent mille
hommes de pied ; et que par conséquent il s'en fallait plus des
deux tiers que les Mèdes et les Perses joints ensemble n'eussent
autant de cavalerie qu'eux , et qu'à peine avaient-ils la moitié
d'infanterie. Une si grande inégalité jeta Cyaxare dans un grand
embarras et une grande crainte. Il n'imaginait point d'autre ex-
pédient que de faire venir de nouvelles troupes de Perse, en plus
grand nombre encore que les premières. Mais, outre que le re-
mède aurait été fort lent, il paraissait impraticable. Cyrus sur-
le-champ proposa un moyen plus sûr et plus court : ce fut de
faire changer d'armes aux Perses ; et, au lieu que la plupart ne
se servaient presque que de l'arc et du javelot, et ne combattaient
par conséquent que de loin , genre de combat où le grand nom-
bre remporte facilement sur le petit, il fut d'avis de les armer
de telle sorte qu'ils pussent tout d'un coup combattre de près et
en venir aux mains avec les ennemis , et rendre ainsi inutile la
multitude de leurs troupes. On goûta fort cet avis , et il fut
exécuté sur-le-champ .
Un jour que Cyrus faisait la revue de son armée , il lui vint
un courrier de la part de Cyaxare l'avertir qu'il lui était arrivé
des ambassadeurs du roi des Indes , et qu'il le priait de le venir
trouver promptement. Pour ce sujet, dit-il , je vous apporte un
riche vêtement : car il souhaite que vous paraissiez superbe-
ment vêtu devant les Indiens, ^fîn de faire honneur à la nation.
Cyrus ne perdit point de temps : il partit sur-le-chainp avec ses
troupes pour aller trouver le roi , sans avoir d'autre habit que
le sien >, qui était fort simple , à la manière des Perses. £t
comme Cyaxare en parut d'abord un peu mécontent. Vous au-
rais-je fait plus d'honneur, reprit Cyrus , si je m'étais habillé de
pourpre , si je m'étais chargé de bracelets et de chaînes d'or, et
qu'avec tout cela j'eusse tardé plus longtemps à venir, que je
ne vous en fais maintenant par la sueur de mon visage et par
* *Ev T^ ITepffix^ OToX^ oOSév ti veste induius , ornatu alleno mini aie
uêpi(7(JLé>n[). Belle expression 1 Persica eontaminata.
TRAITB DES ETUDES. 318
ma diligenee, en montraDt à tout le monde avee quelle prompti-
tude on exécute vos ordres ?
La grande attention de Cyrus était de s'attacher les troupes,
de gagner le cœur des officiers , de se faire aimer et estimer des
soldats. Pour cela il les traitait tous avec bonté et douceur, se
rendait populaire et affable , les invitait souvent à manger avec
lui, surtout ceux qui se distinguaient parmi leurs égaux. Il ne
faisait aucun cas de Targent que pour le donner. Il distribuait
avec largesse des présents à chacun selon son mérite et sa con-
dition : à Tun c'était un bouclier; à l'autre , une épée , ou quel-
que chose de pareil. C'était par cette grandeur d'âme , cette gé-
nérosité, et ce penchant à faire du bien, qu'il croyait qu'un gé-
néral devait se distinguer, et non par le luxe de la table , ou par
la magnificence des habits et des équipages , et encore moins par
la hauteur et la fierté.
Voyant toutes ses troupes pleines d*ardeur et de bonne volonté,
il proposa à Cyaxare de les mener contre l'ennemi. On se mit
donc en marche, après avoir offert des sacrifices aux dieux. Quand
les armées furent à la vue l'une de l'autre , on se prépara au com-
bat. Les Assyriens s'étaient campés en rase campagne : Cyrus
au contraire s'était couvert de quelques villages et de quelques
petites collines. On fut de part et d'autre quelques jours ^ se
regarder. Enfin , les Assyriens étant sortis les premiers de leur
camp en fort grand nombre, Cyrus fit avancer ses troupes.
Avant qu'elles fussent à la portée du trait , il donna le mot du
guet , qui fut , Jupiter secourable et conducteur. Il fit entonner
l'hymne ordinaire en l'honneur de Castor et de Pollux *, et les
soldats, pleins d'une religieuse ardeur (esooeëû;), y répondirent à
haute voix. Ce n'était dans toute l'armée de Cyrus qu'allégresse ',
qu'émulation , que courage , qu'exhortations mutuelles, que pru-
dence, qu'obéissance ; ce qui jetait une étrange frayeur dans le
cœur des ennemis. Car, dit ici l'historien, on a remarqué qu'en
ces occasions ceux qui craignent plus les dieux ont le moins de
peur des hommes. Du côté des Assyriens , les archers , les fix)n-
• ""Hv Se (jLÊ(jTOv xà (TTpdiTeu(ia xC^ vy]ç, icetOoO;.... èv t<J» Toiouxq) yàp
Kupcp TcpoÔujJLiaç, 9iXoTi(iîa<;, f tojxrjç, 6t^ ol 8£t(nÔai(ioveç ijxTov toOç àvOpw-
Oàpffou; , 7capaxeXeu(T(xoO , (T(i)!ppo<ju- wew; ^odoOvTai.
27
314 TRAITÉ DES ÉTUDBS.
deurs, et ceux qui lançaient des javelots, Grent leurs décharges
avant que Tennemi fût à portée. Mais les Perses , animés par la
présence et Texemple de Cynis, eu vinrent tout d'un coup aux
mains, et enfoncèrent les premiers bataillons. Les Assyriens ne
purent soutenir un choc si rude , et prirent tous la fuite. La ca-
valerie des Mèdes s*ébranta en même temps pour attaquer celle
des ennemis , qui fut aussi bientôt mise en déroute. Ils furent
vivement poursuivis jusque dans leur camp. Il s'en fit un ef-
froyable carnage , et le roi des Assyriens y perdit la vie. Cyrus
ne se crut pas en état de les forcer dans leurs retranchements ,
et il fit sonner la retraite.
Cependant les Assyriens , après la mort de leur roi et la perte
des plus braves gens de Tarmée , étaient dans une étrange cons-
ternation. Crésus et tous les autres alliés perdirent aussi toute
espérance. Ainsi ils ne pensèrent plus qu'à se sauver à la faveur
de la nuit.
Cyrus l'avait bien prévu , et il se préparait à les poursuivre
vivement. Mais il avait besoin pour cela de cavalerie; et, comme
on l'a déjà remarqué , les Perses n'en avaient point. Il alla donc
trouver Cyaxare , et lui proposa son dessein. Cyaxare l'ioiprouva
fort, et lui représenta le danger qu'il y avait de pousser à bout
des ennemis si puissants , à qui l'on inspirerait peut-être du
courage en les réduisant au désespoir ; qu'il était de la sagesse
d'user modérément de la fortune, et de ne pas perdre le fruit
de la victoire par trop de vivacité : que d'ailleurs il. ne voulait
pas contraindre les Mèdes , ni les empêcher de prendre un repos
qu'ils avaient si- justement mérité. Cjnrus se réduisit à lui de-
mander la permission d'emmener ceux qui voudraient bien le
suivre : à quoi Cyaxare consentit sans peine ; et il ne songea plus
qu'à passer le temps en festins et en joie avec les ofQciers , et à
jouir de la victoire qu'il venait de remporter.
Presque tous les Mèdes suivirent Cyrus, qui se mit en marche
pour poursuivre les ennemis. Il rencontra en chemin des cour-
riers qui venaient, de la part des Hyrcaniens qui servaient dans
l'armée ennemie , lui déclarer que , dès qu'il paraîtrait , ils se
rendraient à lui ; et en effet ils le firent. Il ne perdit point de
temps ; et, ayant marché toute la nuit, il arriva près des Assy-
TBAITE DES ÉTUDES. 3ld
riens. Crésus avait fait partir ses femmes duraut la nuit pour
prendre le frais , car c*était en été , et il les suivait avec quelque
cavalerie. La désolation fut extrême parmi les Assyriens quand
ils virent Pennemi si près d'eux : plusieurs furent tués dans la
fuite ; tous ceux qui étaient demeurés dans le camp se rendirent :
la victoire fut complète , et le butin immense. Cyrus se réserva
tous les chevaux qui se trouvèrent dans le camp, songeant dès
lors à former parmi les Perses un corps de cavalerie, ce qui
leur avait manqué jusque-là. 11 Ot mettre à part pour Cyaxare
tout ce qu*il y avait de plus précieux. Quand les Mèdes et les
Hyrcaniens furent revenus de la poursuite des ennemis, il leur
lit prendre le repas qui leur avait été préparé , en les avertissant
d'envoyer seulement du pain aux Perses , qui avaient d'ailleurs ,
soit pour les ragoûts , soit pour la boisson , tout ce qui leur était
nécessaire. Leur ragoût était la faim , et leur boisson Teau de
la rivière. C'était la manière de vivre à laquelle ils étaient accou-
tumés dès leur enfance.
La nuit même que Cyrus était parti pour aller à la poursuite
des ennemis, Cyaxare l'avait passée dans la joie et dans les fes-
tins, et s'était enivré avec ses principaux officiers. Le lendemain
à son réveil, il fut étrangement étonné de se voir presque seul.
Plein de colère et de fureur, il dépêcha sur-le-champ un cour-
rier à l'armée, avec ordre de faire de violents reproches à Cyrus,
et de faire revenir tous les Mèdes sans aucun délai. Cyrus ne
s'cffiraya point d'un commandement si injuste. Il lui écrivit une
lettre respectueuse, mais pleine d'une généreuse liberté, où il
justifiait sa conduite, et le faisait ressouvenir de la permission
qu'il lui avait donnée d'emmener tous ceux des Mèdes qui vou-
draient bien le suivre. Il envoya en même temps en Perse pour
faire venir de nouvelles troupes , dans le dessein qu'il avait de
pousser plus loin ses conquêtes.
Parmi les prisonniers de guerre qu'on avait faits il se trouva
une jeune princesse d'une rare beauté , qu'on avait réservée pour
Cyrus. Elle se nommait Panthée , et était femme d'Abradate ,
roi de la Susiane. Sur le récit qu'on fit à Cyrus de sa beauté , il
refusa de la voir, dans la crainte , disait-il , qu'un tel objet ne
l'attachât plus qu'il ne voudrait , et ne le détournât des grands
316 TRAITE DBS ÉTUDES.
desseins qu'il avait formés. Âraspe, jeune seigneur de Médie ,
qui l'avait en garde, ne se défiait pas tant de sa faiblesse, et pré-
tendait qu'on est toujours maître de soi-même. Cjnrus lui donna
de sages avis , en lui confiant 'de nouveau le soin de cette prin-
cesse. Ne craignez rien , reprit Araspe , je suis sûr de moi , et
je vous réponds sur ma vie que je Déferai rien de contraire à mon
devoir. Cependant sa passion pour cette jeune princesse s*alluma
peu à peu , jusqu'à un tel point que, la trouvant invinciblement
opposée à ses désirs , il était près de lui fisiire violence. La prin-
cesse enfin en donna avis à Cyrus, qui chargea aussitôt Artabaze
d'aller trouver Araspe de sa part. Cet officier lui parla avec la
dernière dureté , et lui reprocha sa faute d'une manière propre
à le jeter dans le désespoir. Araspe , outré de douleur, ne put
retenir ses larmes , et demeura interdit de honte et de crainte.
Quelques jours après , Cyrus le manda. Il vint tout tremblant.
Cynis le prit à part ; et , au lieu des violents reproches auxquels il
s'attendait , il lui parla avec la dernière douceur, reconnaissant
que lui-même avait eu tort de l'avoir imprudemment enfermé
avec un ennemi si redoutable. Une bonté si inespérée rendit la
vie à ce jeune seigneur. La confusion , la joie , la reconnaissance,
firent couler de ses yeux une abondance de larmes. Ah ! je me
connais maintenant , dit-il; et j'éprouve sensiblement que j'ai
deux âmes , l'une qui me porte au bien , l'autre qui m'entraîne
vers le mal. La première l'emporte quand vous venez à mon se-
cours et que vous me parlez ; je cède à l'autre et je suis vaincu
quand je suis seul. 11 répara avantageusement sa faute, et rendit
un service considérable à Cyrus en se retirant comme espion
chez les Assyriens, sous prétexte d'un prétendu méconten-
tement.
Cependant Cyrus se préparait à avancer dans le pays ennemi.
Aucun des Mèdes ne voulut le quitter ni retourner sans lui vers
Cyaxare , dont ils craignaient la colère et la cruauté. L'armée se
mit en marche. Le bon traitement que Cyrus avait fait aux pri-
sonniers de guerre , en les renvoyant libres chacun dans leur
pays , avait répandu partout le bruit de sa clémence. Beaucoup
de peuples se rendirent à lui, et grossirent le nombre de ses trou-
pes. S'étant approché de Babylone, il fit faire au roi des Assyriens
TBAITB DBS ETUDES. 817
un défi de terminer leur querelle par un combat singulier. Son
défi ne fut pas accepté ; mais , pour mettre ses alii^ en sûreté
pendant son absence, il fit avec lui une espèce de trêve et de
traité , par lequel on convint de part et d*autre de ne point inquié-
ter les laboureurs , et de leur laisser cultiver les terres avec une
pleine liberté. Après avoir reconnu le pays, examiné la situation
de Babylone , et s'être fait un grand nombre d'amis et d'alliés , il
reprit le chemin de la Médie.
Quand il fut près de la frontière, il députa aussitôt vers Cyaxare
pour lui donner avis de son arrivée et pour recevoir ses or-
dres. Celui-ci ne jugea pas à propos de recevoir dans son pays une
armée si considérable , et qui allait encore être augmentée de
quarante mille hommes nouvellement arrivés de Perse. Le len-
demain il se mit en chemin avec ce qui lui était resté de cavalerie.
Cyrus alla au-devant de lui avec la sienne , qui était fort nom-
breuse et fort leste. A cette vue, la jalousie et le mécontentement
de Cyaxare se réveillèrent. 11 fit un accueil très-froid à son neveu,
détourna son visage pour ne point recevoir son baiser, et laissa
même couler quelques larmes. Cyrus commanda à tout le monde
de s*éloigner, et entra avec lui en éclaircissement. Il lui parla avec
tant de douceur, de soumission, de raison ; lui donna de si fortes
preuves de la droiture de son cœur, de son respect, et d'un invio-
lable attachement à sa personne et à ses intérêts, qu*il dissipa en
un moment tous ses soupçons , et rentra parfaitement dans ses
bonnes grâces. Ils s'embrassèrent mutuellement en répandant
des larmes de part et d'autre. On ne peut exprimer quelle fut la
joie des Perses et des Mèdes, qui attendaient avec inquiétude et
tremblement de quelle façon se terminerait cette entrevue. A
l'instant Cyaxare et Cyrus remontèrent à cheval ; et alors tous
les Mèdes se rangèrent à la suite de Cyaxare , comme Cyrus leur
en avait fait signe. Les Perses suivirent Cyrus , et les autres
uations leur prince particulier. Quand ils furent arrivés au
camp, ils conduisirent Cyaxare dans la tente qu'on lui avait
dressée. Il fut aussitôt visité de la plupart des Mèdes , qui vinrent
le saluer et lui faire des présents, les uns de leur propre mouve-
ment , les autres par ordre de Cyrus. Cyaxare en fut extrême-
ment touché et commença à reconnaître que Cyrus ne lui avait
37.
313 TRAITÉ DES KTUDES.
point débauche ses sujets, et que les Mèdes ne lui étaient pas
moins affectionnés qu'auparavant.
BÉFLEXIONS.
Tout est plein d'instructions dans le récit que nous venons
de faire. On voit dans Cynis toutes les qualités qui forment les
grands hommes, et dans ses troupes tout ce qui rend une armée
invincible. Ce jeune prince, infiniment élevé au-dessus des sen-
timents ordinaires à ceux de son rang et de son âge, ne met
point sa gloire dans la magnificence des repas , des vêtements , .
des équipages. Il ne sait ce que c'est que ces airs de hauteur et
de fierté par lesquels souvent les jeunes gens de qualité croient
devoir se distinguer. Il n'estime dans les richesses que le plaisir
de les distribuer, et la facilité qu'elles donnent de se faire des
amis. Il possède merveilleusement l'art important de gagner les
cœurs ^ , plus encore par ses manières honnêtes et prévenantes
que par ses libéralités. Instruit à fond de la science militaire , 11
est fécond en ressources et en expédients : témoin le changement
d'armes qu'il introduisit parmi les Perses, et l'établissement de
la cavalerie qu'il y fit. 11 est sobre, vigilant, endurci au travail,
insensible aux attraits de la volupté ; et le contraste de lui et de
Cyaxare sert beaucoup à relever le prix de ces excellentes qua-
lités.
Dans un âge où les passions sont ordinairement si vives , dans
l'ardeur même de la victoire où tout semble permis , au milieu
des louanges et des applaudissements qu'il reçoit de toutes parts ,
il demeure toujours maître absolu de lui-même, et donne à un
jeune seigneur, qui lui ressemblait peu, des leçons de conti-
nence et de vertu qui nous étonnent , tout chrétiens que nous
sommes , et qui nous paraissent à peine croyables, tant elles sont
éloignées de nos mœurs !
Mais ce qui nous doit étonner encore davantage , c'est son
respect infini pour les dieux , son exactitude à ne rien entre-
prendre sans les consulter et sans implorer leur secours , sa re-
ligieuse reconnaissance à leur égard en leur attribuant tous ses
* yirtiflchm benevolentia cotligoida, dit Cicéron , en parlant dtCjruB* (EpUt.
ad Quint /rat)
TBAITE DES ÉTUDES. 319
heureux succès, et la profession ouverte, qu^il ne rougissait
point défaire en tout temps et en toute rencontre, de piété et de
religion , s'il est permis de se servir de ces termes à Tégard d'un
prince qui ignorait le vrai Dieu.
Voilà ce que les jeunes gens doivent étudier dans Cyrus ; et
Ton ne manque pas de leur faire observer que c'est sur ce modèle
que se forma un des plus grands capitaines qu'ait portés la répu-
blique romaine , je veux dire Scipion l'Africain le second , qui
avait toujours eu main les livres admirables de la Cyropédie :
Quos quidem libros non sine causa nosfer ille Jfricanus de
manibus ponere non solebat. NuUum est enim prxtermissum
in his officium diligentis et moderati imperii \
Continuation de la guerre. Prise de Babylone. Nouvelles con-
quêtes. Mort de Cyrus '.
Dans le conseil qui se tint en présence de Cyaxare 3, il fut ré-
solu de continuer la guerre. On travailla aux préparatifs* avec une
ardeur infatigable. L'armée des ennemis était encore plus nom-
breuse qu'elle ne l'avait été dans la première campagne, et l'E-
gypte seule leur avait fourni plus de six vingt mille hommes.
Leur rendez- vous était à Thymbrée , ville de Lydie. Cyrus ,
après avoir pris toutes les précautions nécessaires pour que son
armée ne manquât de rien , et après être descendu dans un
détail surprenant , que Xénopliou rapporte fort au long , son-
gea à se mettre en marche. Cyaxare ne le suivit point , et de-
meura avec la troisième partie des Mèdes seulement \ pour ne
pas laisser son pays entièrement dégarni.
Abradate , roi de la Susiane, se préparant à prendre son ar-
mure, Panthée, sa femme, lui vint présenter un casque, des
brassards et des bracelets , tout cela d'or massif, avec une cotte
d'armes de sa hauteur , plissée par en bas , et un grand pana-
che de couleur de pourpre. Elle avait fait la plupart de ces ou-
vrages elle-même à l'insu de son mari, pour lui ménager le plai-
sir de la surprise. Quelque tendresse qu'elle eût pour lui , elle
l'exhorta à mourir plutôt les armes à la main que de ne pas se
> CIc. EpUt. I , ad Quint, frat. 145-211.-1 .
' Voyez l'Hîst. Ane, , lom. H, pag. ^ Cyrop. 1. G, etc. ,
830 TBAITB DBS ÉTUDES.
signaler cl*une manière digne de leur naissance, et digne de ri-
dée qu'elle avait tâché de donner de lui à Cyrus. Nous lui avons,
dit-elle, des obligations infinies. Tai été sa prisonnière, et,
comme telle , destinée pour lui ; mais je ne me suis point trouvée
esclave entre ses mains , ni ne me suis point vue libre à des
conditions honteuses. Il m*a gardée comme il aurait gardé la
femme de son propre frère; et je lui ai bien promis que vous
sauriez reconnaître une telle grâce : ne Toubliez point. O Ju-
piter! s'écria Abradate en levant les yeux vers le ciel, fais que
je paraisse aujourd'hui digne mah de Panthée, et digne ami
d'un si généreux bienfaiteur! Cela dit, il monta sur son char.
Panthée, ne pouvant plus l'embrasser, voulut encore baiser le
char où il était , et le suivit quelque temps à pied ; après quoi elle
se retira.
Quand les armées furent en présence , tout se prépara au
combat. Après les prières publiques et générales, Cyrus fit des
libations en particulier , et pria encore de nouveau le dieu de
ses pères de vouloir être son guide et de venir à son secours.
Ayant entendu un coup de tonnerre , Nous te suivons ^ souoe-
rain Jupiter s s'écria-t-il : et à l'instant même il s'avança vers
les ennemis. Comme le front de leur bataille surpassait de
beaucoup celle des Perses, ils firent ferme dans le milieu, tandis
que les deux ailes s'avancèrent en se courbant à droite et à
gauche, dans le dessein d'envelopper l'armée de Cyrus , et de
l'assaillir en même temps par plusieurs endroits, il s'y attendait,
et n'en fut pas surpris. Il parcourut tous les rangs pour animer
ses troupes ; et lui , qui en toute occasion était si modeste ^ si
éloigné de tout air de vanité, au moment du combat pariait d'un
ton ferme et décisif. Suivez-moi, leur disait-il , à une Wctoire
assurée; les dieux sont pour nous. Après avoir donné tous les
ordres nécessaires , et fait entonner par toute l'armée l'hymne du
combat, il donna le signal.
Cyrus commença par attaquer l'aile des ennemis qui s'était
avancce sur le flanc droit de son armée ; et , l'ayant prise elle-
• Il avait effectivement pour gaide un I! , pagea 97 et saiv. de mUt. AncieaM
dieu, mai» un dieu bien diffiVrent de Ja- — L.
piler. = Voyez nos observations , tome
TA AIT B DES ETUDES. S2f
même en flanc, la mit en désordre. On en fit autant de l'autre
côté , où Ton fit d'abord avancer Fescadron des chameaux. La
cavalerie ennemie ne l'attendit pas : et, de si loin qu^ les che-
vaux l'aperçurent , ils se renversèrent les uns sur les autres ; et
plusieurs , se cabrant , jetèrent par terre ceux qui les montaient.
Les chariots armés de faux achevèrent d'y mettre la confusion.
Cependant Abradate , qui commandait les chariots placés à la
tèto de l'armée, les fît ayancer à toute bride. Ceux des ennemis
ne purent soutenir un choc si rude , et furent mis en désordre.
Abradate, les ayant percés, vint aux bataillons des Égyptiens ;
mais, son char s'étant malheureusement renversé, il fut tué
avec les siens, après avoir fait des efforts extraordinaires de cou-
rage. Le combat fut violent de ce cyté-là, et les Perses furent
contraints de reculer jusqu'à leurs machines. Là les Égyptiens
se trouvèrent fort incommodés des flèches qu'on leur tirait de
ces tours roulantes ; et les bataillons de Tarrière-garde des Per-
ses, s'avançant l'épée à la main, empêchèrent les gens de trait
de passer plus avant , et les contraignirent de retourner à la
chaire. Alors on ne vit plus que des ruisseaux de sang couler
de tous côtés. Sur ces entrefaites Cyrus arrive , après avoir mis
en fuite tout ce qui s'était présenté devant lui. Il vit avec dou-
leer que les Perses avaient lâché le pied : et , jugeant bien que
les Égyptiens ne cesseraient de gagner toujours le terrain , il
résolut de les aller prendre par derrière; et , en un instant ayant
passé avec sa troupe à la queue <le leurs bataillons, il les chargea
rudement. La cavalerie survint en même temps , et poussa vi-
vement les ennemis. Les Égyptiens , attaqués de tous côtés ,
foisalent fac« partout, et se défendaient avec un courage mer-
veilleux. A la fin Cyrus , admirant leur valeur, et ayant peine à
laisser périr de si braves gens , leur fit offrir des conditions hon-
nêtes , leur représentant que tous leurs alliés les avaient aban-
donnés. Ils les acceptèrent, et servirent jdepuis dans ses troupes
avec une fidélité inviolable.
Après la bataUle perdue, Crésus s'enfuit en diligence avec ses
troupes à Sardes , où Cyrus le suivit dès le lendemain, et se ren-
dit maître de la ville sans y trouver aucune résistance.
De là il marcha droit vers Babylone , et subjugua en passant
332 TBAITé DES ÉTUDES.
la graode Phrygie et la Cappadoce. Quand il fut arrivé devant
cette ville , et qu'il en eut examiné avec soin la situation, les mu-
railles , les fortifications , chacun jugea qu'il était impossible de
s'en rendre maître par la force. 11 parut donc se déterminer au des-
sein de la prendre par famine. Pour cela il fit creuser tout autour
de la ville des fossés fort larges et fort profonds , pour empêcher,
disait-il , que rien ne pût y entrer ou en sortir. Ceux de la ville ne
pouvaient s'empêcher de rire du dessein gu'il avait pris de les assié-
ger; et comme ils se voyaient des vivres pour. plus de vingt ans,
ils se moquaient de toute la peine qu'il se donnait. Tous ces tra-
vauxétant achevés, Cyrus apprit que bientôt on devait célébrer une
grande solennité , dans laquelle tous les Babyloniens passaient
la nuit entière à boire et affaire la débauche. Cette fête étant ar-
rivée, et la nuit commençant de bonne heure, il fit ouvrir l'em-
bouchure de la tranchée qui aboutissait au fleuve, et à l'instant
même l'eau entra avec impétuosité dans ce nouveau canal , et ,
laissant à sec son ancien lit, ouvrit à Cyrus un passage libre dans la
ville. Ses troupes y entrèrent donc sans trouver aucun obstacle.
Elles pénétrèrent jusque dans le palais, où le roi fut tué.
Dès la pointe du jour la citadelle se rendit, sur les nouvelles de
la prise de la ville et de la mort du roi. Cyrus fit publier dans
tous les quartiers que ceux qui voudraient avoir la vie sauve de-
meurassent dans leurs maisons et lui envoyassent leurs armes :
ce qui fut fait sur-le-champ. Voilà ce que coûta à ce prince la prise
delà ville la plus riche et la plus forte qui fût alors dans l'univers.
Cyrus commença par remercier les dieux de l'heureux succès
qu'ils venaient de lui accorder : il assembla les principaux offi-
ciers, dont il loua publiquement le courage, la sagesse, le zèle et
l'attachement pour sa personne, et distribua des récompenses
dans toute l'armée. Il leur remontra ensuite que l'unique moyen
de conserver ce qu'ils avaient acquis était de persévérer dans
leur ancienne vertu ; que le fruit de la victoire n'était pas de s'a-
bandonner aux délices et à l'oisiveté; qu'après avoir vaincu les
ennemis par la force des armes , il serait honteux de se laisser
vaincre par les attraits de la volupté; qu'enfin, pour conserver
leur ancienne gloire, il fallait maintenir à Babylone parmi les
Perses la même discipline qui était observée dans leur pays , et
TBÂITB DES ÉTUDES. 323
pour cela donner leurs principaux soins à la bonne éducation des
eofants. Parla, dit-il, nous deviendrons nous-mêmes plus ver-
tueux de jour en jour , en nous efforçant de leur donner de bons
exemples; et il sera bien difficile qu'ils se corrompent, lorsque
parmi nous ils ne verront et n'entendront rien qui ne les porte à
la vertu, et qu'ils seront continuellement dans une pratique
d'exerdoes louables et honnêtes.
Cyrus confia à différentes personnes, selon les talents qu'il
leur connaissait , différentes parties et différents soins du gou-
vernement : mais il se réserva à lui seul celui de former des géné-
raux, des gouverneurs de provinces, des ministres, des ambas»
sadeurs, persuadé que c'était proprement le devoir et l'occupation
d'un roi, et que de là dépendait sa gloire, le succès de toutes
les affaires, le repos et le bonheur de l'empire. Il établit un or-
dre merveilleux pour la guerre , pour les finances , pour la police,
n avait dans toutes les provinces des personnes d'une probité re-
connue, qui lui rendaient compte de tout ce qui s'y passait : on
les appelait les yeux et les oreilles du prince. Il était attentif à
honorer et à récompenser tous ceux qui se distinguaient par leur
mérite , ^ qui excellaient en quelque chose que ce fât. Il préfé-
rait infiniment la clémence au courage guerrier , parce que celui-
ci «itraîne souvent la ruine et la désolation des peuples , au lieu
que l'autre est toujours bienfaisant et salutaire. Il savait que les
lois peuvent beaucoup contribuer au règlement des mœurs :
mais, selon lui, le prince devait être par son exemple une loi
vivante ; et il ne croyait pas qu'il fût digne de commander aux
autres , s'il n'avait plus de lumière et de vertu que ses sujets.
La libéralité lui paraissait une vertu véritablement royale : mais
il disait encore plus de cas de la bonté , de l'affabilité , de l'hu*
manité, qualités propres à gagner les cœurs et à se faire aimer
des peuples, ce qui est proprement régner; outre que d'aimer
plus que les autres à donner, quand on est infiniment plus ri-
ehe qu'eux , est une chose moins surprenante que de descendre
en quelque sorte du trône pour s'égaler à ses sujets. Mais ce
qu'il préférait à tout était le culte des dieux et le respect pour la
religion , persuadé que quiconque était sincèrement religieux et
eraignant Dieu , était en même temps bon et fidèle serviteur des
324 TRAITE DES ETUDES.
rois, et inviolablement attaché à leur personne et au bien de TÊtat.
Quand Cyrus crut avoir suffisamment donné ordre aux affai-
res de Babylone, il songea à faire un voyage en Perse. Il passa
par la Médiepour y saluer Cyaxare, à qui il fit de grands pré-
sents , et lui marqua qu'il trouverait à Babylone un palais ma-
gnifique tout préparé quand il voudrait y aller , et qu'il devait
regarder cette ville comme lui appartenant en propre. Cyaxare,
qui n'avait point d'enfant mâle , lui offrit sa fille en mariage, et
la Médie pour dot. Il fut fort sensible à une offre si avantageuse,
mais il ne crut pas devoir l'accepter avant que d'avoir eu le con-
sentement de son père et de sa mère , laissant pour tous les siè-
cles un rare exemple de la respectueuse soumission et de ren-
tière dépendance que doivent montrer en pareille occasion à
l'égard de père et de mère tous les enfants , quelque âge qu'ils
puissent ^voir , et à quelque degré de puissance et de grandeur
qu'ils soient parvenus. Cyrus épousa donc cette princesse à son
retour de Perse ^ et la mena avec lui à Babylone, où il avait éta-
bli le siège de s(m empire.
Il y assembla ses troupes. On dit qu'il s'y trouva six vingt mille
chevaux , deux mille chariots armés de faux , et six cent mille
hommes de pied. 11 se mit en campagne avec cette nombreuse
armée , et subjugua toutes les nations qui sont depuis la Syrie
jusqu'à la mer des Indes : après quoi il tourna vers l'Egypte, et
la rangea pareillement sous sa domination.
Il établit sa demeure au milieu de tous ces pays, passant ordi-
nairement sept mois à Babylone pendant l'hiver, parce que ie
climat y est chaud; trois mois à Suze pendant le printemps , et
deux mois à Ëcbatane durant les grandes chaleurs de Tété.
Plusieurs années s'étant ainsi écoulées, Cyrus vint en Perse
pour la septième fois depuis l'établissement de sa monarchie.
Cambyse et Mandane étaient morts il y avait déjà longtemps,
et lui-même était fort vieux. Sentant approcher sa fin , il assembla
ses enfants et les grands de l'empire; et, après avoir remercié
les dieux de toutes les faveurs qu'ils lui avaient accordées pen-
dant sa vie , et leur avoir demandé une pareille prote<^on pour
âes enfants , pour ses amis et pour sa patrie , il déclara Gambyse ,
son fils aîné, son successeur, et laissa à l'autre plusieurs gou-
TBAITB DES ÉTUDES. 3:2.>
vemements fort considérables. Il leur doima à Tun et à l^autre
d*excellents avis , en leur faisant entendre que le plus ferme ap-
pui des trônes était le respect pour les dieux , la bonne intelli-
gence entre les frères , et le soin de se faire et de se conserver de
fidèles amis. Il mourut , également regretté de tous les peuples
BÉFLEXIONS.
J'en ferai deux, dont l'une regardera le caractère et les quali-
tés personnelles de Cyrus ; l'autre , la vérité de son histoire
écrite par Xénophon.
Première réflexion.
On peut regarder Cyrus comme le conquérant le plus sage et
le héros le plus accompli dont il soit parlé dans T histoire pro-
fane. Aucune des qualités qui forment les grands hommes ne lui
manquait : sagesse , modération , courage , grandeur d*âme ,
noblesse de sentiments , merveilleuse dextérité pour manier les
esprits et gagner les cœurs, profonde connaissance de toutes
les parties de Tart militaire, vaste étendue d'esprit, soutenue
d'une prudente fermeté pour former et pour exécuter de grands
projets.
Mais ce qu'il y avait en lui de plus grand et de plus vérita-
blement royal , c'est l'intime conviction où il était que tous ses
soins et toute son attention devaient tendre à rendre les peuples
heureux ; et que ce n'était point par l'éclat des richesses ■ , par
le faste des équipages , par le luxe et les dépenses de la table ,
qu'un roi devait se distinguer de ses sujets, mais par la supério-
rité de mérite en tout genre , et surtout par une application
infatigable à veillen sur leurs intérêts, et à leur procurer le repos
et Fabondance. En effet , c'est le fondement et comme la base de
rétat des princes , de n'être pas à eux. Cest le caractère même
de leur grandeur, d'être consacrés au bien public.
« •Eyw ulv oTtiai Seïy tàv àpxovxa (Cyrop. 1. I.) .. , ^
- A rr . >.^ /«-... *-\ -./\ «.« « Ac mihi qmdem Tidentar hue om-
TWV àpX0|«vwv ÔtoÇEpeiV, ou TV UO. ^.^ ^^ referind. «b U. qui prisant
XvceXlcrepov Sewtveiv, xal ttAsov ri- ,,ji, ^ „t ^i q„i ^^^^ j^ in,p«rio erant .
6oc Ixetv xpufftou , àXXà T(f> npovoelv «int quam beaUsaimi. » (Cic lib. 1 , Ep.
ze, xai çiXoTtoveîv 7ipo0utwutA€vov. l^ ad (^uM./rat.)
TR. DES ÉTUD. T. II. 2?
336 TRAITE DBS ETUDES.
Il en est d'eux comme de la lumière, qui u*est placée dans uu
lieu éminent que pour se répandre partout. Ce serait leur faille
injure que de les renfermer dans les bornes étroites d*un intérêt
personnel. Ils rentreraient dans l'obscurité d*une condition pri-
vée , s*ils avaient des vues moins étendues que tous leurs États.
Ils sont à tous, parce que tout leur est confié.
Ce fut par le concours de toutes ces vertus que Cyrus vint à
bout de fonder en assez peu de temps un empire qui embrassait
presque toutes les parties du monde ; qu'il jouit paisiblement,
pendant plusieurs années, du fruit de ses conquêtes; qu'il sut se
faire tellement estimer et aimer, non-seulement par ses sujets
naturels, mais par toutes les nations qu'il avait conquises,
qu'après sa mort il fut généralement regretté comme le père
commun de tous les peuples.
Nous ne devons pas être étonnés que Cyrus ait été si accompli
en tout genre , nous qui savons que c'est Dieu lui-même qui l'a-
vait formé pour être l'instrument et l'exécuteur des desseins de
miséricorde qu'il avait sur son peuple , et pour donner au monde,
en sa personne, un modèle parfait de la mai^ère dont les princes
doivent gouverner les peuples , et du véritable usage qu'ils doi-
vent faire de la souveraine puissance.
Quand je dis que Dieu a formé lui-même ce prince, je n'en-
tends pas que c'ait été par un miracle sensible , ni qu'il l'ait tout
d'un coup rendu tel que nous l'admirons dans ce que l'histoire
nous en apprend. Dieu lui avait donné un heureux naturel en
mettant dans son esprit les semences de toutes les plus grandes
qualités, et dans son cœur des dispositions aux plus rares vertus.
Il eut soin qu'on cultivât cet heureux naturel par une excellente
éducation , et qu'on le préparât ainsi aux grands desseins qu'il
avait sur lui. Comme il est la lumière des esprits , il dissipait
tous ses doutes, lui suggérait les expédients les plus convenables,
le rendait attentif aux meilleurs conseils, étendait ses vues, et
les rendait plus nettes et plus distinctes. Ainsi Dieu présida a
toutes ses entreprises ' , le conduisit comme par la main dans
I « Haec dicU Dominas christo meo eo Janaas ; et portœ non cUadentnr. Egu
Cjrro ; cajas apprebeadi dexteram , nt ante te ibo , et gloriosos terne hamiiiabo ;
suhjiciam aute faciem ejns gentes, et portas aereas conteram , et vectes ferreos
dorsa regunti vertani, et apcriam corain confrinsam. m (4sat. 45 , 1 , 2.)
TRAITÉ DES ÉTUDES. S27
toutes ses conquêtes, lui ouvrit les portes des villes, fit tomber
devant lui les remparts les plus forts , et humilia en sa présence
les princes les plus puissants de la terre.
Pour mieux sentir le mérite de Qyrus , il ne fiaut que le com-
parer à un autre roi de Perse , je veux dire à Xerxès son petit-
fils, qui poussé par un motif absurde de vengeance , entreprit de
subjuguer la Grèce. On voit autour de lui tout ce quMl y a de plus
grand et de plus éclatant selon les hommes, le plus vaste empire
qui fût alors sur la terre, des richesses immenses, des armées
de terre et de mer dont le nombre parait incroyable. Tout cela
est autour de lui , mais non en lui , et n'ajoute rien à ses qualités
naturelles. Mais , par un aveuglement trop ordinaire aux grands
et aux princes , né dans Tabondance de tous les biens avec une
puissance sans bornes , dans une gloire qui ne lui avait rien
c^ûté, il s'était accoutumé à juger de ses talents et de son mé-
rite personnel par les dehors de sa place et dé son rang. Il mé-
prise les sages conseils d'Artabane, son oncle ^ et de Démarate,
-pour n'écouter que les flatteurs de sa vanité. Il mesure Iç succès
de ses entreprises sur l'étendue de son pouvoir. La soumission
servile de tant de peuples ne pique plus son ambition , et , devenu
dédaigneux pour une obéissance trop prompte et trop facile, il
se plaît à exercer sa domination sur les éléments , à percer les
montagnes et à les rendre navigables, à châtier la mer pour avoir
lompu son pont , à captive^r ses flots par des chaînes qu'il y fait,
jeter. Plein d'une vanité puérile et d'un orgueil ridicule, il se re-
garde comme le maître, de la nature et des éléments ; il croit
qu'aucun peuple n'osera attendre son arrivée; il compte, avec
une présomptueuse et folle assurance , sur les millions d'hom-
mes et de vaisseaux * quMI traîne après lui. Mais quand, après
la bataille de Salamine, il vit les tristes restes et les honteux dé-
•bris de ses troupes innombrables répandus dans toute la Grèce,
il reconnut quelle différence il y avait entre une armée et une
foule d'hommes : Stratusque per totam passim Grœciam
Xerxes intellexit, quantum ab exercitu iurba distaret ».
Je ne puis m'empéclier d'appliquer ici deux vers d'Horace ,
' Rollin a touIq dire : les miUions * Senec 1. G , de Benef. cap. 32.
tTkttmmes et la muUUude de vaisseavuc.
— L.
328 TKAI'rk DES ETUDES.
qui semblent faits pour le double éyéneraent dont je viens de
parler :
Vis coosili expers mole ruit sua :
Vim temperatam di ^uoque proVeliunt
Jd majus '.
En effet , est-il possible de mieux définir Tarmée de Xerxès
que par ces mots , yis consili expers, une^missance destituée de
conseil et de prudence ; ou d*en mieux exprimer le suecès que par
ees autres termes, mole ruit sua , qui marquent que cet énorme
colosse tomba par son propre poids et par sa propre grandeur?
au lieu , dit Horace , que les dieux se plaisent à élever une puis-
sance fondée sur la justice et guidée par la raison , telle que fut
celle de Gyrus : f^im temperatam di quoque provehunt In
majus.
Seconde réflexion.
Une des règles que j'ai proposées pour conduire et former les-
jeunes gens dans Tétude des bistoriens , a été' dV chercher,
avant tout et sur tout, la vérité, et de s'accoutumer de bonne
heure à en connaître et à en discerner les caractères. C'est ici le
lieu naturel de faire Tapplication de cette règle. Hérodote et
Xénophon , qui conviennent parfaitement dans ce que je consi-
•dère comme l'essentiel et le fond de îhistoire de Cjnrus , je veux
dire son expédition contre Babylone et ses autres conquêtes ,
suivent des routes toutes différentes dans le récit qu'ils font
de plusieurs faits très-importants, tels que sont, par exemple , la
naissance de ce prince et l'établissement de l'empire des Perses.
On ne doit pas laisser ignorer aux jeunes gens ces diffé-
rences. Hérodote , et après lui Justin , racontent qu'Astyage , roi
des Mèdes , sur un songe effrayant qu'il eut , donna sa fille
Mandane en mariage à un homme de Perse , d'une naissance
et d'une condition obscures , nommé Gambyse. Un fils étant ne
de ce mariage , le roi chargea Harpagus , l'un de ses principaux
officiers , de le faire mourir. Gelui*ci le donna à un des bergers
> Ub. 3 , Od. 4.
TAAITB DES ETUDES. 339
du roi, pour l'exposer dans une forêt; mais Tenfant, ayant été
sauvé miraculeusement et nourri en secret par la femme du
berger , fut dans la suite reconnu par son grand -père, qui se
contenta de le reléguer dans le fond de la Perse, et fit tomber
toute sa colère sur le malheureux Harpagus , à qui il donna son
propre fils à manger dans un festin. Le jëlme Cyrus, plusieurs
années après, averti par Harpagus de ce qu'il était, et animé
par ses conseils et ses remontrances , leva une armée en Perse,
marcha contre Astyage, le défît dans un combat, et lit ainsi pas-
ser Tempire des Mèdes aux Perses.
Le même Hérodote fait mourir Cyrus d'une manière peu di-
gne d'un si grand conquérant. Ce prince, selon lui , ayant porté
la guerre contre les Scythes , et les ayant attaqués dans un pre-
mier combat, fit semblant de prendre la fuite, après avoir laissé
dans la campagne une grande quantité de vin et de viandes. Les
Scythes ne manquèrent pas de se jeter dessus. Cyrus revint contre
eux , et, les ayant trouvés tous endormis et enivrés, les défit sans
peine, et fit un grand nombre de prisonniers, parmi lesquels
se trouva le fils de la reine, nommée Tomyris, qui commandait
elle-même son armée. Ce jeune prince , que Cyrus avait refusé
de rendre à sa mère, étant revenu de son ivresse, et ne pouvant
souffrir de se voir captif, se donna la mort. Tomyris , animée
par le désir de la vengeance , présenta un second combat aux
Perses; et, les ayant attirés à son tour dans des embûches par
une fuite.simulée , en tua plus de deux cent mille avec leur roi
Cyrus. Puis, ayant fait couper la tête de Cyrus, elle la mit
dans une outre pleine de sang, en lui insultant par ces paroles :
« Cruel que tu es , rassasie-toi après ta mort du sang dont tu as
« eu soif pendant ta vie , et dont tu as toujours été insatiable. »
Satia te, inquit, sanguine quem sitisti, cujusque insatiabilU
semper fuisti *.
Il s'agit de savoir lequel des deux historiens , qui rapportent
la même histoire d'une manière si différente , est le plus digne
de foi. Des jeunes gens même, conduits par les interrogations
d'un habile maître, peuvent aisément prendre leur parti. Le
récit que fait Hérodote des premiers commencements de Cyrus a
I Justin, lib. I , c. ë.
28.
330 TBÀITjft DBS BTODBS.
bien plus Tair d'une fable qae d*une histoire. Pour oeqai regarde
sa mort , quelle apparence qu*un prince si expénmenté dans la
guerre , et plus recommandable encore par sa prudence que par
son courage , eût donné ainsi tête baissée dans des embûches
qu'une femme lui aurait préparées? Ce que le même historien
rapporte du brusque emportement et de la puérile vengeance
de Cyrus contre un fleuve où Fun de ses chevaux sacrés s'était
noyé, et qu'il fit couper sur-le-champ , par son armée, en trois
cent soixante canaux , combat directement Tidée qu'on a de ce
prince, dont le caractère était la douceur et la modération'.
D'ailleurs est-il vraisemblable que Cyrus , marchant à la con-
quête de Babylone *, perdit ainsi un temps qui lui était si pré-
cieux , consumât l'ardeur de ses troupes dans un travail si inu-
tile , et manquât l'occasion de surprendre les Babyloniens , en
s'amusant à faire la guerre à un fleuve, au lieu de la porter contre
les ennemis?
Mais ce qui décide sans réplique en faveur de Xénopbon, est
la conformité de son récit avec l'Écriture sainte, où l'on voit que,
bien loin que Cyrus eût élevé l'empire des Perses sur la ruine de
celui des Mèdes , comme le marque Hérodote , ces deux peuples
de concert attaquèrent Babylone , et joignirent leurs forces pour
abattre cette redoutable puissance.
D'où peut donc venir une si grande différence entre ces deux
historiens ? Hérodote nous l'explique. Dans l'endroit même où
il rapporte la naissance de Cyrus , et dans celui où il parle de sa
mort , il avertit que dès lors il y avait différentes manières de
raconter ces deux grands événements. Hérodote a suivi celle qui
était plus de son goût; et Ton voit qu'il aimait les choses extra-
ordinaires et merveilleuses, et qu'il y ajoutait foi très-facilement.
Xénophon était plus sérieux et moins crédule ; et il nous avertit,
dès le commencement de son histoire , qu'il s'était informé avec
> Çieéron remarqae qae , pendant toat menta in occasionibos sant... bacovnàn
son goayernement , il ne lai échaptia ja> transtulit belliapparatam... Periititaqae
mais une parole de colère et d'emporté- et tempos , magna in magnia rebna Jao-
ment : ei^iw summo Ui imperio nemo un* tara ; et militum ardor , qoem inatilis la*
qiMm verbutn ullum tuperius atuHlHt. » bor fregit ; et occasio aggrediendi impa-
{Epiet, 2 , ad Qvint.fratr.) ratos , dum ille bellam indictom hosti
'■' « Qaom Babylonem oppugnaturns cam flamine gerit. » (Ssir. cle/ra,lib. 3,
festinaret ad bellam , 'cujus maxima mo- cap. 21 .)
TRAITS DES ÉTUDES. 331
grand soin de la naissance de Cyrus , de son caractère et de son
éducation.
Il ne faut pas conclute de ce que je viens de dire qu'Hérodote
ne soit croyable en rien, parce qu*il se trompe quelquefois; la
règle serait Causse et contraire à l'équité : comme il y aurait de
la témérité aussi à croire en tout un auteur, parce qu'il dirait quel-
quefois ce qui est vrai. La vérité et le mensonge peuvent se trou-
ver ensemble ; mais l'habileté et la prudence du lecteur consis-
tent a savoir les démêler, à les reconnaître à certains traits qui
leur sont propres, et à en faire le triage et la séparation. Et c'est
à ce discernement du vrai et du faux qu'il faut accoutumer de
bonne heure les jeunes gens.
SECOND MOBCBÀU TIBÉ DE L'uISTOIBE GRECQUE'.
De la grandeur et de Cempire (T Athènes.
Mon dessein, dans ce second morceau d*histoire , est de don-
ner quelque idée de l'empire que les Athéniens ont eu pendant
plusieurs années sur la Grèce , et d'exposer par quels degrés et
par quels moyens Athènes parvint à une si haute élévation. Les
chefs qui , dans Tespace du temps dont nous parlons , contribuè-
rent le plus à établir et à maintenir la grandeur et la puissance
de 4;ette république par des qualités toutes différentes , furent
Thémistocle, Aristide, Cimon, Périclès.
En effet , Thémistocle jeta les fondements de cette nouvelle
puissance par un seul conseil , en tournant toutes les forces et
toutes les vues des Athéniens vers la mer. Cimon mit ces forces
navales en usage par ses expéditions maritimes , qui mirent l'em-
pire des Perses à deux doigts de sa perte. Aristide fournit aux
dépenses de la guerre par la sage économie avec laquelle il ad-
ministra les deniers publics. Enfin Périclès maintint et augmenta
par sa prudence ce que les autres avaient acquis , en mêlant les
doux exercices de la paix aux tumultueuses expéditions de la
guerre. Ainsi ce qui fit l'élévation des Athéniens fiit l'heureux
concours et le mélange de la politique de Thémistocle, de l'ac-
tivité de Cimon , du désintéressement d'Aristide , et de la sagesse
' Ce moreeaa est présenté avec plas de détails dans l'Ilist. Ancienne, tome 111,
pag. 136-289 de notre édition. L.
382 TAA.ITB DES ÉTUDES.
de Périclès : en sorte que si Tune de ces causes eût manqué ,
Athènes ne serait pas parvenue au commandement.
L'heureux succès de la bataille de Marathon , où Thémistocle
s'était trouvé , commença d'allumer dans son cœur cette ardeur
pour la gloire qui le suivit toujours , et qui le porta quelquefois
trop loin. Les trophées de Miltiadé , disait-il , ne lui laissaient de
repos ni jour ni nuit. Il songea dès lors à illustrer son nom et
sa patrie par quelque grande entreprise , et à la rendre supérieure
à Lacédémone , qui depuis longtemps dominait sur toute la Grèce.
Dans cette vue, il crut devoir tourner toutes les forces d'Athè-
nes du côté de la mer, voyant bien que , faible par terre comme
elle était, elle n'avait que ce seul moyen de se rendre nécessaire
aux alliés et formidable aux ennemis. Couvrant donc son dessein
du prétexte plausible de la guerre contre les Éginètes , il fit cons-
truire une flotte de cent vaisseaux , qui peu dé temps après con-
tribua beaucoup au salut de la Grèce.
L'attachement inviolable d'Aristide à la justice Tobligea , en
plusieurs occasions , de s'opposer à Thémistocle, qui ne se pi-
quait pas de délicatesse sur ce point , et qui par ses intrigues et
ses cabales vint à bout de le faire exiler. Dans cette sorte de ju-
gement les citoyens donnaient leurs suffrages en écrivant le nom
du particulier sur une coquille appelée en grec oorpoucov, d'où est
venu le nom d'ostracisme. Ici un paysan qui ne savait pas écrire,
et qui ne connaissait pas Aristide , s'adressa à lui-même pour le
prier de mettre le nom d'Aristide sur sa coquille. Cet homme
vous a-t-il fait quelque mal , lui dit Aristide, pour le condamner
ainsi.' Non, répliqua Tautre, je ne le connais pas même; mais
je suis fatigué et blessé de l'entendre partout appeler le Juste.
Aristide, sans répondre une seule parole, prit tranquillement
la coquille, y écrivit son nom , et la lui rendit. Il partit pour
son exil en priant les dieux de ne pas permettre qu'il arrivât à sa
patrie aucun accident qui le fit regretter. Le grand Camille , en
un cas tout semblable, n'imita point sa générosité, et fit une
prière toute contraire : In exsilium abiit , precatus ab dus im-
mortalibus , si in noxio sihi ea injuria fieret , primo quoque
tempore desiUerium sui civitati ingrataa facerent '. rexamine-
' |4V. Ijb 5,n. 32.
TBAITB DES ÉTUOBS. 333
rai dans la suite ce qu'on doit penser de Fostracisme. Arislide
fut bientôt rappelé.
Ce fut l'expédition de Xerxès contre la Grèce qui hâta son re-
tour. Tous les alliés réunirent leurs forces pour repousser Ten-
nemi commun. On sentit pour lors tout le prix de la sage pré-
voyance de Thémistocle, qui , sous un autre prétexte, avait fait
bâtir cent galères. On doubla ce nombre à l'arrivée de Xerxès.
Quand il fut question de nommer un généralissime pour com-
mander la flotte, les Athéniens, qui eux seuls en avaient fourni
les deux tiers, prétendirent que cet honneur leur appartenait ; et
rien n*était plus juste que leur prétention. Cependant tous les
suffrages des alliés se réunirent en faveur d'Ëurybiade , Lacédé-
monien. Thémistocle , quoique jeune et fort avide de gloire , crut
que dans cette occasion il devait oublier -ses propres intérêts
pour le bien commun de la patrie; et , ayant fait entendre aux
Athéniens que, pourvu qu'ils se conduisissent «n gens de cou-
rage, bientôt tous les Grecs leur déféreraient d'eux-mêmes le
oominandement , il leur persuada de céder aussi bien que lui aux
lidcédémoniens. J'ai rapporté' ailleurs avec quelle modération
et quelle prudence ce jeune Athénien se conduisit et dans le con-
seil de guerre , et dans la journée de Salamine , dont il eut tout
riionneur , quoiqu'il n'y eût pas commandé en chef.
Depuis cette glorieuse bataille , la réputation et le crédit des
Athéniens étaient beaucoup augmentés. Ils n'en devinrent point
plus fiers, et ils ne songèrent à accroître leur puissance que par
le8 voies de l'honneur et de la justice. Mardonius , qui était resté
•D Grèce avec un corps d'armée de trois cent mille hommes ,
leur fit, de la part de son maître , des offres très -avantageuses
pour les détacher du reste des alliés. Il leur promettait de réta-
blir entièrement leur ville , qui avait été brûlée ; de leur fournir
de grandes sommes d'argent, et de leur donner le commande-
ment sur toute la Grèce. Les Lacédémoniens , effrayés de cette
nouvelle, avaient envoyé des députés à Athènes pour en dé-
tourner l'effet , et s'offraient de recevoir et de nourrir chez eux
leurs femmes , leurs enfants et leurs vieillards, et de leur four-
nir tout ce qui leur serait nécessaire. Aristide était pour lors
' Dise, prélim. t. (.
334 TRAITÉ DES ÉTUDES.
en ebarge. 11 répondit qu'il pardonnait aux barbares , qui n'es-
timaient que ]*or et Targent , d'avoir espéré de pouvoir corrom-
pre leur fidélité par de magnifiques promesses ; mais qu'il ne
pouvait voir sans surprise et sans indignation que les Lacédémo-
niens , n'envisageant que la pauvreté et la misère présente des
Athéniens, et oubliant leur courage et leur grandeur d'âme,
vinssent les exhorter à combattre généreusement pour le salut
commun de la Grèce , par la vue de quelques récompenses et de
quelques nourritures qu'ils leur offînaient : qu'ils déclarassent à
leur république que tout l'or du monde n'était pas capable de
tenter les Athéniens , ni de leur faire abandonner la défense de
la liberté commune : qu'ils étaient sensibles, comme ils le de-
vaient , aux offres obligeantes de Lacédémone ; mais qu'ils fe-
raient en sorte de n'être à charge à aucun de leurs alliés. Puis,
se tournant vers les députés de Mardonius , et leur montrant de
sa main le soleil , « Sachez, leur dit-il , que, tant que cet astre
« continuera sa course, les Athéniens seront mortels ennemis
a des Perses , et qu'ils ne cesseront de venger sur eux le ra-
« vage de leurs terres , et l'incendie de leurs maisons et de leurs
« temples. •
Cependant Thémistocle ne perdait point de vue le grand pro-
jet qu'il avait formé de supplanter les Lacédémoniens en substi-
tuant les Athéniens à leur place ; et, peu délicat sur le choix des
moyens , il trouvait l)onne et légitime toute voie qui pouvait le
conduire à ce but. Un jour, en pleine assemblée, il déclara qo'U
avait un dessein important, mais qu'il ne pouvait le communi-
(|uer au peuple , parce que pour le faire réussir il avait besoin
d'un profond secret ; et il demanda qu'on lui nommât quel-
qu'un avec qui il pût s'en expliquer. Tous nommèrent Aristide,
et s'en rapportèrent entièrement à son avis. Thémistocle , l'ayant
tiré à part, lui dit qu'il songeait à brûler la flotte des Grecs,
qui était dans un port voisin ; moyennant quoi Athènes devien-
drait certainement maîtresse de toute la Grèce. Aristide re-
toun;ia à l'assemblée , et déclara simplement que rien ne pou-
vait être plus utile que le projet de Thémistocle, mais qu'en
même temps rien n'était plus injuste. Tout le peuple, d'une
commune voix , défendit à Thémistocle de passer outre.
TAAlTà DES BTUDBS. 33^
On Yoit par là que ce fut avec raison qu'on accorda à Aris-
dde , de son vivant même, le surnom de Juste ; surnom, dit
Plutarque , infiniment préférable à tous ceux que les conqué-
rants recherchent avec tant d*ardeur, et qui approche en quel-
que sorte rhomme de la Divinité. Un jour que Ton prononçait
sur le théâtre un vers d'Eschyle, où ce poète, en parlant
d'Amphiaraûs, dit qu'il cherchait non à paraître juste , mais
à têtre, tout le peuple aussitôt jeta les yeux sur Aristide , et lui
appliqua cet éloge si magnifique.
L'armée des Perses reçut un terrible échec dans la fameuse
bataille de Platée. A peine Artabaze, de trois cent çiille hommes
qu'il avait, en put-il sauver quarante mille. Pausanias, Tun des
rois de Sparte, commandait Tarmée des Grecs. Il fît paraître
pour lors beaucoup d'équité et de modération , comme on le peut
voir par deux traits qu'en rapporte Hérodote, qui sont très-par-
ticuliers.
Après la victoire de Platée , un des premiers citoyens d'Égine
l'exhorta à venger sur le cadavre de Mardonius la mort de tant
de braves Spartiates qui avaient péri aux Thermopyles , et la ma-
nière indigne dont Xerxès et Mardonius lui-même avaient traité
son oncle Léonide , en faisant attacher son corps à une potence.
« Quel conseil me donnes-tu , lui dit-il , d'imiter dans les bar-
« bares une conduite que nous détestons! Si c'est à ce prix
« qu'on achète l'estime des Éginètes , je me contente de plaire
« aux Lacédémoniens, qui n'accordent la leur qu'à la vertu et
« au mérite. Pour Léonide et ses compagnons, ils se tiennent
« sans doute assez vengés par le sang de tant de milliers de Per-
« ses qui ont été tués dans le combat. •
Le second trait n'est pas moins remarquable. Pausanias, qui
avait trouvé un butin immense dans le camp des ennemis, fît
préparer dans une même salle deux repas d'une espèce bien
différente. Dans l'un on voyait étalée toute la magnificence des
Perses : des lits superbes, des tapis d'un très-grand prix, des
vases d'or et d'argent sans nombre , une prodigieuse variété de
mets apprêtés avec toute la délicatesse possible, des vins et des
liqueurs de toutes sortes. L'autre repas n'avait rien que de sim-
ple , à la manière de Sparte; c'est-à-dire apparemment du pain,
836 TBÀITB DES ÉTtJDBS.
de Teau, et tout au plus du brouet noir. Alors Pausanias' ,
s*adressant aux officiers grecs qu'il avait mandés exprès , et leur
montraut ces deux tables si différemment servies, « Voyez, leur
« dit-il , la folie du chef des Mèdes, qui, accoutumé à de tels
« repas , a cru pouvoir nous dompter, nous qui menons une vie
« si dure !»
L'avantage que venaient de remporter les Grecs les mit en
état d'envoyer une tlotte pour délivrer les alliés qui étaient en-
core sous le pouvoir des Perses, Elle était commandée par Pau-
sanias, Lacédémonien. Aristide et Cimon y commandaient
pour les Ath^iens. Elle fit d'abord voile vers Ttie de Cypre , puis
vers Byzance, qu'elle prit ; et partout les alliés furent rétablis
dans leur liberté. Mais ils tombèrent bientôt dans une nouvelle
espèce de servitude. Pausanias , dont l'orgueil s'était beaucoup
accru depuis les victoires qu'il avait remportées , quitta les ma-
nières et les mœurs de son pays , prit Thabillement et la fierté
des Perses , et imita leur somptuosité et leur magnificence. Il
traitait les alliés avec une dureté insupportable , ne parlait aux
officiers qu'avec hauteur et menaces , se faisait rendre des hon-
neurs extraordinaires , et par cette conduite rendait odieux à
tous les alliés le gouvernement des Lacédémoniens. Les ma-
nières douces, honnêtes et prévenantes d'Aristide et de Cimon,
l'humanité et la justice qui paraissaient dans toutes leurs ac-
tions , Fattention qu'ils avaient à n'offenser personne el à faire
du bien à tout le monde , tout cela contribuait à faire encore
sentir davantage la différence des caractères et à augmenter le
mécontentement. Enfin ce mécontentement éclata, et tous les al-
liés passèrent sous le commandement des Athéniens, et se mi-
rent sous leur protection. Ainsi , dit Plutarque, Aristide, en
opposant à la dureté et à la hauteur de Pausanias beaucoup de
douceur et d'humanité , et inspirant à Cimon , son collègue , les
mêmes sentiments, détacha des Lacédémoniens, insensible-
ment et sans qu'ils s'en aperçussent, l'esprit des alliés , et leur
enleva enfin le commandement , non de vive force en employant
• "AvÔpe; "EXXrjve; , tôv Si eîvexa à^ocri'/rjv SôîÇai* ôç T0iiQv6e ôiaixav
èyà) {»[i.£ac auvyJT-aYov, ^uX6|ieto; lx««>^» ^^^^ ^ ^V-éoLç ovco) ôîCupTf|v
TBAITE DES ETUDES. 937
des armées et des flottes , et encore moins en usant de ruse et de
perfidie, mais en rendant aimable, par une conduite sage et
douce , le gouvernement des Athéniens.
Les Lacédémoniens , dans cette occasion, firent paraître une
grandeur d*âme et une modération qu'on ne peut assez admirer.
Car, s'apercevant que la trop grande autorité rendait leurs capi-
taines fiers et insolents , ils renoncèrent de bon cœur à la supé-
riorité qu'ils avaient eue jusque-là sur les autres Grecs , et ces-
sèrent d'envoyer de leurs chefs pour avoir le commandement
des armées , aimant mieux avoir des citoyens sages <, modestes ^
et parfaitement soumis à la discipline et aux lois du pays, que
de conserver la prééminence sur tous les autres Grecs.
Jusque-là les villes et les peuples de la Grèce avaient bien con-
tribué de quelques sommes d'argent pour subvenir aux frais de
la guerre contre les barbares; mais cette répartition avait tou-
jours causé de grands mécontentements , parce qu'elle ne se fai-
sait pas avec assez d'égalité. On jugea à propos , sous le nou-
veau gouvernement , d'établir un nouvel ordre pour les finances,
et de fixer unetaxe qui serait réglée sur le revenu de chaque ville
«t de chaque peuple , afin que , les charges de l'État étant égale-
ment réparties sur tous les membres qui le composaient, per-
sonne n'eût sujet de se plaindre. Il s'agissait de trouver un homme
capable de s'acquitter dignement d'une fonction si importante
pour le bien public , si délicate et si pleine de dangers et d'in-
convénients. Tous les alliés jetèrent les yeux sur Aristide; ils
lui donnèrent un plein pouvoir, et s'en rapportèrent entièrement
à sa prudence et à sa justice pour imposer à chacun sa taxe. On
n eut pas lieu de se repentir d'un tel choix. Il administra les fi-
nances avec la fidélité et le désintéressement d'un homme qui
regarde comme un crime capital de toucher au bien d'autrui,
avec l'attention et l'activité d'un père de famille qui gouverne
son propre revenu , avec la réserve et la religion d'une personne
qui respecte les deniers publics comme sacrés. Enfin , chose très-
difficile et très-rare , il vint à bout de se faire aimer dans un eni-
• MàXXov aîpoupievoi atoçpovoOv xr^v àpxr,v àTidcoia;. (P*-"»"- »« '«'o
TOç Ix^'^ ^*^ "^^^^ T'iOeaiv è{i|i6vovTaç ^rist. )
Toùç itoXixa; , f, tf); 'KXXàSoc lyeiy
29
338 TBAITB DBS ETUDES.
ploi où c'est beaucoup que de ne se pas rendre odieux. C'est le
glorieux témoignage que Sénèque rend à une personne chargée à
peu près d'un pareil emploi , et le plus bel éloge que Ton puisse
faire d'un surintendant ou contrôleur général des finances. Je
rapporterai ses paroles mêmes en latin , n'ayant pu rendre dans
notre langue, comme je l'aurais souhaité , l'énergique et élégante
brièveté de Sénèque : Tu quidem orbis terrarum rationes ad'
ministras tam ahstinenter quam aliénas, tam diligenter quam
tuas , tam religiose quam pvblicas. In officio amorem conse*
queris, in quo odium vitare difficile est «. C'est, à la lettre, ce
que fit Aristide. Il montra tant d'équité et de sagesse dans Texer-
cice de ce ministère, que personne ne se plaignit ; et dans la suite
on regarda toujours ce temps comme le siècle d'or, c'est-à-dire
comme le bon et l'heureux temps de la Grèce. En effet , la taxe ,
qu'il avait fixée à quatre cent soixante talents , fut portée par Pé-
riclès à six ceuts , et bientôt après jusqu'à treize cents talents ;
non que les frais de la guerre montassent plus haut, mais parce
qu'on faisait beaucoup de dépenses inutiles en distributions ma-
nuelles au peuple d'Athènes , en célébrations de jeux et de fêtes ,
en constructions de temples et d'édifices publics , et que d'ail-
leurs les mains de ceux qui touchaient les deniers publics n*é-
taient pas toujours si pures et si nettes que celles d'Aristide.
Car il est remarquable que ce grand homme sortit d'un minis-
tère où l'on a coutume de s'enrichir, encore plus pauvre qu'il
n'y était entré ; de sorte qu'après sa mort on ne trouva point
chez lui de quoi faire les frais de ses funérailles. Le peuple s*en
chargea , ainsi que du soin de nourrir et de marier ses filles.
Aristide avait embrassé cet état ', si vil aux yeux de la plupart
des hommes, et s'y était toujours maintenu par goût et par es-
time ; et , loiil de rougir de sa pauvreté , il n'en tirait pas nioins
de gloire que de tous ses trophées et de toutes les victoires qu'il
avait remportées. Plutarque en cite une preuve que je ne puis
m'empêcher de rapporter ici.
Caillas , très-proche parent d'Aristide et le plus opulent ci-
» Sen. Ub. de Brev. Vitae , cap. 18. ^ov à-XtifiSy^ vr^ àll6 TÔV TpOITOliWV
^ AÙTo; ivéjjLeive t^ Tcevicf, xoil dietéXTiffe. (P"-"».)
Tirjv àîcà TOû KévTjç elvai ÔôÇa; oOôèv
TfiAITÉ DBS ÉTUDBS. 339
toyeu 4* Athènes , fut appelé en jugement. Son accusateur, insis-
tant peu sur le fond de la cause, lui faisait surtout un crime de
ce que , riche comme il était , il n'avait pas de honte de voir.
Aristide , sa femme et ses enfants dans Tindigence, et de les lais-
ser manquer du nécessaire. Callias , voyant que ces reproches
faisaient beaucoup d'impression sur l'esprit des juges , somma
• Aristide de venir déclarer devant eux s'il n'était pas vrai qu'il
lui avait présenté de grosses sommes d'argent, et l'avait pressé
avec instance de vouloir les accepter; et s'il ne les avait pas tou-
jours constamment refusées , en lui répondant qu'il pouvait se
vanter à meilleur titré de sa pauvreté que lui de son opulence ;
que l'on pouvait trouver assez de gens qui usaient bien ou mal
de leurs richesses , mais qu'il n'était pas aisé d'en rencontrer un
seul qui portât la pauvreté avec courage et générosité, et qu'il n'y
avait que ceux qui étaient pauvres malgré eux qui pussent rou-
gir de l'être. Aristide avoua que tout ce que son parent venait de
dire était vrai; et il n'y eut personne dans l'assemblée qui n'en
sortit avec cette pensée et ce sentiment intérieur, qu'il eût mieux
aimé être pauvre comme Aristide que riche comme Caillas.
Aussi Platon , en parcourant ceux qui ont été le plus renommés
à Athènes, ne fait cas que d'Aristide. Caries autres, dit-il,
comme Thémistocle ', Cimon , Périclès, ont, à la vérité , em-
belli la ville de portiques , de bâtiments superbes ; l'ont remplie
d'or et d'argent, et d'autres pareilles superfluités et curiosités :
mais celui-ci a laissé le modèle d'un gouvernement parfait, en ne
se proposant pour but , dans toutes ses actions , que de rendre
ses citoyens plus vertueux.
Cimon * avait aussi de grandes qualités , qui servirent beaucoup
à établir ouà affermir la puissance des Athéniens. Outre les som-
mes d'argent auxquelles chacun des alliés était taxé , ils devaient
encore fournir un certain nombre d'hommes et de vaisseaux.
Plusieurs d'entre eux qui , depuis la retraite de Xerxès , ne res-
piraient plus que le repos et ne songeaient plus qu'à cultiver leurs
terres , pour se délivrer des fatigues et des dangers de la guerre ,
' OepiiCTOxXéa \ùv yàp , xai Kt- XixeuaaffOai npôç àpstTQv. ( Ptui. in
iMova. xal IlepixXéa, çxoûv, xai ^V «,''1'*.'' L* #>•
5cp>lii(^ttov, xai çXuapéaç TroXXrj; âj/.- ' "«*• ^-^ ^*» Cimom..
nXrjffat riiv itoXiv 'AptdTetÔTiv ôè tco- .
340 TBAITÉ DES ETUDES.
aimaient mieux fournir de Targent que des iiommes, et laissaient
aux Athéniens le soin de remplir de soldats et de rameurs les
vaisseaux qu'ils étaient obligés de donner. D*abord on les cha-
grina fort , et on voulait les réduire à Texécution littérale du
traité. Cimon garda une conduite tout opposée. Il les laissa jouir
tranquillement de la paix, sentant bien que les alliés, de braves
guerriers qu'ils étaient auparavant, ne seraient plus propres qu'au .
labourage et au trafic , pendant que les Athéniens , qui auraient
toujours la rame ou les armes à la main, s'aguerriraient de
plus en plus , et deviendraient de jour en jour plus puissants.
Cela ne manqua pas d'arriver ; et ce furent ces peuples mêmes
qui , à leurs propres frais et dépens, se donnèrent des maîtres,
et, de compagnons et d'alliés qu'ils étaient, devinrent , ^i quel-
que sorte , sujets et tributaires des Athéniens.
Il n'y eut jamais de capitaine grec qui rabaissât la fierté ni
la puissance du grand roi de Perse comme le fit Cimon. Après
que les barbares eurent été chassés de la Grèce, il ne leur laissa pas
le temps de respirer, mais il les poursuivit vivement avec une flotte
de plus de deux cents voiles, leur enleva leurs plus fortes places ,
et leur débaucha tous leurs alliés ; en sorte qu'il ne demeura
pas un homme de guerre pour le roi de Perse dans toute l'Asie,
depuis le pays d'Ionie jusqu'en Pamphylie. Poussant toujours
sa pointe , il eut la hardiesse d'aller attaquer la flotte ennemie ,
quoique beaucoup plus nombreuse que la sienne. Elle était à
l'embouchure du fleuve Eurymédon. Il la défit entièrement , et
prit plus de deux cents vaisseaux , sans compter ceux qui furent
coulés à fond. Les Perses étaient sortis de leurs vaisseaux pour
aller joindre leur armée de terre , qui était près de là et côtoyait
les rivages. Cimon, profitant de l'ardeur de ses soldats , que ce
premier succès avait extrêmement animés , les fit aussi descen-
dre de leurs vaisseaux , les mena droit contre les barbares , qui
les attendirent de pied ferme, et soutinrent le premier choc avec
beaucoup de valeur. Mais enfin , obligés de plier, ils prirent la
fuite. Le carnage fut grand ; on fit un nombre infini de prison-
niers et un. butin immense. Cimon, ayant dans un seul jour
remporté deux victoires qui égalaient la gloire dés deux journées
> Plut, in Vita Cim.
TBAITB DES ÉTUDES. 841
de Salamine et de Platée , si elles ne la surpassaient pas, alla,
pour y mettre le Comble , au-devant d'un renfort de quatre-
vingts vaisseaux phéniciens qui venaient pour joindre la flotte
des Perses , et ne savaient rien de ce qui s'était passé. Ils furent
tous pris ou coulés à fond , et presque tous les soldats tués ou
noyés. Cet exploit d'armes dompta tellement l'orgueil du roi
de Perse, qu'il fit ce traité de paix qui est si célèbre dans les
anciennes histoires , par lequel il promit que désormais ses ar-
mées de terre n'approcheraient point plus près de la mer de
Grèce que de quatre cents stades , qui font à peu près vingt
lieues, et que ses galères ni autres vaisseaux de guerre ne pour-
raient avancer au delà des îles Chélidoniennes et Cyanées.
Cimon, plein de gloire, revint à Athènes , et employa une
partie des dépouilles à fortifier le port et à embellir la ville. Pen-
dant son absence , Périclès ' s'était rendu fort puissant auprès
du peuple. Il n'était pas naturellement populaire , mais il l'était
devenu par politique , pour écarter les soupçons qu'on aurait pu
avoir qu'il songeât à la tyrannie , et aussi pour oontre-balaucer
l'autorité et le crédit de Cimon , qui était soutenu par la faction
des riches et des puissants. Périclès avait eu une excellente édu-
cation , et avait été instruit et formé par les plus habiles philoso-
phes de son temps. Anaxagore , qui passait pour avoir attribué le
premier les événements humains et le gouvernement du monde ,
non à une aveugle fortune ni à une fatale nécessité , mais à une
intelligence^ supérieure qui réglait et conduisait tout avec sa-
gesse , l'instruisit à fond de cette partie de la philosophie qui
regarde les choses naturelles , et qui , pour cela , est appelée
. physiqtte. Cette étude lui donna une force et une élévation d'es-
prit extraordinaires , et , au lieu des basses et timides supersti-
tions qu'engendre l'ignorance, lui inspira, dit Plutarque , une
piété solide à l'égard des dieux , accompagnée d'une fermeté
d'âme assurée, et d'une tranquille espérance des biens qu'on doit
attendre d'eux. Il fit usage de cette ^ science dans la guerre
même. Car, dans le temps que la flotte des Athéniens se prépa-
rait à partir pour aller contre le Péloponèse , une éclipse de
» Plut, in Vif. Pcricl. nommé NoO;, c'est-à-dire, Inkllv-
' C'est pour cela qu' Anaxagore fut gence
29.
342 TBAITB D£S ÉTUDKS.
soleil étant survenue, et voyant le pilote de la galère qu'il mon-
tait tout effrayé par cette subite obscurité , il lui jeta son man-
teau sur les yeux , et lui fit entendre qu'une pareille cause
Tempéchait de voir le soleil. Il s'était aussi fort exercé dans
réioqueuce, qu'il regardait comme un instrument nécessaire à
quiconque voulait conduire et manier le peuple. Les poètes < di-
saient de lui qu'il foudroyait , qu'il tonnait , qu'il mettait toute
la Grèce en mouvement , tant il excellait dans le talent de la pa-
role. 11 n'était pas moins prudent et réservé dans ses discours que
fort et véhément ; et l'on remarque qu'il ne parla jamais en pu-
blic sans avoir prié les dieux de ne pas permettre qu'il lui échap-
pât aucune expression qui ne fût propre à son sujet. Ëupolis disait
de lui que la déesse de la persuasion résidait sur ses lèvres. Et
comme un jour on demandait à Thucydide *, son adversaire et son
rival, qui de lui ou de Périclès luttait le mieux : Quand je l'ai ren-
versé par terre en luttant, répliqua -t-il , il assure le contraire
avec tant de force , qu'il persuade en effet à tous les assistants ,
contre le témoignage de leurs propres yeux , qu'il n'est point
tombé.
Tel était l'adversaire avec qui Cimon ^ fut obligé d'en venir
souvent aux mains au retour de ses glorieuses campagnes. Mais
comme Périclès , par ses manières flatteuses et par la force de
son éloquence , s'était rendu maître du peuple , il l'emportii
enfin sur Cimon , et le fit condamner à l'exil par l'ostracisme.
Au bout de cinq ans il en fut rappelé à cause du mauvais étal
des affaires d'Athènes par rapport aux Lacédémoniens ; et Péri-»
clés, sacrifiant sa jalousie au bien public, ne rougit point d'é^
crire et de porter lui-même le décret du rappel de son adversaire.
Dès qu'il fut revenu, il rétablit la paix , et réconcilia las deux
peuples. Et , pour ôter aux Athéniens , enflés par l'heureux
succès de tant de victoires , l'envie et l'occasion d'attaquer leurs
voisins et leurs alliés , il jugea nécessaire de les mener au loin
contre l'ennemi commud , cherchant par cette voie d'honneur
à aguerrir en même temps et à enrichir ses citoyens. Il mit donc
* « Ab Ari«topban« poeta fulgapare , ' Ce n'est pas l'historien,
tonare, permiscere Grteeiam dictus est. m ^ Plut, in Vita CIm.
(Orof, n. 29. )
TBAITÉ DES ÉTODBS. 34à
en mer tuM flotte de deux ceùts vaisseaux. Il en envoya soixante
contre TÉgypte, et alla avec le reste contre Hle de Cypre. Il
battit la flotte ennemie ; et , dans le temps qu*il méditait la perte
entière de l'empire des Perses, il fut blessé au siège d'une ville
qu'il attaquait en Cypre , et mourut de sa blessure. Il avait sa-
gement averti les Athéniens de se retirer en bon ordre , en ca-
chant Sa mort : ce qui fut exécuté ; et ils retournèrent chez eux
en toute sàreté, sous la conduite encore et sous les auspices de
Cimon , quoique mort depuis plus de trente jours. Depuis ce
temps-là les Grecs ne firent plus rien de considérable contre les
baii)ares : la division se mit parmi eux ; ils donnèrent à l'ennemi
commun le temps de respirer , et ils se détruisirent eux-mêmes
par leurs propres forces,
Cimon > fut généralement regretté , et la suite fît encore mieux
connaître quelle perte la Grèce avait faite en sa personne. Il
était riche et opulent : mais, dit Plutarque > , en citant les pro-
pres paroles de Gorgias , il possédait de grands biens pour en
user ; et il en usait pour se faire aimer et honorer. L'histoire ^
r^<ionte de lui , au sujet de sa libéralité , des choses qui à peine
pous paraissent croyables, tant elles sont éloignées de nos
mœurs. Il voulait que ses vergers et ses jardins fussent ouverts
en tout temps aux citoyens , afin qu'ils pussent y prendre les
fruits qui leur conviendraient. Il avait tous les jours une ta-
ble servie frugalement, mais où il y avait à manger pour beau-
coup de personnes ; et tous les pauvres bourgeois de la ville y
étaient reçus. Il se faisait toujours suivre de quelques domes-
tiques , qui avaient ordre de glisser secrètement quelque pièce
d'argent dans la main des pauvres qu'on rencontrait , et de
donner des habits à ceux qui eu manquaient. Souvent aussi il
pourvut à la sépulture de ceux qui étaient morts sans avoir de
quoi se faire inhumer. Et il ne faisait point tout cela pour se
rendre puissant parmi le peuple , et pour acheter ses suffrages ;
car nous avons déjà remarqué qu'il s'était déclaré pour la fac-
tion contraire, c'est-à-dire des riches et des nobles. Il n'est pas
' Plut, in Vita CAm. ^ Tl|i.tî)TO.
XTà<T8at {lèv d); XPV*fo, xP^^^^^^i ^
344 TRAITÉ DBS ÉTDDBS.
étonnant qu'un homme de ce caractère ait été si fort honoré pen-
dant sa vie et su regretté après sa mort.
Depuis ce temps-là , et surtout après que Thucydide , beau-
père de Cimon , eut été banni par Tostracisme , personne ne ba-
lançant plus l'autorité de Pérlclès , il eut un souverain pouvoir
à Athènes , disposant seul des finances , des troupes , des vais-
seaux, et du maniement de toutes les affaires publiques. Il com-
mença alors à changer de conduite , ne cédant plus , comme au-
paravant , aux caprices et aux fantaisies du peuple , mais substi-
tuant, aux manières trop molles et trop complaisantes qu'il avait
eues jusque-là, un gouvernement plus ferme et plus indépen-
dant , sans pourtant se départir jamais en rien de la droite rai-
son et de Tamour du bien public. Il engageait souvent par re-
montrances et par raisons le peuple à faire volontairement ce
qu'il proposait : mais quelquefois aussi , par une salutaire con-
trainte , il le menait malgré lui à ce qui était le meilleur ; imitant
en cela la conduite d'un sage médecin qui , dans le cours d'une
longue maladie , accorde de temps en temps quelque chose au
goût du malade., mais souvent ordonne des remèdes qui le tra-
vaillent et le tourmentent pour le guérir. Se trouvant donc
chargé seul du gouvernement d'une populace devenue extrême-
ment tière , comme il avait une grande habileté et une dextérité
merveilleuse à manier les esprits , il employait, selon les diffé-
rentes conjonctures, tantôt la crainte pour réprimer la fierté
que lui inspiraient les heureux succès, tantôt Fespéraace pour
ranimer son courage abattu par l'adversité : montrant que la
rhétorique, comme dit Platon, n'est autre chose que l'art de
manier et de maîtriser les esprits et les cœurs ; et que le plus
sûr moyen pour y réussir est de savoir faire usage des passions,
soit douces , soit violentes , dont le succès est presque toujours
immanquable.
Ce qui donnait un si grand crédit à Péridès parmi le peuple
n'était pas seulement la force victorieuse de son éloquence, mais
la grande idée qu'on avait de son mérite , de sa prudence, de son
habileté dans les affaires , et surtout de son désintéressement ;
car il était regardé comme un homme incapable ' de se laisser
' 'AÔwpoTaxou neoipavà); Yevo{i.6vou , xat xP^P^^tcov x(»Cttovoc-
THAITE DES ETUDES. 845
corrompre par des présents, et gouverner par l'avarice. En ef-
fet, s'étant vu longtemps seul maître de la république, ayant
porté la grandeur d'Athènes au plus haut point où elle pût ar-
river, et amassé dans la ville des trésors immenses , il n'aug-
menta pas d'une seule drachme le bien que son père lui avait
laissé. Il gouverna toujours son patrimoine avec économie , se
faisant rendre un compte exact de l'emploi de ses revenus , et re-
tranchant toute dépense folle et superflue ; ce qui déplut beau-
coup à sa femme et à ses enfants , qui auraient voulu plus d'é-
clat et de magnificence : mais il préféra à cette vaine et frivole
gloire la solide joie d'aider un grand nombre de pauvres ci-
toyens». ^
Il n'était pas moins bon capitaine qu'excellent politique. Les
troupes avaient une pleine confiance en lui , et le suivaient avec
une entière assurance. Sa grande maxime dans la guerre était de
ne point hasarder un combat sans être presque assuré du suc-
cès , et de ménager le sang des citoyens. Il avait coutume de dire
que , s'il ne tenait qu'à lui , ils seraient immortels ; que les ar-
bres coupés et abattus revenaient en peu de temps , mais que les
hommes morts étaient perdus pour toujours. Une victoire qui
n'aurait été l'effet que d'une heureuse témérité lui paraissait
peu digne de louange , quoique souvent elle fût fort admirée.
Fortement attaché à cette maxime, il la suivit toujours avec une
constance que rien ne put jamais ébranler ; ce qui parut surtout
lorsque les Lacédémoniens firent une irruption dans l'Attique.
Semblable, dit Plutarque, à un pilote qui, après avoir donné
ordre à tout dans une tempête , méprise les prières et les larmes
de l'équipage , Périclès ayant pris de sages mesures pour la sû-
reté de sa patrie , et étant résolu de ne point sortir de la ville
pour aller à la rencontre des ennemis > , demeura ferme et iné-
branlable dans sa résolution, quoique plusieurs de ses amis le
conjurassent par les prières les plus pressantes , que ses enne-
mis cherchassent à le troubler par leurs menaces et leurs accu-
sations , que la plupart le décriassent, par des chansons et des
railleries , comme un homme sans cœur, et un traître qui livrait
■ BoY)6â>v TcoXXoîç Tûv TrevrÎTWv. ppax^* xpo^f '^*«>^ "^^^ xaxoêowvTwv
' "EXpi^TO toî; aOtou XoYt(X|i.or; , xal w<yx6p*iv6vTo)v .
346 TRAITE DES ETUDES*
sa patrie aux ennemis. Cette constance et cette grandeur d'âme
est une qualité bien nécessaire pour quiconque est chaîné du gou-
vernement des affaires.
Aussi toutes les expéditions militaires de Pérîclès , et elles
furent en grand nombre, réussirent toujours parfaitement, et
lui acquirent à juste titre la réputation d'un général consommé
dans l'art de la guerre.
Il ne s'en laissa pas éblouir, et ne suivit pas l'ardeur aveugle
du peuple, qui , enflé par tant d'heureux succès, et fier de sa
puissance, qui s'accroissait de jour en jour, méditait de nouvelles
conquêtes , formait de grands projets , songeait de nouveau à at-
taquer l'Egypte , et à se soumettre les prayinces maritimes de
l'empire des Perses. Plusieurs même dès lors commençaient à
jeter les yeux sur la Sicile , et à se livrer au malheureux et fatal
désir d'y envoyer une flotte ; désir qu'Alcîbiade ralluma bientôt
après , et qui causa la perte entière d'Athènes. Périclès em-
ployait tout son crédit et toute sa sagesse à réprimer ces fou-
gueuses saillies et cette avidité inquiète. Il voulait qu'on se bor-
nât à conserver et à assurer les anciennes conquêtes , estimant
que c'était beaucoup faire que de contenir et d'arrêter les Lacé-
démoniens, qui regardaient d'un œil jaloux la grandeur et la
puissance d'Athènes.
Cette grandeur n'éclatait pas seulement au dehors par les vic-
toires remportées sur les ennemis, mais brillait encore plus au
dedans par la magnificence des bâtiments et des ouvrages dont
Périclès avait orné et embelli la ville , qui jetait les étrangers
dans l'admiration et le ravissement , et leur donnait une grande
idée de la puissance des Athéniens.
C'est une chose étonnante de voir en combien peu de temps
furent achevés tant de divers ouvrages d'architecture, de sculp-
ture, de gravure, de peinture, et comment néanmoins ils furent
tout d*un coup portés au plus haut point de perfection : car ordi-
nairement les ouvrages achevés avec tant de facilité et de promp-
titude n'ont point une grâce solide ettiurable, ni l'exactitude
régulière d'une beauté parfaite. Il n'y a que la longueur du temps,
jointe à l'assiduité du travail, qui leur donne une force capable
de les conserver, et de les faire, triompher des siècles. Et c'est
TRAITÉ DES ETUDES. 347
ce qui rend plus admirables les ouvrages de Périclès , qui furent
achevés si rapidement , et qui ont pourtant duré si longtemps ;
car chacun d'eux , dans le moment même qu'il fut achevé , avait
une beauté qui sentait déjà son antique : et aujourd'hui encore/
dit Plutarque, plus de cinq cents ans après, ils ont une certaine
fraîcheur de jeunesse, comme s'ils ne venaient que de sortir des
mains de l'ouvrier; tant ils conservent encore une fleur de grâce
et de nouveauté qui empêche que le temps n'en amortisse l'éclat ,
comme si un esprit toujours rajeunissant et une âme exempte de
vieillesse était répandue dans tous ces ouvrages.
Phidias , ce célèbre sculpteur, présidait à tout le travail, et en
avait rintendance générale. Ce fut lui qui fît en particulier la
statue d*or et d'ivoire de Pallas , si estimée dans l'antiquité par
les connaisseurs. Il y avait parmi les ouvriers une ardeur et une
émulation incroyable. Tous s'efforçaient à l'envi de se surpasser
les uns les autres, et d'immortaliser leur nom par des chefs-
d'œuvre de l'art.
Ce qui faisait l'admiration de toute la terre excita la jalousie
contre Périclès. Ses ennemis ne cessaient de crier dans les as-
semblées que le peuple se déshonorait en s'attribuant l'argent
comptant de toute la Grèce, qu'il avait fait venir de Délos , où il
était en dépôt : que les alliés ne pouvaient regarder une telle en-
treprisejque comme une tyrannie manifeste , en voyant que les
deniers qu'ils avaient fournis par force pour la guerre étaient
employés par les Athéniens à dorer et à embellir leur ville , à
foire des statues magnifiques, et à élever des temples qui coû-
taient des millions.
Périclès, au contraire, remontrait aux Athéniens qu'ils n'é-
taient pas obligés de rendre compte à leurs alliés de l'argent
qu'ils en avaient reçu : que c'était assez qu'ils les défendissent et
qu'ils éloignassent les barbares , pendant que de leur côté ils ne
fournissaient ni soldats, ni chevaux, ni navires; et qu'ils en
étaient quittes pour quelques sommes d'argent, qui, dès qu'elles
sont délivrées, n'appartiennent plus à ceux qui les ont données ,
mais sont à ceux qui les ont reçues , pourvu qu'ils exécutent les
conditions dont ils sont convenus, et pour lesquelles ils les ont
touchées. Il ajoutait que, la ville étant suffisamment pourvue de
348 TBAITÉ DES ETUDES.
tout ce qui était nécessaire pour la guerre , il était conveuable
d'employer le reste de ses richesses à de^ ouvrages qui , étant
achevés , produiraient une gloire immortelle ; et qui , dans le
'temps qu'on y travaillait, répandaient partout l'abondance, et
faisaient subsister un grand nombre de citoyens. Un jour même,
comme les plaintes s échauffaient , il s'offrit de prendre tous les
frais sur lui, pourvu que les inscriptions publiques marquassent
que lui seul avait fait cette dépense. A ces paroles , le peuple,
soit qu'il admirât sa magnanimité, ou que, piqué d'émulation ,
il ne voulût pas lui céder cette gloire, s'écria qu'il pouvait
prendre au trésor de'quoi fournir à VlSus les frais nécessaires, sans
rien épargner.
Les ennemis de Périciès , n'osant pas encore l'attaquer direc-
tement , firent appeler en jugement devant le peuple les person-
nes qui lui étaient le plus attachées, Phidias, Aspasie, Anaxa-
gore. Périciès , qui connaissait la légèreté et Finconstance des
Athéniens , craignit de succomber enfin aux complots et aux ef-
forts de ses envieux. Pour conjurer donc cet orage , il alluma la
guerre du Péloponèse, qui depuis longtemps se préparait, per-
suadé que par ce moyen il dissiperait les plaintes qu'on avait
faites contre lui , et qu'il apaiserait l'envie ; parce que dans un
danger si pressant la ville ne manquerait jamais de se jeter entre
ses bras, et de s'abandonner à sa conduite, à cause de sa puis-
sance et de sa grande réputation.
BÉFLEXIONS.
J'en ferai trois. La première regardera le caractère de ceux
dont il a été parlé dans ce morceau d'histoire; la seconde sera
sur l'ostracisme : et dans la dernière je dirai quelque cliose de
l'émulation qui régnait dans la Grèce, et surtout à Athènes, par
rapport aux beaux-arts.
1. Caractères de Thémistocle, d'aristide, de Cimon,
et de Périciès.
On ne doit point, ce me semble, passer ce morceau d'histoire
sans demander aux jeunes gens lequel de ces quatre illustres
chefs ils trouvent le plus estimable, et quelles sont leurs qualités
TBÂITE DES ÉTUDES. 849
bonnes ou mauvaises qui ont fait plus d'impression sur eux , et
sans leur faire remarquer les principaux traits qui caractérisent
ces grands hommes.
Il y a dans Thémîstocle quelque chose qui frappe extrême-
ment; et la seule bataille de Salamine, dont il eut tout Thonneur,
lui donne droit de disputer de la gloire avec les plus grands hom-
mes. Il y fit paraître un courage invincible, une connaissance
parfaite de Tart militaire , une grandeur d'âme extraordinaire ,
accompagnés d'une sagesse et d'une modération qui en relèvent
beaucoup le mérite» comme on le vit surtout lorsque, pour le
bien commun, il porta les Athéniens à céder le commandement
général de la flotte à ceux de Lacédémone , et lorsque lui-même
souffrit, avec une patience et un sang-froid qui étaient au-dessus
de son âge, le traitement injurieux d'Kurybiade.
Ce qu'il y a de plus admirable dans Thémistocle , et qui forme
son principal caractère, c'est une pénétration et une présence d'es-
prit à qui rien n'échappait. Après une courte et rapide délibéra-
tion, il prenait sur-le-champ le meilleur parti'. Il avait une ex-
trême habileté pour discerner dans Toccasion ce qui était le plus
convenable; et il prévoyait par des conjectures presque surets ce
qui devait arriver. Le dessein qu'il forma , et qu'il exécuta , de
tourner toutes les forces d'Athènes du côté de la mer, marquait
en lui un génie supérieur, capable des plus grandes vues, péné-
trant dans Tavenir, et saisissant dans les affaires le point décisif.
Il comprit qu'Athènes, ne possédant qu'un territoire stérile et
peu étendu, n'avait que ce seul moyen pour s'enrichir et s'agran-
dir, et pour se rendre nécessaire aux alliés et formidable aux
ennemis. On peut regarder ce projet comme la source et la cause
de tous les grands événements qui rendirent dans la suite la ré-
publique d'Athènes si -florissante.
Mais il faut avouer que le dessein noir et perfide que Thémis-
tocle proposa , de brûler en pleine paix la flotte des ^Grecs pour
abcroitre la puissance des Athéniens, oblige de rabattre infini-
ment de ridée qu'on a de lui : car, comme nous l'avons souvent
observé, c'est le cœur, c'est-à-dire la probité et la droiture, qui
décide du vrai mérite. Et c'est ainsi que le peuple d'Athènes en
» Corn. Nep et Plut
3U
350 TfiAlTJS DES. ÉTUDES.
jugea. Je ne sais si dans toute Thistoire il y a un fait plus digne
d'admiration que celui-ci. Ce ne sont point des philosophes, à
qui il ne coûte rien d'établir dans leurs écoles de belles maximes
et de sublimes règles de morale, qui décident que jamais l'utile
ne doit l'emporter sur Thonnéte; c'est un peuple entier, intéressé
dans la proposition qu'on lui fait, qui la regarde comme très-im-
portante pour le bien de TËtat, et qui néanmoins, sans hésiter
un moment, la rejette d'un commun accord, par celte raisou
unique qu'elle est contraire à la justice.
Les grandes qualités de Thémistocle furent aussi beaucoup
ternies par un désir de gloire excessif, et par une ambition dé-
mesurée, qu'il ne put jamais contenir dans de justes bornes, qui
le rendit ennemi de tout mérite qui pouvait disputer de la gloire
avec lui, qui le porta à faire exiler Aristide, et qui lui ût termi-
ner ses jours d'une manière peu honorable dans on pays étran-
ger et parmi les ennemis de sa patrie.
Périclès, lorsqu'il fut chargé du maniement des affaires pu-
bliques, trouva sa ville dans le plus haut point de grandeur où
elle eût jamais été et dans la fleur de sa puissance, au lieu que
ceux qui l'avaient précédé l'avaient rendue telle. Si cela diminue
quelque chose de sa gloire en ce qu'il n'eut qu'à maintenir ce
que d'autres avaient établi, on peut dire aussi d'un autre côté
que cela l'augmente, par la difficulté qu'il y a de maîtriser et de
contenir dans le devoir des citoyens fiers, et devenus presque in-
traitables par la prospérité.
Il se maintint à la tête des affaires et dans un pouvoir presque
absolu , non peu de temps , et par une faveur de peu de durée ,
mais pendant l'espace de quarante ans , quoiqu'il eût à se soute-
nir contre un grand nombre d'illustres adversaires^ ce qui est
presque sans exemple. Rien ne fait sentir plus vivement l'éten-
due , la supériorité , la force de son génie, la solidité de sa vertu,
la variété de ses talents , que ce seul fait, surtout dans line dé-
mocratie si jalouse , si remuante , et si remplie de mérite. Plu-
tarque semble en montrer la cause, et peindre son caractère en
un mot, lorsqu'il dit que Périclès, aussi bien que Fabius, se
rendit très-utile à sa patrie par sa douceur , par sa justice , et^r
la force et la patience qu'il eut de sotiffrir les imprudences et
TBÂiTé DES ÉTUDES. 851
les injustioes de ses collègues et de ses citoyens. Ses ennemis ,
qui pendant sa vie avaient été blessés de l'excessif crédit qu'il
s'étaîit acquis, furent obligés , après sa mort, de convenir que
jamais homme n'avait mieux su tempérer la force du comman-
dement par la modération < , ni relever la bonté et la douceur de
son caractère par une majestueuse gravité; et sa puissance, qui
avait excité Tenvie contré lui , et à qui Ton donnait le nom odieux
de tyrannie , parut alors avoir été la plus sûre défense et le plus
fort rempart de TÉtat, tant il se glissa dans le gouvernement
de méchanceté et de corruption , qui n'avaient osé éclater pen-
dant sa vie , ou qu'il avait toujours contenues en les tenant fai-
bles et basses, et en les empêchant de croître et de monter à un
excès sans remède, par la licence et par Flmpunité.
Périclès , par la force de son éloquence et par l'ascendant
qu'il avait pris sur les esprits , déconcerta plusieurs fois les pro-
jets du peuple, qui ne respirait que la guerre. Il rendit par là
un grand service à sa patrie; et il lui aurait épargné bien des
malheur^ , s'il avait jusqu'à la lin tenu la même conduite. 11
avait<le bonnes vues en dominant, mais il voulait dominer seul ;
et c'est ce qui le porta à faire exiler les meilleurs sujets et les plus
capables de servir la république, parce qu'ils balançaient son au-
torité. EnGn , craignant pour lui-même un pareil sort , et sen-
tant que son crédit diminuait tous les jours , pour se mettre en
sûreté il alluma une guerre dont les suites furent très-funestes à
sa patrie.
On vante beaucoup les ouvrages magnifiques dont il embellit
Athènes, mais je ne sais si c'est à juste titre. Êtait-il donc rai-
sonnable d'employer en bâtiments superflus et en vaines déco-
rations des sommes immenses ', qui étaient destinées pour le
fonds de la guerre ? et n'aurait-il pas mieux valu soulager les alliés
d'une partie des contributions, qui, sous le gouvernement de
Périclès, furent portées à près d'un tiers de plus qu'elles n'é-
taient auparavant ?
Cimon s'appliqua aussi à orner la ville. Mais , outre que l'ar-
* ^vc»(JLoXÔYOUV t6 (i£Tpiu>Tepov £V ^ Elle» montaient à plus de dix mil-
5pu{> , xal creiJLvoTepov èv irpaoTT)Ti , "♦*"'•
|jnq çOvat tpoirov
352 TBÂTTÉ DES ÉTUDES.
gent qu*il employa faisait partie du butin qu'il avait pris sur les
ennemis , et n était point le plus pur sang et la substance des
peuples , la dépense fut très-médiocre. Et il ne s'attacha qu'à
des ouvrages , ou absolument nécessaires , comme étaient le
port, les murailles et les fortifications de la ville; ou d'une
grande commodité pour les citoyens , telles qu'étaient les ga-
leries et les promenades publiques, les grandes places de la ville ,
les lieux d'exercice, comme l'Académie, séjour ordinaire des
beaux esprits et retraite célèbre des philosophes. Ce fut particu-
lièrement cet endroit qu'il s'appliqua à rendre plus commode et
plus agréable; et par cette légère dépense il donna occasion à
ces entretiens savants , véritablement dignes d'hommes libres ,
et qui ont fait tant d'honneur à la ville d'Athènes dans tous les
siècles.
Il avait amassé de grands biens , mais il en faisait un usage
capable de faire rougir des chrétiens , donnant largement à tous
les pauvres qu'il rencontrait , faisant distribuer des habits à ceux
qui en manquaient , invitant à manger chez lui ceux des bour-
geois d'Athènes qui étaient dans le besoin. Quelle comparaison,
dit Plutarque, entre la table de Cimon , simple, frugale , popu-
laire, et qui, avec une dépense médiocre, nourrissait tous les
jours un grand nombre de citoyens , et celle de LucuUe , magni-
fiquement servie, plus digne d'un satrape perse que d'un citoyen
romain , et destinée à satisfaire à grands frais la sensualité de
quelques débauchés de profession, dont tout le mérite était de
savoir goûter les morceaux friands, et sans doute de bien louer le
maître de la maison !
Cimon égala, par ses expéditions militaires , la gloire des plus
grands capitaines grecs ; car aucun , avant lui , n'avait porté si
loin ses armes et ses conquêtes ; et il joignit à la bravoure et au
courage des autres une prudence et une modération qui ne furent
pas moins utiles à la patrie.
Sa jeunesse ne fut pas sans reproche; mais tout le reste de sa
vie en couvrit et en effaça parfaitement les fautes : et où trouve-
t-on une vertu sans tache ?
S'il pouvait y en avoir quelqu'une parmi les païens, ce serait
celle d'Aristide. Une grandeur d'âme extraordinaire- le rendait
a«i!!n?!«r^n^na9
TBAITB DES ETUDES. Zf»Z
supérieur à toutes les passions. Intérêt , plaisir , ambition , res-
sentiment y jalousie , Tainour de la vertu et de la patrie étouf-
fait eu lui tous ces sentiments. C*était riiomme de la républi-
que : pourvu qu'elle fût bien servie , il lui importait peu par
qui elle le fût. Le mérite des autres, loin de le blesser, devenait
ie sien propre, par l'approbation qu'il lui donnait. Il eut part à
toutes les grandes victoires que la Grèce remporta de son temps,
mais sans s'en élever, il ne songeait point à dominer dans Athè-
nes, mais à rendre Athènes dominante; et il en vint à bout,
non, comme on Ta déjà remarqué, en équipant de grosses flottes
ou en mettant sur pied de nombreuses armées , mais en rendant
aimable aux alliés le gouvernement des Athéniens , par sa dou-
ceur, sa bonté, son humanité, sa justice. Le désintéressement
qu'il Gt paraître dans le maniement des deniers publies , et l'a-
mour de la pauvreté , porté , si Ton osait le dire , presque jus-
qu'à l'excès , sont des vertus tellement au-dessus de notre siè-
de, qu'à peine pouvons-nous le croire. £n un mot, et c'est par
où l'on peut juger de la solide grandeur d'Aristide , si Athènes
avait toujours eu des chefs qui lui eussent ressemblé , maltresse
de la Grèce, et contente. d'en faire le bonheur et d'y maintenir
la paix, elle aurait été en même temps la terreur des ennemis,
l'amour des alliés , et l'admiration de tout Tunivers.
Thémistocle ne faisait point difOculté d'employer les ruses et
les finesses pour arriver à ses fins , et ne montrait pas beaucoup
de fermeté ni de constance dans ses entreprises. Mais , pour
Aristide , il était ferme et constant dans sa conduite et dans ses
principes , inébranlable dans tout ce qui lui paraissait juste , et
incapable d'user du moindre mensonge et de la moindre ombre .
de flatterie , de déguisement et de fraude , non pas même par
manière de jeu.
Il avait * une maxime bien importante pour ceux qui veulent
entrer dans les charges publiques et dans le maniement des af-
faires , et qui souvent ne comptent que sur leurs patrons et sur
l'intrigue. Cette maxime était que le véritable citoyen , l'homme
de bien , di vait faire consister tout son crédit à faire et à con-
seiller en tout et partout ce ijui était honi^éte et juste. Il parlait
' Plot. '
354 TBAITÉ DXS ÉTUDES.
ainsi , parce qu*il voyait que le grand crédit des amis portait )a
plupart de ceux qui étaient en place à abuser de leur pouyoir
pour commettre des injustices.
Rien n*est plus admirable ni plus au-dessus de notre siècle ,
au-diBSSUs de nos mœurs et de notre manière d'agir et d« pen-
ser, que ce que fit Aristide avant la bataille de Marathon. Le
commandement de Tarmée roulant par jour entre dix généraux
athéniens , Aristide fut le premier à céder le commandement à
Miltiade comme au plus habile , et engagea ses collègues à faire
de même, en leur montrant qu'il n'est point honteux, mais
grand et salutaire , de céder et de se soumettre à ceux qui ont
un mérite supérieur. Et, par cette réunion de toute Tautorité
en un seul chef, il mit Miltiade en état de remporter une grande
victoire sur les Perses.
Il y a une qualité infiniment rare', qui convient aux quatre
grands hommes dont je viens de parler, et qui mérite bien qu'un
maître y insiste avec soin et la fasse remarquer à ses disciples :
c'est la facilité avec laquelle ils sacrifient au bien de la patrie
leurs* querelles particulières. Leur haine n'a rien d'implacable ,
d'amer, d'outré, comme chez les Romains. Iiesaltit de l'État
les réconcilie , sans qu'ils gardent de jalousie ni de rancune ; et ,
bien loin de traverser secrètement son ancien rival , chacun con-
court avec zèle au succès de ses entreprises et à sa gloire.
Ce trait , ce caractère , est ce que l'histoire nous montre de
plus grand , de plus difficile, de plus au-dessus de l'homme, et ,
je puis le dire, de plus important et de plus nécessaire pour ceux
qui t)ccupent les grandes places , en qui il n'est que trop or-
dinaire de voir une petitesse d'esprit qu'il leur plaît d'appeler
grandeur et noblesse, qui les rend pointilleux, délicats et jak)ux
.sur ce qui regarde le commandement, incompatibles avec leurs
collègues, uniquement attentifs à s'attirer la gloire de tout,
toujours prêts à sacrifier l'intérêt public à leur intérêt particu-
lier, et à laisser faire des fautes à leurs rivaux pour en profiter.
On voit une conduite toute contraire dans ceux dont j'examine
ici le caractère.
Thémistocle, pou de temps avant la bataille de Salanûne,
sentant que les Athéniens regrettaient Aristide , et désiraient sa
TRAITA D£S ÉTUDES. 36â
présence, n hésita point, quoiqu'il fût le principal auteur de son
exU, à le rappeler par un décret commun à tous les bannis , qui
leur permettait de revenir dans leur patrie, pour Taider de leurs
bons conseils et la défendre par leur courage.
Aristide', ainsi rappelé, vint , quelque temps après, trouver
Théffltstocle dans sa tente , pour lui donner un avis important
d'où dépendait le succès de la guerre et le salut de la Grèce. Le
discours qu'il lui tint mériterait d'être gravé en caractères d'or.
• Thémistocle, lui dit-il , si nous sommes sages , nous renon-
« cerons désormais à cette vaine et puérile dissension qui nous
« a agités jusqu'ici ; et , par une plus noble et plus salutaire ému-
« lation , nous combattrons à l'envi à qui servira mieux la pa-
« trie , vous en commandant et en faisant le devoir d'un bon et
« sagQ capitaine , et moi en vous ol)éissant et en vous aidant de
• ma personne et de mes conseils. » Il lui communiqua ensuite
ce qu'il jugeait nécessaire dans la conjoncture présente. Thémis*
tocle , étonné jusqu'à l'excès d'une telle grandeur d'âme et d'une
si noble franchise , eut quelque honte de s'être laissé vaincre
par sonrival , et , ne rougissant point d'en faire l'aveu, promit
bien d'imiter sa générosité, et même , s'il se pouvait , de la sur-
passer par tout le reste de sa conduite. Toutes ces protestations
ne se terminèrent pointa de vains compliments, mais elles fu-
rent soutenues par des effets constants ; et Plutarque observe
que, pendant tout le temps du commandement de Thémistocle ,
Aristide l'aida en toute occasion de ses conseils et de son cré-
dit *, travaillantavec joie à la gloire de son plus grand ennemi ,
par le motif du bien public. Et lorsque , dans la suite, la dis-
grâce de Thémistocle lui eut donné une belle occasion de se
venger, au lieu de se ressentir des mauvais tiaitements qu'il en
avait reçus ^, il refusa constamment de se joindre à ses ennemis,
aussi éloigné de jouir avec une secrète joie de l'infortune de son
adversaire, qu'il l'avait été auparavant de s'affliger de ses heureux
succès.
( Herod. 1. 8. Plut, in Vita Themist. yirist.)
etAri«t. ^ Oùxéfi.vri<Ttxâxy;'jev... oOôè aTcÉ-
* liocvra OTJvgTcparre xal auveéâu* Xaû^ev lyôpou Ôoœtvxoûvtoç, codTcep
Xeusv èvôo^dxaTov èn\ (TWTTjptqc xoivr) oOS' evYiiJLgpoOvTi irpotefov è<pô6vr,ae.
XOlûv rèv lx^i<TTOv. (Pi-tT. in f^'ita (Ibid.)
356 TBAITB DES ETUDES.
L'histoire a-t-elle rien de plus aclievé en lout genre que ce que
nous venons de rapporter? et trouve-t-on même ailleurs quel-
que chose qu'on puisse comparer à cette noble et généreuse con-
duite d'Aristide? On admire avec raison, comme un des plus
beaux traits de la vie d'Agricola s qu'il ait employé tous ses ta-
lents et tous ses soins pour augmenter la gloire de ses généraux :
ici c'est pour augmenter celle de son plus grand ennemi; quelle
supériorité de mérite !
On a encore un grand exemple de la vertu dont je parle, dans
Cimon, qui, étant actuellement banni par l'ostracisme, vint
néanmoins se placer à son rang dans sa tribu pour combat-
tre contre les Lacédémoniens , qui avaient toujours été jusqu'à
ce temps de ses amis, et avec qui on Taocusait d'avoir des intel-
ligences secrètes. Mais , sur l'ordre que ses ennemis tirèrept du
conseil public pour lui défendre de se trouver à la bataille , il
se retira en conjurant ses amis de prouver son innocence et la
leur par des effets. Ils prirent l'armure de Cimon, la placèrent
dans le poste qu'il devait occuper, et combattirent avec tant de
valeur^ qu'ils se firent presque tous tuer, laissant aux Athéniens
un regret infini de leur perte , et un grand repentir de les avoir
accusés si injustement.
Les Athéniens , ayant perdu une grande bataille, rappelèrent
Cimon; et ce fut, comme on Ta déjà remarqué j Périclès lui-
luémequi dressa et proposa le décret de son rappel , quoiqu'il
eût auparavant contribué plus que tout autre h le faire bannir.
Sur quoi Plutarque fait une très-belle réflexion , et qui confirme
tout ce que j'ai dit jusqu'ici. Périclès , diHl , employa tout son
crédit pour faire revenir son rival : « tant les querelles même
» des citoyens étaient tempérées par le motif de l'utilité publi-
« que , et leurs animosités toujours prêtes à s'apaiser dès que le
« bien de l'État le demandait ! et tant l'ambition , qui est la plus
a vive et la plus forte des passions , cédait et se conformait aux
« besoins et aux intérêts de la patrie ! » Cimon , après son retour,
sans se faire prier, sans se plaindre ni faire l'important, et sans
' <i Nec Agricola unqnam in saam fa* in praedicando, extra inTidiam, née extra
mam gestis exsaltavit : ad auctorem et gloriam erat. • ( Tacit. in f^Ua Àgric.
ducem, nt minister, fortunam referebat. c. 8.)
ila virtute in obseqnendo , verecundia
TBA.TTfi DES ETUDES. 357
chercher à faire durer une guerre qui le rendait nécessaire à sa
patrie , lui rendit prompternent le service qu'on attendait de lui ,
et lui procura sans délai la paix dont elle avait besoin.
Mais rien ne découvre plus clairement le fond du cœur de
Périclès , sa douceur, son éloignement de toute haine et de toute
vengeance , qu'une parole qu'il dit peu avant sa mort. Ses amis,
qui ne croyaient pas être entendus du malade, louant entre eux
son gouvernement et ses neuf trophées, il les interrompit en leur
disant qu'il s'étonnait qu'ils s'arrêtassent à des choses qui dé-
pendaient beaucoup de la fortune, et qui lui étaient communes
avec beaucoup d'autres généraux , et qu'ils passassent sous silence
ce qui était le plus beau et le plus grand , de n'avoir Jamais fait
porter le deuil à aucun Athénien.
Les différents traits que j'ai rapportés jusqu'ici en parlant des
quatre grands hommes qui ont le plus illustré la république
d'Athènes peuvent être, ce me semble, d'une grande utilité,
non-seulement pour les jeunes gens qui doivent occuper des
places considérables dans l'État , mais pour toutes sortes de per-
sonnes , de quelque condition qu'elles soient. Car ils nous mon-
trent quelle petitesse d'esprit et quelle bassesse il y a à être en-
vieux et jaloux de la vertu et de la réputation des autres; et au
contraire combien il y a de noblesse et de grandeur d'âme à es-
timer, à aimer, à faire valoir le mérite de ses égaux , de ses col-
lègues , de ses concurrents , et même de ses ennemis si l'on en a.
Tous ces traits d'histoire doivent faire d'autant plus d'impres-
sion sur les esprits , que ce ne sont point des leçons spécula-
tives de philosophes, mais des devoirs réduits en pratique.
2. De C ostracisme.
L'ostracisme, chez les Athéniens, était un jugement par le-
quel on condanmait un homme à une sorte d'exil qui durait dix
ans , à moins que le peuple n'en abrégeât le temps. Il fallait qu'il
y eût au moins six mille citoyens qui condamnassent à cette
peine. Ils donnaient leur suffrage en écrivant le nom du particu-
lier sur une coquille , appelée en grec oarpatxov, d'où est venu le
nom di ostracisme. Cette sorte de bannissement n'était point une
punition ordonnée pour aucun crime, ni une peine infamante ;
358 TBAITB DKS iTUD£S.
et c'étaient les plus illustres citoyens s et souvent même les plus
gens de bien , qui y étaient exposés. Je ne prétends point me ren-
dre ici Tavocat ou Tapologiste derostracisme, qui, pouvant être
considéré sous différentes £aoes, peut aussi partager les esprits
sur le jugement qu'on en doit porter. Comme cette loi semblait
n'attaquer que la vertu et n'en voulait qu'au mérite , il n'est pas
étonnant qu'à la regarder seulement de œ côté-là , elle paraisse
extrêmement odieuse , et qu'elle révolte tout esprit raisonnable.
C'est ce qui a porté Valère Maxime à taxer de folie et d'extrava-
gance publique cette coutume et cette loi , qui punissait les plus
grandes vertus comme on punit ailleurs les crimes , et qui payait
par lexil les services rendus à l'État. Quid obest quin publica
denientia sit existimanda , summo consensu maximas virtu-
tes quasi gravissima delicta punire , beneficiaque injuriis te-
pendere *?
Sans donc vouloir justifier absolument l'ostracisme, je de-
mande qu'il me soit permis d'en approfondir les raisons et d'en
examiner les avantages. Car je ne puis m'imaginer qu'une ré-
publique aussi sage que celle d'Athènes eût souffert si long-
temps et même autorisé une coutume qui n'aurait été fondée
que sur Finjustice et sur la violence. £t ce qui me confirme dans
eette opinion , c'est que, quand on abrogea cette loi à Athènes ,
ce ne fut point à titre d'injustice, mais parce qu'ayant eu lieu
par rapport à un citoyen méprisé de toute la ville (il se nom-
mait Uyperbolus , et vivait du temps de Nicias et d' Alcibiade),
on crut que désormais l'ostracisme 3, flétri et dégradé par cet
exemple, déshonorerait un honnête homme et serait injurieux
à sa réputation.
Aussi voyons-nous que Cicéron 4 ne condamne pas cette loi
a^'ec autant de sévérité que Valère Maxime , et qu'en plaidant
pour Sextius , que l'on voulait faire bannir, quoiqu'il eût inté-
» Miltiade, Cimon, Aristide, Thémis- , „ j^p„^ Athenienses, bomine« gîte-
*®^'*» ***^ IRQ *®* » ^o"B* * nostrorum bominam gravi-
Val. Max. 1. &, c. 3. ^ ^^^g dlsjunctos, non deerant qai rempo-
* Ex TOUTOU ûuffxepavac à 5y5(l.O(; bliçam contra popali temeritatem defen
ibç xaOv6pi(7(iivov Ta Tcpâytia xai derent,quamomne8,qai itafeeer«iit,e
itponeir»îXaxi(T|isvov, Âçvjxe navre- ci^itftt* expellerentar. » ( Pro Jtol. n.
\iâç , xai xaTêAuaev ( P».»: t. {n ^rUi.) * * * )
TBAITR DES ÉTUDES. 359
rét de décrier les bannissements, il se contente de taier les
Athéniens de légèreté et de témérité. Plutarque s*en explique en
plusieurs endroits d'une manière assez favorable , ou du moins
qui n*est pas dure ni injurieuse , comme on le verra dans la
suite. C'est ce qui me porterait à croire que Valère Maxime a
jugé de cette loi trop superficiellement, et qu'il s'est trop laissé
frapper de quelques inconvénients, sans approfondir ce qu'elle
^ pouvait avoir d'avantageux. Examinons donc quels pouvaient
être ces avantages.
V C'était une barrière très-utile contre la tyrannie dans uo
État purement démocratique, dont la liberté , qui eu est l'âme tt
la loi souveraine, ne pouvait subsister que par l'égalité. Il était
difficile que le peuple ne prît ombrage de la puissance des ci*
toyens qui s'élevaient au-dessus des autres , et dont l'ambition * ,
si naturelle au cœur de l'homme, donnait de justes alarmes
à une république extrêmement jalouse de son indépendance. Il
convenait de prendre de loin des mesures pour les faire rentrer
dans l'ordre , d'où leurs grands talents ou leurs grands services
semblaient les avoir tirés. Us se souvenaient encore de la ty-
rannie de Pisistrate > et de ses enfants , qui n'avaient été que de
simples citoyens comme les autres. Us avaient devant les yeux
ÉpUèse, ïhèbes, Corintlie, Syracuse, et presque toutes les vil-
les grecques , dont les tyrans s'étaient emparés dans le temps
• que leurs citoyens ne craignaient rien pour leur liberté. Kt qui
oserait assurer que Thémistocle, Ëphialte, l'ancien Démo-
sthène , Alcibiade, et même Cimon et Périclès, eussent refusé
de régner à Athènes s'ils avaient pu l'entreprendre, comme Pau-
sanias et Lysandre le tentèrent à Lacédéinone , et tant d'autres
dans leurs républiques , et comme César le fit à Rome ?
2» Cette sorte de bannissement n'avait rien de honteux et d'in-
famant. Ce n'était point , dit Plutarque 3, une punition de crime
ou de malversation, mais une précaution jugée nécessaire contre
un orgueil et une puissance qui devenaient à charge. C'était un
* ï^ 6v>và[JLei popeîç , xal jcpoç rot » omnium civiam soorara pot«atiam
Iffonrixa ôy)(JLO>tpaTixVjv à(Tl3|l|l£Tpoi. extimescebant. » (Coa». Nkp. in Milt.
{VvvT. in f^ila Theinist.) cap. 8.)
* « Alhenieuses, propter PisLstrati tjr- ^ In Vita Ari&t.
raunidem , qu.» paucis aunis ante fue-
S60 TRAITE DES ETUDES.
remèjledouxet humain contre Fenvie, à qui un trop grand mérita-
faisait ombrage et donnait de violents soupçons. Rn un mot ,
c'était un moyen sûr de mettre l'esprit du peuple en repos, sans
se porter à aucune violence contre le banni. Car il conservait la
jouissance et la disposition de son bien; il possédait tous les
droits et tous les privilèges de citoyen , avec Tespérance d'être
rétabli dans un temps fixe , qui pouvait être abrégé par une in-
finité d'incidents. Ainsi on ne rompait point par Fostracisme
tous les liens qui attachaient Texilé à sa patrie; on ne le pous-
sait point au désespoir; on ne le forçait pas à prendre des partis
extrêmes. Aussi voyons-nous par l'événement que ni Aristide , ni
Cimon, ni Thémistocle même, ni les autres, n'ont point pris des
engagements contre leur patrie , et qu'au contraire ils ont tou-
jours conservé pour elle beaucoup de fidélité et de zèle : au lieu
(jue les Romains, faute d'avoir une loi pareille, ont forcé Camille
a faire des imprécations contre sa patrie , ont engagé Coriolan à
prendre les armes contre elle, comme le fit aussi depuis Serto-
rius, contre son inclination. On en venait d'abord à faire déclarer
un citoyen ennemi de l'État^ comme César, Marc- Antoine , et
plusieurs autres ; après quoi il ne restait plus de ressource que
dans le désespoir, ni d'assurance pour sa propre conservation
que dans les violences et les guerres ouvertes.
30 Cest aussi par cette loi que les Athéniens se sont préservés
des guerres civiles qui ont si fort troublé et ébranlé la république
romaine. Avec une semblable loi, on n'en serait pas venu à assas-
siner les Gracques. On se serait peut-être épargné la guerre de
IVIariuset deSylIa, celle de César et de Po'npé3, et les funestes sui-
tes du triumvirat. Mais Rome n'ayant point ce remède doux et
humain ', comme parle Plutarque, propre à calmer, à adoucir, à
consoler l'envie , quand les deux factions du sénat et du peuple
étaient un peu échauffées , il ne restait plus d'autre parti ni
d'autre issue que de décider la querelle par lesarmeset parla vio-
lence. Et c'est ce qui a enfin attiré à Rome la perte de sa liberté.
Peut-être donc pourrait-on croire qu'il ne faut pas juger de
cette loi de l'ostracisme comme Valère Maxime et plusieurs
TB\ITE DES ETUDES. 3G1
autres , qui ne sont frappés que de Fabus de la loi , sans exa-
miner à fond les véritables motifs de son établissement et ses
utilités, et sans considérer qu'il n'y a point de si bonne loi qui
n'ait ses inconvénients dans l'application.
3. Emulation pour les arts et pour les sciences,
Diodore de Sicile, dans la préface du douzième livre de ses
histoires , fait une réflexion fort sensée sur les temps et sur les
evenementsdontjeviensdeparler.il remarque que jamais la
Grèce ne fut menacée d'un plus grand danger que lorsque
Xerxès , après s'être assujetti tous les Grecs asiatiques , vint
l'attaquer avec une armée formidable , qui semblait devoir in-
failliblement lui faire subir le même sort. Cependant elle ne fut
jamais plus glorieuse ni plus triomphante que depuis cette ex-
pédition de Xerxès , qui est, à proprement parler, l'époque où
commence le beau temps de la Grèce, et qui fut en particulier
pour Athènes l'occasion et la source de cette gloire qui a rendu
son nom si célèbre. Pendant les cinquante années qui suivirent,
on vit sortir du sein de cette ville une foule de grands hommes
en tous genres, pour les arts, pour les sciences , pour la guerre,
pour le gouvernement et la politique.
Pour me borner ici à ce qui regarde les beaux- arts et les scien-
ces, ce qui les porta en si peu de temps à un si haut degré de
perfection furent les récompenses et les distinctions proposées à
ceux qui y excellaient , qui allumèrent parmi les beaux esprits et
les habiles ouvriers une émulation incroyable.
Cimon, au retour d'une glorieuse campagne, ayant rapporté à
Athènes les os de Thésée , le peuple, pour conserver la mémoire
de cet événement , établit une dispute entre les poètes tragiques ,
qui devint fort célèbre. Des juges tirés au sort décidaient du mé-
rite des pièces , et adjugeaient la couronne au vainqueur au mi-
lieu des louanges et des applaudissements de toute l'assemblée.
Dans celle-ci, l'archonte, voyant parmi. les spectateurs de gran-
des brigues et de grandes partialités, nomma pour juges Cimon
lui-même et neuf autres généraux. Sophocle , encore tout jeune ,
donna pour lors sa première pièce ; et il l'emporta sur Eschyle ,
qui Jusque-là avait fait l'honneur du théâtre, et y avait toujours
TR. DES ÉTUD. T. 11. 31
S62 TBAITÉ DES ÉTUDKS.
primé sans contestation. Ce dernier ne put survivre à sa gidire.
]| sortit d'Athènes, et se retira en Sicile , où bientdt après il mou-
rut de chagrin. Pour Sophocle, sa gloire alla toujours oi crois-
sant, et ne Tabandonna pas même dans son extrême vieillesse.
Ses enfants l'ayant appelé en jugement pour le faire interdire,
sous prétexte que son esprit s'affaiblissait de jour en jour, pour
toute apologie il lut devant les juges une pièce intitulée QEdipus
Coloneus, qu'il venait tout récemment d'achever; et il gagna
son procès.
La gloire de remporter le prix dans ces disputes , où toutes
sortes de personnes s'empressaient de produire des ouvrages d'es-
prit, était regardée comme un honneur si distingué, qu'elle fai-
sait même l'objet de l'ambition des princes, comme l'histoire
nous l'apprend des deux Denys de Syracuse.
Ce fut pour Hérodote < une journée bien glorieuse et un plai-
sir bien flatteur lorsque toute la Grèce assemblée aux jeux olym-
piques. crut, en lui entendant faire la lecture de ses histoires ,
entendre les Muses mêmes parler par la bouche de cet historien ;
ce qui fit qu'on donna aux neuf livres qui composent son ouvrage
les noms des neuf Muses. 11 en était de même des orateurs et des
poètes, qui y prononçaient en public leurs discours, et y lisaient
leurs poésies. Quel aiguillon de gloire n'excitaient point dans les
esprits des applaudissements reçus sous les yeux et par les ac-
clamations de presque tous les peuples de la Grèce !
L'émulation n'était pas nioindre parmi les habiles ouvriers ;
et ce fut par là que , sous Périclès , dans un espace de temps as-
sez court , tous les arts furent portés à une souveraine perfection.
Ce fut lui > qui bâtit l'Odéon ou théâtre de musique, et qui
fit le décret par lequel il était ordonné qu'on célébrerait des jeux
et des combats de musique à la fête des Panathénées; et, ayant
été élu juge et distributeur des prix, il ne crut pas se déshono-
rer en réglant et marquant dans un grand détail les lois et les
conditions de ces sortes de disputes.
A qui le nom de Phidias ^ et la réputation de ses ouvrées ne
sontils point connus? Ce célèbre sculpteur, infiniment plus sen-
' Lacian. in Hérodote. 3 Ibid.
' Plut in Vila Pericl.
TBAiTÉ DES ETUDES. 363
sible à la gloire qu'à Tintérét , se hasarda » malgré rextrême dé-
licatesse qu*il connaissait au peuple d'Athènes sur ce point , d'in-
sérer son nom ou du moins la ressemblance de son visage dans
une fameuse statue , ne croyant pas qu'il pût y avoir pour lui de
plus précieuse récompense de son travail que de partager avee
son ouvrage une immortalité dont lui-même était l'auteur et la
eause.
On s^it avec quelle ardeur les peintres entraient en lice Tun
contre l'autre , et avec quelle vivacité ils se disputaient la palme.
Leurs ouvrages étaient exposés en public, et des juges également
habiles et incorruptibles adjugeaient la victoire à celui qui avait
le mieux réussi.
Parrhasiuset Zeuxis disputèrent ainsi ensemble : celui-ci avait
représenté dans un tableau des raisins qui étaient si ressemblants,
que les oiseaux vinrent les becqueter ; l'autre , dans le sien , avait
peint un rideau : Zeuxis^ fier du puissant suffrage des oiseaux,
le pressa, comme en insultant, de tirer le rideau, afin qu'on vît
son ouvrage. 11 connut bientôt son erreur ' , et céda la palme à
son émule , avouant ingénument qu'il était vaincu , puisque ,
s'il avait trompé les oiseaux , Parrhasius l'avait trompé lui-même,
tout maître en Fart qu'il était.
Ce que j'ai dit de l'ardeur qu'un seul homme excita à Athènes
par rapport aux arts et aux sciences nous montre combien l'é-
mulation pourrait faire de bien dans un État , si elle était appli-
quée à des choses utiles au public , et si elle était retenue et ren-
fermée dans de justes bornes. Quel honneur n'ont point fait à la
Grèce les habiles ouvriers et les savants hommes qu'elle a pro^
duits en si grand nombre, et dont les ouvrages, supérieurs à
l'injure des temps et à la malignité de l'envie , sont encore au-
jourd'hui regardés , et le seront toujours, comme la règle du bon
goût et le modèle de la perfection ! Des marques d'honneur et
de justes récompenses attachées au mérite piquent et réveillent
l'industrie , animent les esprits et les tirent d'une espèce d'en-
gourdissement et de léthargie, et remplissent en peu de temps
un royaume d'hommes illustres en tout genre. Feu M. Colbert,
I H Intellecto errore concessit pal- lucres fefellisset, Parrbasiusx aatem se
mam iogeauo pudore , qaoniam ipse vo- artificem. » (Pliv. lib. 35, cap. lo.)
36 4 TRAITE DES ETUDES.
mioistre d'Etat, avait destiné par an quarante mille écus pour
ceux qui se distingueraient dans quelque genre que ce fût, ou dans
les arts, ou dans les sciences; et il disait souvent, à des person-
nes * de confiance qu*il avait chargées du soin de lui Êdre connaî-
tre les habiles gens, que, s'il y avait dans le royaume quelque
homme de mérite qui souffrit et fût dans le besmn , il en char-
geait leur conscience et les en rendait responsables. Ce ne sont
point ces sortes de dépenses qui ruinent un État; et un ministre
qui aime véritablement son prince et sa patrie ne peut guère mieux
les servir qu'en leur procurant , par d'assez modiques sommes ,
des avantages si précieux et une gloire si durable : car, pour ap-
pliquer ici ce que dit Horace sur un autre sujet, quand il man-
que quelque chose aux gens de bien , on peut acheter des amis à
bon prix.
Vilis aniicorum est anooDa , bonis ubi quid deest '.
TROISIÈME MORCEAU TIRÉ DE l'HISTOTRE GRECQUE ^.
Du gouvernement de Lacédémone,
H n*y a peut-être rien dans toute Fhistoire profane de plus at-
testé ni en même temps de plus incroyable que ce qui regarde le
gouvernement de Lacédémone , et la discipline que Lycurgue y
avait établie. Ce sage législateur était fils de Tun des deux rois
qui commandaient ensemble à Sparte ; et il lui eût été £acile de
monter sur le trône après la mort de son frère aîné, qui n'avait
point laissé d'enfant mâle. Mais il se crut obligé d'attendre les
couches de la reine sa belle-sœur, qui pour lors était grosse ; et ,
après l'heureux accouchement de cette princesse, il se rendit lui-
même le tuteur et le protecteur de l'enfant contre les attentats
de sa propre mère , laquelle, avant même que d'être accouchée,
avait offert de faire mourir son fils si Lycurgue voulait l'épouser.
Il conçut le hardi dessein de réformer en tout le gouverne-
ment de Lacédémone; et, pour être en état d'y établir de plus
sages règlements, il jugea à propos de faire plusieurs voyages,
afin de connaître par lui-même les différentes moeurs des peu-
« M. Perrault et M. l'abbé GaUou. 3 Voyei l'Histoire Ancienne, tome II ,
' Horat. 1 I, epist. 12 ag. 301-303 de notre édition. — L.
TRAITE DES ETUDES. S6^
pies , et de consulter ce quUl y avait de personnes plus habiles et
plus expérimentées dans Tart de gouverner. Il commença par
nie de Crète , dont les lois dures et austères étaient fort célèbres.
11 passa de là en Asie, où régnait une conduite tout opposée; el
enfln il se rendit en Egypte, le domicile des sciences, de la sa-
gesse et des bons conseils.
Sa longue absence ne servit qu*à le &ire plus désirer de ses ci-
toyens ; et les rois même pressèrent son retour , sentant bien
qu'ils avaient besoin de son autorité pour contenir le peuple dans
le devoir et dans l'obéissance. Dès qu'il fut retourné à Sparte ,
il travailla à changer toute la forme du gouvernement , persuadé
que quelques lois particulières ne produiraient pas un grand ef*
fet. Il commença par gagner les principaux de la ville, à qui il
communiqua ses vues ; et, s'étant assuré de leur consentement,
il vint dans la place publique accompagné de gens armés , pour
étonner et pour intimider ceux qui voudraient s'opposer à son
entreprise.
On peut rappeler à trois principaux établissements la nouvelle
forme de gouvernement qu'il introduisit à Lacédémone.
PRBldlEB ÉTABLISSEMENT.
Sénat.
De tous les nouveaux établissements de Lycurgue , le plus
grand et le plus considérable fut celui du sénat, lequel, comme
dit Platon^ tempérant la puissance trop absolue des rois par une .
autorité égale à la leur , fut la principale cause du salut de cet
État. Car, au lieu qu'auparavant il était toujours chancelant, et
qu'il penchait tantôt vers la tyrannie par la violence des rois,
tantôt vers la démocratie par le pouvoir trop absolu du peuple ,
ce sénat lui servit comme d'un contre-poids qui le maintint dans
l'équilibre et qui lui donna une assiette ferme et assurée; les vingt-
huit' sénateurs qui le composaient se rangeant du côté des rois
quand le peuple voulait se rendre trop puissant, et fortifiant au
' Ce eonseil était composé de trente personnes , en y comprenant les deus
rois.
ai.
^66 TRAITÉ IIES ETUDES.
contraire le parti du peuple quand les rois voulaient porter trop
loin leur autorité.
Lycurgue ayant ainsi tempéré le gouvernement , ceux qui
vinrent après lui trouvèrent la puissance des trente qui compo-
saient le sénat encore trop forte et trop absolue ; c^est pourquoi
ils lui donnèrent un frein en lui opposant l'autorité des épho-
res ' , environ cent trente ans après Lycurgue. Les éphores
étaient au nombre de cinq, et ne demeuraient qu'un an en charge,
Us avaient droit de faire arrêter les rois et de les faire mener en
prison , comme cela arriva à l'égard de Pausanias. Ce fut sous le
roi Théopompe que commencèrent les éphores. Sa femme lui
ayant reproché qu'il laisserait à ses enfants la royauté beaucoup
moindre qu'il ne l'avait reçue, il lui répondit : Au contraire, je
la leur laisserai plus grande , parce qu'elle sera plus durable >.
SECOND ETABLISSEMENT.
Partage des terres , et décride la monnaie d*or et d^ argent.
Le second établissement de Lycurgue, et le plus hardi, fut le
partage des terres. Il le jugea absolument nécessaire pour éta-
blir dans la république la paix et le boit ordre. La plupart des
habitants du pays étaient si pauvres qu'ils n'avaient pas un seul
pouce de terre , et tout le bien se trouvait «ntre les mains d'un
petit nombre de particuliers. Pour bannir donc Tinsolence, l'en-
vie, la fraude, le luxe, et deux autres maladies du gouvernement
encore plus anciennes et plus grandes que celles-là , je veux dire
l'indigence et les excessives richesses , il persuada à tous les
citoyens de remettre leurs terres en commun et d'en fadre un
nouveau partage, pour vivre ensemble dans une parfaite égalité,
ne donnant les prééminences et les honneurs qu'à la vertu et au
mérite.
Cela fut aussitôt exécuté. Il partagea les terres de la Laconie
en trente mille parts, qu'il distribua à ceux de la campagne; et
il fit neuf mille parts du territoire de Sparte , qu'il distribua à
autant de citoyens. On dit que, quelques années apr^, Lycup-
* Éphort sicniAe (XMMlewr^ ùupec ' yUiXfii |isv ouv, etvev, 69<p fyi-
Uur. VMOTgpav.
TRAITE DES ËTUDES. 367
gue, au retour d*UQ long voyage , traversant les terres de la
Laconie , qui venaient d'être moissonnées , et voyant les tas de
gerbes parfaitement égaux , il se tourna vers ceux qui raccompa-
gnaient, et leur dit en riant : Ne semble-P-U pa$ que la Laconie
soit VhMtage de plusieurs frères qui viennent défaire leurs
partages ?
Après les immeubles y il entreprit de leur faire aussi partager
également les autres biens , pour achever de bannir d'entre eux
toute sorte d'inégalité. Mais , voyant qu'ils le supporteraient avec
plus de peine s'il s'y prenait ou vertement,, il y procéda par une
autre voie, en sapant l'avarice par les fondements. Car, première-
ment , il décria toutes les monnaies d'or et d'argent, et ordonna
qu'on ne se servirait que de monnaie de fer, qu'il ut. d'un si grand
poids et d'un si bas prix , qu'il fallait une charrette à deux boeufs
pour porter une somme de dix mines > , et une chambre entière
pour la serrer.
De plus, il chassa de Sparte tous les arts inutiles et Super-
flus : mais quand il ne les aurait pas chassés , la plupart seraient
tombés d'eux-mêmes, et auraient disparu avec l'ancienne mon-
naie , parce que les artisans ne trouvaient pas à se défaire de
leurs ouvrages , et que cette monnaie de fer n'avait point de
cours chez les autres Grecs, qui, bien loin de l'estimer, s'en
moquaient et en faisaient des railleries.
TBOISIÈME ÉTABLISSEMENT.
Bepas publics.
Lycui^ue, voulant encore faire plus vivement la guerre à la
mollesse et au luxe , et achever de déraciner l'amour des riches-
ses, fit un troisième établissement : ce fut celui des repas. Pour
eu écarter toute somptuosité et toute rflagniGcence, il ordonna
que tous les citoyens mangeraient ensemble des mêmes viandes
qui étaient réglées par la loi , et il leur défendit expressément de
manger chez eux en particulier.
Par cet établissement des repas communs , et par cette frugale
simplicité de la table , on peut dire qu'il fit changer en quelque
' Cinq cents livre.><
368 TB/LITB DES ETUDES».
sorte de nature aux richesses , en les mettant hors d*état d*étre
désirées, d'être volées, et d'enrichir leurs possesseurs ^ : car il
n'y avait plus aucun moyen d'user ni de jouir de son opulence,
non pas même d'en faire parade , puisque le pauvre et le riche
mangeaient ensemble en même lieu ; et il n'était pas permis de
venir se présenter aux salles publiques après avoir pris la pire-
caution de se remplir d'autres nourritures, parce que tous les
convives observaient avec grand soin celui qui ne buvait et ne
mangeait point, et lui reprochaient son intempérance ou sa trop
grande délicatesse, qui lui faisaient mépriser ces repas publics.
Les riches furent extrêmement irrités de cette ordonnance ;
et ce fut à cette occasion que, dans une émeute populaire , un
jeune homme, nommé Alcandre , creva un œil à Lycurgue d'un
coup de bâton. Le peuple , indigné d'un tel outrage , remit le
jeune homme entre les mains de Lycurgue , qui sut bien s'en ven-
ger : car, par les manières pleines de bonté et de douceur avec
lesquelles il le traita , de violent et d'emporté qu^ii était il le ren-
dit en assez peu de temps très-modéré et très-sage.
Les tables étaient chacune d'environ quinze personnes; et,
pour y être reçu , il fallait être agréé de toute la compagnie.
Chacun apportait par mois un boisseau de farine, boit mesures
de vin , cinq livres de fromage , deux livres et demie de figues , et
quelque peu de leur monnaie pour l'apprêt et l'assaisonnement
des vivres. On était obligé de se trouver au repas public; et,
longtemps après , le roi Agis , au retour d'une expédition glo-
rieuse , ayant voulu s'en dispenser pour manger avec la reine sa
femme, fut réprimandé et puni.
Les enfants même se trouvaient à ces repas; et on les y me-
nait comme à une école de sagesse et de tempérance. Là ils en-
tendaient de graves discours sur le gouvernement , et ne voyaient
rien qui ne les. instruisît. La conversation s'égayait souvent par
des railleries fines et spirituelles , mais qui n'étaient jamais bas>
ses ni choquantes; et, dès qu'on s'aji^rcevait qu'elles élisaient
peine à quelqu'un , on s'arrêtait tout court. On les acooatumait
aussi au secret; et quand un jeune homme entrait dans la
' Tèv ttXoOtov àffuXov, {làXXov ôè oCtqXov, xat àicXoOçov àx:ctpY«xoTO.
(Plot.)
TBÀITB DES ETUDES. 869
salle, le plus vieux lui disait, en lui montrant la porte : Rien de
tout ce qui se dit ici ne sort par là.
Le plus exquis de tous leurs mets était ce qu'ils appelaient
la sauce noire, et les vieillards la préféraient à tout ce qu'on
leur servait sur la table. Denys le tyran ' , s'étant fait apprêter
un pareil mets par un cuisinier de Sparte*, n'en jug^ pas de
même, et ce ragoût lui parut fort fade. Je ne m'en étonne pas ,
dit celui qui l'avait préparé ; l'assaisonnement y a manqué. Et
quel assaisonnement ? reprit le tyran. La course , la sueur , la
fatigue, la faim , la soif. Car c'est là , ajouta le cuisinier , ce qui
assaisonne à Sparte tous nos mets.
Jutres ordonnances,
Lycurgue regardait l'éducation des enfants comme la plus
grande et la plus importante affaire d'un législateur. Son grand
principe était qu'ils appartenaient encore plus à FÉtat qu'à leurs
pères ; et c'est pour cela qu*il ne laissa pas ceux-ci maîtres de les
élever à leur gré, et qu'il voulut que le public s'emparât de leur
éducation, aûn de les former sur des principes constants et uni-
formes qui leur inspirassent de bonne heure l'amour de la patrie
et de la vertu.
Sitôt qu'un enfant était né , les anciens de chaque tribu le
visitaient; et, s'ils le trouvaient bien formé, fort et vigoureux,
ils ordonnaient qu'il fût nourri , et lui assignaient une des neuf
mille portions pour son héritage. Si au contraire ils le trouvaient
mal fait, délicat, faible, et s'ils jugeaient qu'il n'aurait ni force
ni santé , ils le condamnaient à périr , et le faisaient exposer.
On accoutumait de bonne heure les enfants à n'être point difG-
ciles ni délicats pour le manger ; à n'avoir point peur dans les ténè-
bres ; à ne s'épouvanter pas quand on les laissait seuls; à ne se
pointlivrer à la mauvaise humeur ni à la criaillerie, ni aux pleurs ^'
' « Ubi quam tyrannas cœnaTisset condiontar. » (Cic. Tusc. Quœ$t. ]ih,6f
Dionysius, negavit se jare iUo nigro, n. 9S.)
quod cœuBFi caput erat, delectatam. * Stobie et Platarqae racontent ainsi
Tam is qui iila coxerat. Minime mimm, ce fait : ce qui est pins vraisemblable;
inquit ; condimenta enim defaerunt. Qu8B car il ne paraU pas qoe Denys ait ja-
tandem? inqait ille. Labor in venatu, mais fait le Toyage de Sparte, comme
•ndor, carsas ab Enrota , famés , siti*. Ciciron le suppose.
His enim^bus Lacedapmoniornm epulas ^ Xenopb. de Laced. Rep.
370 TflÀITB DES ETUDES.
à marcher nu-pieds , pour se faire à la £atigue; à coucher dure-
ment ; à porter le même habit en hiver et en été, pour s'endurcir
contre le froid et le chaud.
A rage de sept ans on les distribuait dans les classes, où ils étaient
élevés tous ensemble sous la même discipline. T.eur éducation'
n'était , à proprement parler , qu'un apprentissage d'obéissance ,
le législateur ayant bien compris que le moyen le plus sûr d'a-
voir des citoyens soumis à la loi et aux magistrats , ce qui fatii
le bon ordre et la félicité d'un Ëtat, était d'aj^prendre aux en-
fants , dès l'âge le plus tendre , à être parfaitement soumis aux
maîtres.
Pendant qu'on était à table , le maître proposait des questions
aux jeunes gens. On leur demandait , par exemple : Qui est le
plus homme de bien de la ville ? Que dites-vous d'une te lie ac-
tion ? Il fallait que la réponse fût prompte, et accompagnée d'une
raison et d'une preuve conçue en peu de mots ; car on les accou-
tumait de bonne heure au style laconique , c'est-à-dire à un
style concis et serré. Lycurgue voulait que la monnaie fût fort
pesante et de peu de valeur; et au contraire que le discours
comprît en peu de paroles beaucoup de sens.
Pour ce qui est des lettres , ils n'en apprenaient que pour le
besoin. Toutes les sciences étaient bannies de leur pays. Leur
étude ne tendait qu'à savoir obéir , à supporter les travaux, et à
vaincre dans les combats. Ils avaient pour surintendant de leur
éducation un des plus honnêtes hommes de la ville et des plus
qualifiés, qui établissait sur chaque troupe des maîtres d*une sa-
gesse et d'une probité généralement reconnues.
Le vol non-seulement n'était point interdit parmi ces jeunes
gens, mais leur était commandé : j'entends le vol d'une certaine
espèce , lequel , à proprement parler , n'en avait que le nom ; et
j'expliquerai dans mes réflexions les raisons et les vues de Lycur-
gue pour le permettre. Ils se glissaient le plus finement et le
plus subtilement qu'ils pouvaient dans les jardins et dans les
salles à manger, pour y dérober des herbes ou de la viande;
et s'ils étaient découverts, on les punissait pour avoir manqué
' "liffxe TTQV itatSetav eîvai jieXénrjv eOneiOetaç.
TB/LITB DBS BTUOBS. 371
d adresse. On raconte qu*un d'eux, ayant pris un petit renard ,
le cacha sous sa rol)e, et souffrit , sans jeter un seul cri, qu'il
loi déchirât le ventre avec les ongles et les dents , jusqu'à ce qu'il
tomba mort sur la place.
La patience et la fermeté des jeunes Lacédémoniens éclataient
surtout dans une fête qu'on célébrait en l'honneur ^e Diane
surnommée Orthia , où les enfants > , sous les yeux de leurs
parents et en présence de toute la ville , se laissaient fouetter
jusqu'au sang sur l'autel de cette inhunaaine déesse , et quelque-
fois même expiraient sous les coups , sans pousser aucun cri , ni
même aucun soupir. Et c'étaient leurs pères mêmes > qui , les
voyant tout couverts de sang et de blessures , et près d'expirer,
\e& exhortaient .à persévérer constamment jusqu'à la fin. Plutar-
que nous assure qu'il avait vu de ses propres yeux plusieurs en-
fants perdre la vie à ce cruel jeu 3. De là vient qu'Horace donne
répithète de patiente à la ville de Lacédémone ,patiens LacedaË-
mon; et qu'un autre auteur fait dire à un homme qui avait souf-
fert trois bons coups de bâton sans se plaindre : Très plaças
spartana nobilitate concoxi.
L*occupation la plus ordinaire des Lacédémoniens était la
chasse et les différents exercices du corps. Il leur était défendu
d'exercer aucun art mécanique. Les Ilotes , qui étaient une espèce
d'esclaves, cultivaient leurs terres, et leur en rendaient un cer-
tain revenu.
Lycurgue voulait que ses citoyens jouissent d'un grand loisir.
Il y avait des salles communes où l'on s'assemblait pour la con-
versation. Quoiqu elle roulât assez souvent sur des matières
graves et sérieuses , elle était assaisonnée d'un sel et d'un agré-
ment qui instruisait et corrigeait en divertissant. Ils étaient rare?
ment seuls : on les accoutumait à vivre comme les abeilles, ton?
jours ensemble , toujours autour de leurs chefs. L'amour de
la patrie 4 et du bien, commun était leur passion dominante.
1 « Spartae pueri ad aram sic Terb«- * n Ipsi illos patres adhortantdr, at
ribus accipiantur, at multas e visceribas ictus flagellorum fortiter perferant , et
sangais exeat, nonnanqaam etiam , ut laoeros ac semianinies rogant, perseve*
qnam ibi essefti aodiebam, ad necem : rentyulnerapnebere Taloeribus. m (Sbh,
qoorain non modo nemo exclamavit an- de Provid. cap. 4.)
qnanit Md ne ingemuit qoidem. M (Ctc. ^ Lib. I, od. 7.
TWc. Qutesi. lib. 2, n. 34.) ^ EtOl^CV TOÙç HoXtTaç, (JllXpoO
$7t TiAiTé MW érciaii.
lit ne crojraiMt poiot élr« à cm, iMlf è lair pifi. Mêmèbt •
D'ayant pat eu Tbonoeur d'eue eMé pour us ém tma «an
qui avaiMBl no eertato rang diitinpMé daof la vilk« i^cn f^^
ebez lut fort «Mitem et fort gai, diaaot ^«'i/ ^i/f«t^^«e 4^^^
eùlirauvé trais eeniê funnme$pln$ hoHMéieê gens qme M,
Tout ioipirait à Sparte Taniour de la rertu et la Inine 4u
fiée :lef ai^ioBideteitoyeiiifleurieoorercalîooifeluiiéMelef
ioseriptioof puMî^uea, il était dilftelle que ém bommm
Mi milieu de tant de préeeplea et d^eieiiiplea nvanii me
aeutpat vertueiix,eoimiiedespaieDfpcaveat Titre. Ce te pour
eouaenrerea cui eette beureuae habitude que Lfeurig^ ne pcr^
mit paf à toulea iortea de perfODoea de royai^ydepeurquVttei
ne rapportafieot dei mœun étrau^ma et dei eoutumea Hona-
eieuief, qui leur auraient bieotdt inapiré du déiçodit pour la vie
et pour lêf maximea de Laeédémone. Il ebaaaa autai de aa ville
toua lee étrani^ers qui o*f fanaient pour rien d'utile ni deproi-
table , et que la euriosité leule y attirait ; erai^iant que diMun
n'y fit entrer afee lui lee défonla et lee fieeedeaonpaya^etper'
fuadé qu'il était plue important et plue né^riaeaire de linmier lee
portée dee fillee eux moeure eorrompuee qi^aus maladea et aui
peetiforée.
A proprement parler, le métier et feiereiee dee LaeédéniO'
niene était la guerre. Tout tendait la ehez eux ; tout reepinit lee
arm«e. f>eur vie était bien plue douée à Tarmée qu*à la fille; et
fil n'y af ait qu'eux au monde à qui la guerre fût un tempe de
repoe et de raCrateiiieeement , parée qu'alon lee lieœ de «itte
dieeipllne dure et auetère qui régnait à Sparte étaient un peu rie^
lieliée, et qu'on leur bieeait plue de liberté- Chez eux, la pre^
mière loi de la guerre et la plue infiolabie, comme Uémarate Ir
déelara à Xerxèe ' , était de ne jamaie prendre la fiiite, quelque
aupérieure eu nombre que pât être Tarmée dee ennemie; de ne
Jamaiequitier eoo pr>ft« ; de ne point livrer eee armée ; en un mo(«
de vaincre ou de mourir, l>e là vient qu*une mère' reeomman-
*fi«r^. 1.7. UM i^«ci|MM« «MT kMi '
TAAITB DES BTDOU. S7S
dail àsonils, qui partait pour une eampagne, de revenir avee
•onbonelier oa sur son bouclier ; et qu'une antre , apprenant que
•on fils était mort dans le combat en défendant sa patrie , ré-
pondit froidement : Je ne VaoaU mû au monde que pour cela >.
Cette disposition était commune parmi les Laeédémoniensi.
Après la tamense bataille de Leoctres, qui leur fut si funeste,
1m pères et les mères de ceux qui étaient morts en combattant
se liâieitaient les dns les autres , et allaient dans les temples re-
mercier les dieux de ce que leurs en&nts avaient fait leur devoir,
au lien que les parents de ceux qui avaient survécu à cette dé<*
ÛBte étaient inconsolables. A Sparte, ceux qui avaient pris la
foite dans on combat étaient diffamés pour toujours. !Non-seu-
lement on les excluait de toutes sortes de charges et d'en>plois,
des assemblées , des spectacles ; mais c'était encore une honte
dé leur donner sa fille en mariage ou de recevoir une fille d'eux ,
et on leur disait impunément mille outrages en public.
Ils n'allaient an combat qu'après avoir imploré le secours des
dîeox par des sacrifices et des prières publiques; et pour lors ils
marchaient à l'ennemi pleins de confiance, comme étant assurés
de la protection divine, et, pour me servir de l'expression de Phi-
larque , comme si Dien était présent et combattait avec eux : mç
Ttû Oecô <iU(Aic«p9>rrcç.
Qoand ils avaient rompu et mis en fuite leurs ennemis, ils ne
Jes poursuivaient qu'autant qu'il le fallait pour s'assurer la vic-
toire ; après quoi ils se retiraient , estimant qu'il n'était ni glo«>
rieox ni digne de la Grèce de tailler en pièces des gens qui cèdent
et qui se retirent. Et cela ne leur était pas moins utile qu'hono^
rable; car leurs ennemis, sachant que tout ce qui résistait était
passé au fil de l'épée , et qu'ils ne pardonnaient qu'aux fuyards ,
préferaient ordinairement la fuite à la résistance.
Quand les premiers établissements de Lycurgue furent reçus
' et confirmés par l'usage , et que la forme de gouvernement qu'il
avait établie parut assez forte et assez vigoureuse pour se main-
tenir d'elle-même et pour se conserver : comme Platon * dit de
■ de. Tiue. Qiucst. Ub. I, n. 1U2. Plat, philosophe «Tait lu ce qae Moïse dit de
fai VHa Ages. Diea qaand il eréa le nende : yiMl Devs
' Ce passage de Platon est dans le euneta qtue/eeerat, et ermU valde borna.
Titméê, et donne lien de croire qne ee ( Cm. 1 , 31. )
32
1^74 TBAITB DBS lÉTUDBS.
Dieu qu*flprè8 avoir achevé de créer le inondé, il se réjouit lors-
qu'il le vit tourner et faire ses premiers mouvements avee tant de
justesse et d'iiarmonie ; ainsi ce sage législateur, charmé de Ut
grandeur et de la heauté de ses lois , sentit un redoublement de
plaisir quand il les vit, pour ainsi dire , marcher seules et cbe*
miner si heureusement. >
Mais désirant, autant que cela dépendait de la prudence Imj-
maine, de les rendre immortelles et immuables, il fit entendre
au peuple qu'il lui restait encore un point, le plus important et
le plus essentiel de tous , sur lequel il voulait consulter l'orade
d*Apollon ; et , en attendant , il les fit tous jurer que , jusqu'à ce
quUl fût de retour, ils maintiendraient la forme de gouvernement
quMI avait établie. Quand il fut arrivé à Delphes, il consulta le
dieu pour savoir si ses lois étaient bonnes et suffisantes pour ren^
dre les Spartiates heureux et vertueux. Apollon lui répondit qu'il
ne manquait rien à ses lois, et que, tant que Sparte les obseï^
verait , elle serait la plus glorieuse ville du monde , et jouirait
d'une pàrfeite félicité. Lycurgue envoya cette réponse à Sparte ;
et , croyant son ministère consommé , il mourut volontairement
à Delphes, en s'abstenant de manger. Il était persuadé que la mort
même des grands personnages et des hommes d*État ne doit pas
être oisive ni inutile à la république , mais une suite de leur
ministère, une de leurs plus importantes actions, et celle qui
Feur doit faire autant ou plus dlionneur que toutes les autres.
Il crut donc qu*en mourant de la sorte il mettait le sceau et le
comble à tous les services qu'il avait rendus pendant sa vie à ses
concitoyens , puisque sa mort les obligerait à garder toujours ses
ordonnances, qu'ils avaient juré d'observer inviolablement jus*
qu'à son retour.
C'était une chose commune chez les païens de croire qu'où
était maître de se donner la mort quand on lé voulait.
BBFLEXIONS
SDR LB GODVERNEMENT DE SPARTE ET SUR LES LOIS DE LTCORCÔS.
1 . Choses louables dans les lois de Lycurgue,
11 faut bien , à n'en juger même que par l'événement , qu'M y
TBAITB DES BTUDSS 876
eût dans les lois de Lycurgae un grand fonds de sagesse et de
prudence, puisque, tant qu'elles furent observées à Sparte, et
elles le furent pendant plus de cinq cents ans , cette ville fut si
puissante et si florissante. C'était moins >, dit Plutarque en par-
lant des lois de Sparte , le gouvernement et Ja police d'une ville
ordinaire, que la conduite et le règlement d'un bomme sage qui
passe toute sa vie dans les exercices de la vertu. Ou plutôt, con*-
Itinue ce même auteur, comme les poètes feignent qu'Hercule,
99ec sa peau de lion et sa massue seulement, parcourait le
monde et le purgeait de voleurs et de tyrans , Sparte de même,
avec une simple bande de parchemin > et une méchante cape ,
donnait la loi à toute la Grèce volontairement soumise à son em*
pire , étouffait les tyrannies et les injustes dondnations dans les
cités , terminait à son gré les guerres , et calmait les séditions ,
le plus souvent sans remuer un seul bouclier, et en envoyant un
seul ambassadeur, qui ne paraissait pas plutôt, que tous les
peuples soumis se rangeaient autour de lui , comme les abeil-
les autour de leur n» , tant la justice de cette ville et son bon
gouvernement imprimaient de respect à tous les hommes I
I. Nature du gouvernement de Sparte, On trouve à la fin de
la vie de Lycurgue une réflexion de Plutarque , qui seule serait
un grand éloge de ce sage législateur. Il dit que Platon , Dio*
gène , Zenon , et tous ceux qui ont entrepris de parler de réta-
blissement d'un État politique , ont pris pour modèle la répu-
blique de Lycurgue : avec cette différence qu'ils se sont bor-
nés à des paroles et à des discours ; mais que Lycurgue , sans
s'arrêter à des idées et à des projets , a mis en œuvre et produit
au grand jour une police inimitable , et a formé une ville entière
de philosophes.
Pour y réussir et pour établir une forme de république la
plus parfaite qu'il fût possible, il avait comme fondu et mêlé en-
semble ce que chaque espèce de gouvernement paraissait avoir
de plus utile pour le bien public , en tempérant l'une par l'autre,
' où ttoXeo); -fi Zitâortl TCoXtTeiav, <•« parchemin roalée aotoor d'an* bâton,
dJA' àvôpàç àcTxriToO xal aoçov SiOV ^ le» ordres qoe la répobliqne envoyait
IXOU<ra [in Lye, g 30]. ÎSffrM ^ **""** *^™"'* '"
* C'était ce que les Lacédémoniens
appelaient scytale , une bande de cuir on
876 TB4ITB DBS ^UDBS.
et balançant les inconvénients de chacune en particulier par les
avantages que procurait la réunion de toutes ensemble. Sparte
tenait quelque chose de FÉtat monarchique par Tautorité de ses
rois. I^e conseil des trente, autrement dit le sénat, était une
véritable aristocratie ; et le pouvoir qu*avait le peuple de nom-
mer les sénateurs et de donner force aux lois , était un crayon du
gouvernement démocratique. L'établissement des éphores cor-
rigea dans la suite ce quUl pouvait y avoir de défectueux dans
ces premiers règlements, et suppléa ce qui pouvait y manquer.
Platon , en plus d'un endroit , admire la sagesse de Lyeurgue
danç rétablissement du sénat, qui fut également salutaire aux rois
et au peuple ; parce que, par ce moyen ', la loi devint Tunique
maîtresse des rois , et que les rois ne devinrent pas les tyrans
de la loi.
2. Partage égal des terres. Or et argent bannis de Sparte.
Le dessein que forma Lyeurgue de faire un partage ^1 des
terres parmi les citoyens, et de bannir entièrement de Sparte le
luxe , Ta varice, les procès, les dissensions , en même temps qu*il.
en bannirait Tusage de Tor et de l'argent , nous paraîtrait un plan
de république sagement imaginé , mais impraticable dans l'exé-
cution , si rhistoire ne nous apprenait que Sparte a subsisté dans
cet état pendant plusieurs si^es. Concevons-nous qu'on ait pu
persuader à des citoyens , auparavant riches et opulents , de re-
noncer à tous leurs biens et à tous leurs revenus , de se confon-
dre en tout avec les plus pauvres , de s'assujettir à un régime de
vivre très-dur et très-génant , de s'interdire , en un mot , l'usage
de tout ce qui est regardé ailleurs comme faôsant la douceur et la
félicité de la vie.^ Voilà pourtant de quoi Lyeurgue est venu à bout.
Un tel établissement serait moins merveilleux s'il n'avait sub-
sisté que pendant la vie du législateur ; mais on sait qu'il lui
survécut de plusieurs siècles. Xénophon, dans l'éloge qu'il nous
a laissé d'Agésilas, et Cicéron, dans l'une de ses harangues,
remarquent que Lacédémone était la seule ville du monde qui
eût conservé immuablement sa discipline et ses lois pendant
* N6(ioç é7cei59j xupioc b^htxo àvdfMOTroi TÛpawot v6(i«»v. i P<^v.
TBAITB DES ÉTUDES. S77
un si grand nombre d'années Soli, dit le dernier en parlant dés
Lacédémoniens ' , to^ orbe terrarum y sepHngentos Jam an-
nos amplius unis moribus etnunquam mutatis tegibus vivunt !
Je crois bien que du temps de Gcéron Ya discipline de Sparte ,
aussi bien que sa puissance, était fort affaiblie et diminuée ; mais
tous les historiens conviennent qu'elle se maintint dans toute
sa vigueur jusqu'au règne d^Agis, sous lequel Lysandre, inca-
pable lui-même de se laisser éblouir et corrompre par For , rem<
plit sa patrie de luxe et d'amour pour les richesses, en y apportant
des sommes immenses d'or et d'argent qui étaient le fruit de ses
victoires , et en renversant par là les lois de Lycurgue. Cet évé-
nement, qui fut le commencement de la décadence de Sparte ,
mérite bien d'être ici rapporté.
Lysandre >, ayant fait un riche butin dans la prise d'Athènes ,
envoya à Lacédémone tout Tor et l'argent qu'il avait pris. On
tint conseil pour savoir si l'on devait le recevoir ; rare et belle
délibération , dont toute l'histoire ne fournit aucun autre exem-
ple ! Les plus sages et les plus sensés des Spartiates, se tenant
rigoureusement à la loi, furent d'avis d*écarter delà ville avec
horreur et anathème cet or et cet argent ^, comme une peste
fatale et une amorce dangereuse de tout mal. D'autres , et ce fut
le plus grand nombre , proposèrent un milieu et un tempéra-
ment qui fut suivi. L'on ordonna qu'on retiendrait l'or et l'ar-
gent , mais que cette monnaie ne serait employée que par le
trésor public et n'aurait cours que pour les propres affaires de
l'État, et que tout particulier qui s'en trouverait saisi serait mis
à mort sur l'heurel Ce fut là une faute essentielle , et qui , avec
la ruine des lois de Lycurgue, causa celle de l'État. Ils furent *^
dit Plutarque , assez imprudents et assez aveugles de croire qu*il
suffisait de placer comme en sentinelle à la porte des maisons
la loi et la crainte du supplice, pour empêcher l'or et l'argent
' Pro Flacco, n. 63. vôpLKTfJia, TÔv çoêov iwstmjffav çuXa-
a Plot, in Vita Ly$. , , , xa xai tov voijiov • avtàç ôè xàç ^•
»Awo8ioiio|i.içeT(T6ai icôcvto àpyu- y^^ àvexîiXTjXTOwç xat àicaôsî; noàç
MN xal xb xpw<ïCov, «txnrep x^pa; àp^upiov oO SieTTjpYjffav, èirtêoXôvTeç
éitaYWYijwuç. e^; Ç^Xov, ô; (xejivoù Syî tivoç xatX
4 01 «è Taï; |Aèv olxiatç twv uo- ji^yiXou , toO %XovnXv «icavroç.
XtT(5v, Ô7C(o; où icopetcriv el; aura;
32.
87$ THÀTTB DKS ÉTUDES»
d'y entrer, pendant qu'ils laissaient le cœur de leurs citoyens ou*
verts à l'admiration et au désir des richesses , et qu'ils y intro«
duisaient eux-mêmes une violente passion d'en amasser, en fai-
sant regarder comme une chose grande et honorable de devenir
riche.
Mais l'introduction de la monnr.ie d'or et d'argent ne fut pas.
la première plaie que les Laeédémoniens firent aux lois de leur-
législateur : elle fut la suite du violement d'une autre loi en-
core plus fondamentale. L'ambition fraya le chemin à l'avarice. ,
Le désir des conquêtes entraîna celui des richesses, sans les-
quelles on ne pouvait songer à étendre sa domination. Le prin-
cipal but de Lycurgue , dans l'établissement de ses lois , et sur-
tout de celle qui interdisait l'usage de l'or et de l'argent , était , .
comme l'ont judicieusement observé Polybe et Plutarque , de ré-
primer et de refréner l'ambition de ses citoyens, de les mettre
hors d'état de faire des conquêtes , et de les forcer en quelque,
sorte à se renfermer dans l'enceinte étroite de leur pa3rs , sans
porter plus loin leurs vues ni leurs prétentions. En e^et , le gou-
vernement qu'il avait établi suffisait pour défendre les frontiè-
res de Sparte ; mais il ne suffisait pas pour la rendre maîtresse
des autres villes. --
Le dessein de Lycurgue n'avait donc pas été de former des
conquérants. Pour en ôter jusqu'à la pensée à ses citoyens, il
leur défendit expressément*, quoiqu'ils habitassent un pays en- •
vironné de la mer, de s'exercer à la marine , d'avoir des flottes,
et de combattre sur mer. Ils furent religieux observateurs de .
cette défense pendant près de cinq siècles et jusqu'à la défaite,
de Xerxès. A cette occasion , ils songèrent à s'emparer de l'enw;
pire de la mer, pour éloigner un ennemi si redoutable. Mais ^
s'étant bientôt aperçus que ces commandements éloignés et:
maritimes corrompaient lesmceurs de leurs généraux , ils .y re«;
noncèrent sans peine, comme nous l'avons remarqué à l'occasion
du roi Pausanias.
Quand Lycurgue ' avait armé ses citoyens de boucliers et de
lances, ce n'avait point été pour les mettre en état de commettra
* X7ietpT]To ôè aÙTOi; voûiat; eivat xxl vauji«X6Îv. ( P*-"». *• HforUi. Iàce4.\
'* l'iul.iu Viia Ljrcurjp.
TBAITÉ DBS ST0DB8. 379
plus ÛDpiméinent des injustices , mais pour s'en défendra, li
«n avait Cait un peuple de soldats et de guerriers ' , afin qu'à
Tombre des armes ils vécussent dans la liberté , dans la modé-
ration, dans la justice, dans Funion, dans la paix, en se conten*
tant de leur terrain sans usurper celui des autres, et en se per«
suadant qu'une ville, non plus qu'un particulier, ne peut espé-
rer un bonheur solide et durable que par la vertu. Des hommes
corrompus, dit encore Plutarque' , qui ne voient rien de plus
beau que les richesses , et qu'une domination puissante et éten-
due, peuvent donnée la préférence à ces vastes empires qui
ont assujetti l'univers par la violence. Mais Lycurgue était con-
vaincu qu'une ville n'avait besoin de rien de tout cela pour être
heureuse. Sa politique , qui a fait avec justice l'admiration de
tous les siècles, avait pour principal but l'équité, la modération,
la liberté, la paix ; et elle était ennemie de l'injustice, de la vio-
lence, de l'ambition, de la passion de dominer et d'étendra-
les bornes de la république de Sparte. Ces sortes de réflexions
que Plutarque sème de temps en temps dans ses Vies, et qui en
font la plus grande et la plus solide beauté , peuvent contribuer
infiniment à donner aux jeunes gens une véritable notion de ce*
qui fait la solide gloire d'un État réellement heureux, et à les
détromper de bonne heure de l'idée qu'on se forme de la vaine
grapdeur de ces empires qui ont englouti les royaumes , et de*
ees fameux conquérants qui ne doivent ce qu'ils sont qu'à la
violence et à l'usurpation.
3, ExeeUerUe éducation de la jeunesse. La longue durée des
lois établies par Lycurgue est certainement une chose bien
merveilletise ; mais le moyen qu'il employa pour y réussir n'est
pas moins digne d'admiration. Ce moyen «fut le soin extraordi-
naire qu'il prit de faire élever les enfants des Laoédémoniens
dans une exacte et sévère discipline. Car , comme le fait remar-
quer Plutarque, la religion du serment aurait été un faible lien ,
* Où jM^v ToOxoYe AuxovpYV K6- TbÛTOdvveTaÇsxaiffuv^pjxoMv, ôtcc»;
9«X«tov t)v TOxe TcXeioTOv i^you(jl8vy)v èXsuOepioi , koi aùropiUK Y<^0|ievoi
dmoXiTKiv nf^v tcoXiv àXX' oîdicep év^ xal <ro9(>ovo0vtec iirl TcXeCorov xpôvo>j
dcvdp^ Pii|> xai fzokua^ 6Xy); vo(iîCa>v SiaTeXâan. (Plut, lo yita Lyo.)
£Ù^(iov{atv aie' âperfjc èy^ivs^rOat ' Plot- iWd. et io Vita Agea.
368 TB/LITB DES ETUDES.
sorte de nature aux richesses , en les mettant hors d^état d^étre
désirées, d'être volées, et d'enrichir leurs possesseurs ' : car il
n'y avait plus aucun moyen d'user ni de jouir de son opulence,
non pas même d'en faire parade , puisque le pauvre et le riche
mangeaient ensemble en même lieu ; et il n'était pas permis de
venir se présenter aux salles publiques après avoir pris la pire-
caution de se remplir d'autres nourritures, parce que tous les
convives observaient avec grand soin celui qui ne buvait et ne
mangeait point, et lui reprochaient son intempérance ou sa trop
grande délicatesse, qui lui faisaient mépriser ces repas publics.
Les riches furent extrêmement irrités de cette ordonnance ;
et ce fut à cette occasion que, dans une émeute populaire , un
jeune homme, nommé Alcandre , creva un œil à Lycurgue d'un
coup de bâton. Le peuple, indigné d'un tel outrage, remit le
jeune homme entre les mains de Lycurgue , qui sut bien s'en ven-
ger : car, par les manières pleines de bonté et de douceur avec
lesquelles il le traita , de violent et d'emporté qu^il était il le ren-
dit en assez peu de temps très-modéré et très-sage.
Les tables étaient chacune d'environ quinze personnes; et,
pour y être reçu , il fallait être agréé de toute la compagnie.
Chacun apportait par mois un boisseau de farine , huit mesures
de vin , cinq livres de fromage , deux livres et demie de figues , et
quelque peu de leur monnaie pour l'apprêt et l'assaisonnement
des vivres. On était obligé de se trouver au repas public; et,
longtemps après , le roi Agis , au retour d'une expédition glo-
rieuse , ayant voulu s'en dispenser pour manger avec la reine sa
femme, fut réprimandé et puni.
Les enfants même se trouvaient à ces repas; et on les y me-
nait comme à une école de sagesse et de tempérance. Là ils en-
tendaient de graves discours sur le gouvernement , et ne voyaient
rien qui ne les.instruisît. La conversation s'égayait souvent par
des railleries fines et spirituelles , mais qui n'étaient jamais bas>
ses ni choquantes; et, dès qu'on s'aji^rcevait qu'elles élisaient
peine à quelqu'un , on s'arrêtait tout court. On les accoutumait
aussi au secret; et quand un jeune homme entrait dans la
' Tov ttXoOtov àffuXov, ji^XXov 8è àÇriXov, xal àicXoOçov ina^yéacem.
(Plut.)
TBÀITB DES ETUDES. 869
salle, le plus vieux lui disait, en lui montrant la porte : Bien de
tout ce qui se dit ici ne sort par là.
Le plus exquis de tous leurs mets était ce qu'ils appelaient
la sauce noire, et les vieillards la préféraient à tout ce qu'on
leur servait sur la table. Denys le tyran ' , s'étant fait apprêter
un pareil mets par un cuisinier de Sparte*, n'en jug^a pas de
même, et ce ragoût lui parut fort fade. Je ne m'en étonne pas ,
dit celui qui l'avait préparé ; l'assaisonnement y a manqué. Et
quel assaisonnement ? reprit le tyran. La course , la sueur , la
fatigue, la faim , la soif. Car c'est là , ajouta le cuisinier , ce qui
assaisonne à Sparte tous nos mets.
Jutres ordonnances,
Lycurgue regardait l'éducation des enfants comme la plus
grande et la plus importante affaire d'un législateur. Son grand
principe était qu'ils appartenaient encore plus à l'État qu'à leurs
pères ; et c'est pour cela qu*il ne laissa pas ceux-ci maîtres de les
élever à leur gré, et qu'il voulut que le public s'emparât de leur
éducation, aGn de les former sur des principes constants et uni-
formes qui leur inspirassent de bonne heure l'amour de la patrie
et de la vertu.
Sitôt qu'un enfant était né , les anciens de chaque tribu le
visitaient; et , s'ils le trouvaient bien formé, fort et vigoureux,
ils ordonnaient qu'il fût nourri , et lui assignaient une des neuf
mille portions pour son héritage. Si au contraire ils le trouvaient
mal fait, délicat, faible , et s'ils jugeaient qu'il n'aurait ni force
ni santé , ils le condamnaient à périr , et le faisaient exposer.
On accoutumait de bonne heure les enfants à n'être point diffi-
ciles ni délicats pourle manger; à n'avoir point peur dans les ténè-
bres ; à ne s'épouvanter pas quand on les laissait seuls; à ne se
point livrer à la mauvaise humeur ni à la criaillerie, ni aux pleurs ^'
' « Ubi qaom tyrannaa cœnaTÎsset condiontnr. » (Cic. Tusc. Çuœrt. hb, 6 y
Dionysius, negavit se jare illo nigro, n. 9S.)
quod cœnœ caput erat, delectatum. * Stobie et Plntarqoe racontent ainsi
Tum is qui illa coxerat. Minime miram, ce fait : ce qui est pins vraisemblable ;
inquit;condimentaenimdefaerunt. Qu8B car il ne parait pas q ne Denys ait ja-
taudem? inqait ille. Labor in venatu, mais fait le Toyage de Sparte, comme
sudor, corsas ab Enrota, famés, sitis. Ciciron le suppose.
His enim ^ebus Lacedsmonioram epulas ^ Xenoph. de Laced. Rep.
370 TflAITB 0£S ETUDES.
à marcher nu-pieds , pour se faire à la fatigue; à coucher dure-
ment ; à porter le même habit en hiver et en été, pour s'endurcir
contre le froid et le chaud.
A rage de sept ans on les distribuait dans les classes, où ils étaient
élevés tous ensemble sous la même discipline. T,eur éducation '
n'était , à proprement parler , qu'un apprentissage d'obéissance ,
le législateur ayant bien compris que le moyen le plus sûr d'a-
voir des citoyens soumis à la loi et aux magistrats , ce qui fait
le bon ordre et la félicité d'un État, était d'apprendre aux en-
fants , dès l'âge le plus tendre , à être parfaitement soumis aux
maîtres.
Pendant qu'on était à table , le mattre proposait des questions
aux jeunes gens. On leur demandait , par exemple : Qui est le
plus homme de bien de la ville ? Que dites-vous d'une telle ac-
tion ? Il fallait que la réponse fût prompte, et accompagnée d'une
raison et d'une preuve conçue en peu de mots ; car on les accou-
tumait de bonne heure au style laconique , c'est-à-dire à un
style concis et serré. Lycurgue voulait que la monnaie fût fort
pesante et de peu de valeur; et au contraire que le discours
comprît en peu de paroles beaucoup de sens.
Pour ce qui est des lettres , ils n'en apprenaient que pour le
besoin. Toutes les sciences étaient bannies de leur pays. Leur
étude ne tendait qu'à savoir obéir , à supporter les travaux, et à
vaincre dans les combats. Ils avaient pour surintendant de leur
éducation un des plus honnêtes hommes de la ville et des plus
qualifiés, qui établissait sur chaque troupe des maîtres d'une sa-
gesse et d'une probité généralement reconnues.
. Le vol non-seulement n'était point interdit parmi ces jeunes
gens , mais leur était commandé : j'entends le vol d'une certaine
espèce , lequel , à proprement parler , n'en avait que le nom ; et
j'expliquerai dans mes réflexions les raisons et les vues de Lycur-
gue pour le permettre. Ils se glissaient le plus finement et le
plus subtilement qu'ils pouvaient dans les jardins et dans les
salies à manger, pour y dérober des herbes ou de la viande;
et s'ils étaient découverts, on les punissait pour avoir manqué
TfiàlTB DBS BTUDBS. 371
d*adres86. Oa raconte qu*un d*eux, ayant pris un petit renard ,
le cacha sous sa robe, Bi souffrit , sans jeter un seul cri, qu^il
lui déchirât le ventre avec les ongles et les dents , jusqu'à ce qu*il
tomba mort sur la place.
La patience et la fermeté des jeunes Lacédémoniens éclataient
surtout dans une fête qu'on célébrait en Thonneur Jie Diane
surnommée Orthia , où les enfants > , sous les yeux de leurs
parents et en présence de toute la ville , se laissaient fouetter
jusqu'au sang sur l'autel de cette inhunaaine déesse , et quelque-
fois même expiraient sous les coups, sans pousser aucun cri, ni
même aucun soupir. Et c'étaient leurs pères mêmes > qui , les
voyant tout couverts de sang et de blessures , et près d'expirer,
les exhortaient .à persévérer constamment jusqu'à la fin. Plutar-
que nous assure qu'il avait vu de ses propres yeux plusieurs en-
fants perdre la vie à ce cruel jeu \ De là vient qu'Horace donne
répithète de patiente à la ville de Lacédémone ^pcUiens Lacedœ-
mon ; et qu'un autre auteur fait dire à un homme qui avait souf-
fert trois bons coups de bâton sans se plaindre : Très plagas
spartana nobilitate concoxi,
L*occupation la plus ordinaire des Lacédémoniens était la
chasse et les différents exercices du corps. Il leur était défendu
d'exercer aucun art mécanique. Les Ilotes , qui étaient une espèce
d'esclaves, cultivaient leurs terres, et leur en rendaient un cer-
tain revenu.
Lycurgue voulait que ses citoyens jouissent d'un grand loisir.
Il y avait des salles communes où l'on s'assemblait pour la con-
versation. Quoiqu'elle roulât assez souvent sur des matières
graves et sérieuses , elle était assaisonnée d'un sel et d'un agré-
ment qui instruisait et corrigeait en divertissant. Ils étaient rarer
ment seuls : on les accoutumait à vivre comme les abeilles, tour
jours ensemble , toujours autour de leurs chefs. L'amour de
la patrie ^ et du bien_ commun était leur passion dominante.
I (t Spartae puer! ad aram sic Terbe- ' n Ipsi illos patres adhortantnr, ut
ribus accipiuntar, ut maltas e visceribas ictas flagellorum fortiter perferant, et
sangais exeat, nonnanqaam etiam , ut laceros ac Mmianlmes rogant, perwve*
qiMm ibi esseta audiebam, ad necem : rentTulnerapnebere Tulneribua. «(Sin.
qooram non modo nemo exclamarit un de Provid. cap. 4.)
qnam, sed ne ingemuit qoidem. M (Cfc. ^ Lib. I, od. 7.
7Wc. Qutest. lib. 2, n. 34.) ♦ EîÔiÇcv TOÙç noXtta;, (AixpoO
372 TBÀITÉ DBS ihrtJDBS.
Ils ne croyaient point être à eux, mais à leur pays. Pédarète ,
n'ayant pas eu Thonneur d'être choisi pour un des trois cents
qui avaient un certain rang distingué dans la ville , s'en retourna
chez lui fort content et fort gai, disant qu*U était ravi que-Sparte
eût trouvé trois cents hommes plus honnêtes gens que lui.
Tout inspirait à Sparte l'amour de la vertu et la haine du
vice : les actions des citoyens, leurs conversations, et même les
inscriptions publiques. Il était difficile que des hommes nourris
au milieu de tant de préceptes et d'exemples vivants ne devins-
sent pas vertueux, comme des païens peuvent l'être. Ce fut pour
conserver en eux cette heureuse habitude que Lycurgue ne per-
mit pas à toutes sortes de personnes de voyager, de peur qu'elles
ne rapportassent des mœurs étrangères et des coutumes licen-
cieuses , qui leur auraient bientôt inspiré du dégoût pour la vie
et pour les maximes de Lacédémone. Il chassa aussi de sa ville
tous les étrangers qui n'y venaient pour rien d'utile ni de profi-
table , et que la curiosité seule y attirait ; craignant que chacun
n'y fît entrer avec lui les défauts et les vices de son pays , et per-
suadé qu'il était plus important et plus nécessaire de fermer les
portes des villes aux moeurs corrompues qu'aux malades et aux
pestiférés.
A proprement parler, le métier et l'exercice des Lacédémo-
niens était la guerre. Tout tendait là chez eux; tout respirait les
armes. Leur vie était bien plus douce à l'armée qu'à 4a ville ; et
il n'y avait qu'eux au monde à qui la guerre fût un temps de
repos et de rafraîchissement , parce qu'alors les liens de cette
discipline dure et austère qui régnait à Sparte étaient un peu re-
lâchés, et qu'on leur laissait plus de liberté. Chez eux, lapre^
mière loi de la guerre et la plus inviolable , comme Démarate le
déclara à Xerxès ' , était de ne jamais prendre la fuite , quelque
supérieure en nombre que pût être Tarmée des ennemis; de ne
jamais quitter son poste ; de ne point livrer se^ armes ; en un mot,
de vaincre ou de mourir. De là vient qu'une mère > recomman-
ôîîv IÇeoTÔTOt; êaurûv Ow* èvôoiKTca- t^v à<ntî8a , xai 7capaxs>euo(jivY] ,
afioO xaiftXoxi(Aiaç, ôXouçelvatTYî; Téxvov (ê;pY]), ^ tocv, i\ èki tàç.
TcaTpiôoç. ( P1.0T. de nrtut. mulier, ) On rappor-
* Herod. I. 7. tait qaelqnefois ■sur leara boucliers oenx
» "AXXyi irpo(rav«at8oOca t<^ uaiSi <I"» avaient été tué«.
TaAiTB DES JBTUDKS. 378
dait à son fils, qui partait pour une eampagne, de revenir avec
•on bouclier ou sur son bouclier ; et qu'une autre , apprenant que
son fils était mort dans le combat en défendant sa patrie , ré-
pondit froidement : Je ne l'avais mis au monde que pour cela '.
Cette disposition était commune parmi les Laeédémoniens.
Après la fameuse bataille de Leuctres, qui leur fut si funeste,
les pères et les mères de ceux qui étaient morts en combattant
se félicitaient les ifns les autres , et allaient dans les temples re-
mercier les dieux de ce que leurs enfwts avaient fait leur devoir,
au lieu que les parents de ceux qui avalent survécu à cette dé*
ââte étaient inconsolables. A Sparte, ceux qui avaient pris la
fuite dans un combat étaient diffamés pour toujours. Non-seu-
lement on les excluait de toutes sortes de charges et d'emplois,
des assemblées , des spectacles ; mais c'était encore une honte
dé leur donner sa fille en mariage ou de recevoir une fille d'eux ,
et on leur faisait impunément mille outrages en public
Ils n'allaient au combat qu'après avoir imploré le secours des
dieux par des sacrifices et des prières publiques; et pour lors ils
marchaient à l'ennemi pleins de confiance, comme étant assurés
de la protection divine , et , pour me servir de l'expression de Plu-
tarque , comme si Dieu était présent et combattait avec eux : ûç
Quand ils avaient rompu et mis en fuite leurs ennemis , ils ne
Jes poursuivaient qu'autant qu'il le fallait pour s'assurer la vic-
toire ; après quoi ils se retiraient , estimant qu'il n'était ni glo<-
rieux ni digne de la Grèce de tailler en pièces des gens qui cèdent
et qui se retirent. Et cela ne leur était pas moins utile qu'hono-
rable; car leurs ennemis, sachant que tout ce qui résistait était
passé au fil de l'épée , et qu'ils ne pardonnaient qu'aux fuyards ,
préferaient ordinairement la fuite à In résistance.
Quand les premiers établissements de Lycurgue furent reçus
' et confirmés par l'usage , et que la forme de gouvernement qu'il
avait établie parut assez forte et assez vigoureuse pour se main-
tenir d'elle-même et pour se conserver : comme Platon * dit de
* Cic. Tasc. Qaacst. lib. I, n. 1U2. Plat, philosophe avait lu ce qne Moïse dit de
in Vita Ages. Diea quand II créa le monde : f^idit Deus
3 Ce passage de Platon est dans le euneia qtuefeeerat, et erant valde bona,
Ttmée, et donne lien de croire qnece ( Cen. 1 , 31. )
32
^74 TRAITS DBS ^UDBS.
Dieu qu*après aW)ir achevé de créer le inondé, il se réjouit lors-
Cfu^l le vit tourner et faire ses premiers mouvements avee tant de
justesse et d'harmonie ; ainsi ce sage législateur, charmé de la
grandeur et de la beauté de ses lois , sentit un redoublement de
|)laisir quand il les vit, pour ainsi dire , marcher seules et che-
miner si heureusement. -
Mais désirant, autant que cela dépendait de la prudence hu-
maine, de les rendre immortelles et immuables, il fit entendre
au peuple qu'il lui restait encore un point, le plus important et
le plus essentiel de tous , sur lequel il voulait consulter Foracle
d'Apollon ; et , en attendant, il les fit tous jurer que , jusqu'à ce
quMl fût de retour, ils maintiendraient la forme de gouvernement
qiuMl avait établie. Quand il fut arrivée Delphes, il consulta le
dieu pour savoir si ses lois étaient bonnes et suffisantes pour ren^
dre les Spartiates heureux et vertueux. Apollon lui répondit qu'il
ne manquait rien à ses lois, et que, tant que Sparte les obseï^
verait , elle serait la plus glorieuse ville du monde , et jouirait
d*une parfaite félicité. Lycurgue envoya cette réponse à Sparte ;
et , croyant son ministère consommé , il mourut volontairement
à Delphes, en s'abstenant de manger. Il était persuadé que la mort
même des grands personnages et des hommes d'État ne doit pas
être oisive ni inutile à la république , mais une suite de leur
ministère, une de leurs plus importantes actions, ^ celle qui
leur doit faire autant ou plus dlionueur que toutes les autres.
II crut donc qu'en mourant de la sorte il mettait le sceau et le
comble à tous les services qu'il avait rendus pendant sa vie à ses
concitoyens, puisque sa mort les obligerait à garder toujours ses
ordonnances , qu'ils avaient juré d'observer inviolablement jus«
qu'à son retour.
C'était une chose commune chez les païens de croire qu'on
était maître de se donner la mort quand on lé voulait.
BÉFLEXIONS
SDR LE GOUVERNEMENT 0E SPARTE ET SUR LES LOIS DE LTCORCUR.
1 . Choses louables dans les lois de Lycurgue,
Il faut bien , à n'en juger même que par l'événement , qu'il y
TBAITB DES BTODBS 875
eût dsHis les lois de Lycurgne un grand fonds de ss^esse et de
prudence, puisque, tant qu'elles furent observées à Sparte, et
elles le furent pendant plus de cinq cents ans , cette ville fut si
puissante et si florissante. Cétait moins ', dit Plutarque en par-
lant des lois de Sparte , le gouvernement et la police d'une ville
ordinaire, que la conduite et le règlemmt d'un homme sage qui
passe toute sa vie dans les exercices de la vertu. Ou plutôt,. con*
jtinue ce même auteur, comme les poètes feignent qu'Hercule,
9Fee sa peau de lion et sa massue seulement, parcourait lo
0ionde et le purgeait de voleurs et de tyrans , Sparte de même,
avec une simple bande de parchemin * et une méchante cape ,
donnait la loi à toute la Grèce volontairement soumise à son em«
pire , étouffait les tyrannies et les injustes dominations dans les
cités , terminait à son gré les guerres , et calmait les séditions ,
le plus souvent sans remuer un seul bouclier, et en envoyant un
«seul ambassadeur, qui ne paraissait pas plutôt, que tous les
peuples soumis se rangeaient autour de lui , comme les abeil-
les autour de leur roi, tant la justice de cette ville et son bon
gouvernement imprimaient de i^espect à tous les hommes I
I. Nature du gouvernement de Sparte. On trouve à la fin de
la vie de Lycurgue une réflexion de Plutarque , qui seule serait
un grand éloge de ce sage législateur. 11 dit que Platon , Dio-
gène , Zenon , et tous ceux qui ont entrepris de parler de l'éta-
blissement d'un État politique , ont pris pour modèle la répu-
blique de Lycurgue : avec cette différence qu'ils se sont bor-
ïiés à des paroles et à des discours ; mais que Lycurgue , sans
s'arrêter à des idées et à des projets , a mis en œuvre et produit
au grand jour une police inimitable , et a formé une ville entière
de philosophes.
Pour y réussir et pour établir une forme de république la
plus parfaite qu'il fût possible, il avait comme fondu et mêlé en-
semble ce que chaque espèce de gouvernement paraissait avoir
de plus utile pour le bien public , en tempérant l'une par l'autre,
' OO tcoXeo); "fi ZTràprri TCoXixeiav, d« parchemia roalëe aotonr d'an* bâton,
oXX* àvôpàç àffXTlToO xal ffO®OV Siov ^ le» ordres q»e la république envoyait'
IXOWa [in Lyc, g 30 ]. "îifiî. *" *****"' **"** **""** *"
» C'était ce que les Lacédémoniens «"™^-
appelaient tcytcUe , une bande de cuir ou
876 TBÀITB DBS ÉTUDES.
el balançant les inconvénients de chacune en particulier par les
avantages que procurait la réunion de toutes ensemble. Sparte
tenait quelque chose de FÉtat monarchique par Tautorité de ses
rois. I^e conseil des trente, autrement dit le sénat, était une
véritable aristocratie ; et le pouvoir qu'avait le peuple de nom-
mer les sénateurs et de donner force aux lois , était un crayon du
gouvernement démocratique. L'établissement des éphores cor-
rigea dans la suite ce qu'il pouvait y avoir de défectueux dans
ces premiers règlements, et suppléa ce qui pouvait y manquer.
Platon , en plus d'un endroit , admire la sagesse de Lyeurgue
danç rétablissement du sénat, qui fut également salutaire aux rois
et au peuple ; parce que, par ce moyen ', la loi devint Tunique
maltresse des rois , et que les rois ne devinrent pas les tyrans
delà loi.
2. Partage égal des terres. Or et argent bannis de Sparte,
Le dessein que forma Lyeurgue de faire un partage ^al des
terres parmi les citoyens, et de bannir entièrement de Sparte le
luxe , Fa varice, les procès, les dissensions , en même temps qu'il,
en bannirait l'usage de l'or et de l'argent , nous paraîtrait un plan
de république sagement imaginé , mais impraticable dans l'exé-
cution , si l'histoire ne nous apprenait que Sparte a subsisté dans
cet état pendant plusieurs siècles. Concevons-nous qu'on ait pu
persuader à des citoyens , auparavant riches et opulents , de re-
noncer à tous leurs biens et à tous leurs revenus, de se confon-
dre en tout avec les plus pauvres , de s'assujettir à un régime de
vivre très-dur et très-génant , de s'interdire , en un mot , l'usage
de tout ce qui est regardé ailleurs comme faisant la douceur et la
félicité de la vie.' Voilà pourtant de quoi Lyeurgue est venu à bout.
Un tel établissement serait moins merveilleux s'il n'avait sub-
sisté que pendant la vie du législateur ; mais on sait qu'il lui'
survécut de plusieurs siècles. Xénophon, dans l'éloge qu'il nous
a laissé d'Agésilas, et Gcéron, dans l'une de ses harangues,
remarquent que Lacédémone était la seule ville du monde qui
eût conservé immuablement sa discipline et ses lois pendant
■ N6(A0c éTreiÔT^ xupio; èy^vero &vOpanroi xvpawot v6|i6»v. 1 P*.*».
pacnXeù; tù>v àvdp<dica>v, &XX* oOx EpUt,^,)
TBAITB DBS l&TUDBS. S77
un si grand nombre d'années Soli, dit le dernier en parlant des
Lacédémoniens ' , toto orbeterrarum, septingentos jam an-
nos amplitis wii$ moribus etnunquam mutatis tegibus vivunt !
Je crois bien que du temps de Gcéron hi disdpline de Sparte ,
aussi bien que sa puissance, était fort affaiblie et diminuée ; mais
tous les historiens conviennent qu'elle se maintint dans toute
sa vigueur jusqu'au règne d^Agis , sous lequel Lysandre, inca-
pable lui-même de se laisser éblouir et corrompre par Tor, rem*
plit sa patrie de luxe et d'amour pour les richesses, en y apportant
des sommes immenses d'or et d'argent qui étaient le fruit de ses
victoires , et en renversant par là les lois de Lycurgue. Cet évé-
nement, qui fut le commencement de la décadence de Sparte ,
mérite bien d'être ici rapporté.
Lysandre >, ayant fait un riche butin dans la prise d' Athènes ,
envoya à Lacédémone tout l'or et l'argent qu'il avait pris. On
tint conseil pour savoir si l'on devait le recevoir ; rare et belle
délibération , dont toute l'histoire ne fournit aucun autre exem-
ple! Les plus sages et les plus sensés des Spartiates, se tenant
rigoureusement à la loi, furent d'avis d*écarter de la ville avec
horreur et anathème cet or et cet argent ^, comme une peste
fatale et une amorce dangereuse de tout mal. D'autres , et ce fut
le plus grand nombre , proposèrent un milieu et un tempéra-
ment qui fut suivi. L'on ordonna qu'on retiendrait l'or et l'ar-
gent , mais que cette monnaie ne serait employée que par le
trésor public et n'aurait cours que pour les propres affaires de
l'État, et que tout particulier qui s'en trouverait saisi serait mis
à mort sur l'heure' Ce fut là une faute essentielle , et qui , avec
la ruine des lois de Lycurgue, causa celle de l'État. Ils furent 4,
dit Plutarque , assez imprudents et assez aveugles de croire qu'il
suflisait de placer comme en sentinelle à la porte des maisons
la loi et la crainte du supplice, pour empêcher l'or et l'argent
' Pro Flaceo , n. fl3. v6(Ai(r{ta, TÔv ^oêov licé<yn)ffav çuXa-
a Plot, ia Vita Ly». , , , xa xal tov v6|iov • awrà; 6k tàç ^-
'Aito8toiroii.u6Î<y0ai tcSvto àpy"- xà; àvexirX^xxovc xat àTraÔsT; irpèç
çiov xal Kb Xpw<nov, wencep x^Spotç àpfupiov où SieTnpYi<yotv, èTriêoXôvxeç
iTtaycoyiiiou;. el; ÇyjXov, àç dejivoO SVj xivo; xaî
4 01 aèxaî; jAèv oixtaiç xwv ito- lUYaXov.xoOiïXovretv (Stcavxt»;.
Xtxâv, Ô7C(o; oO icopSKTiv el; auxa;
32.
87 a TJiÂrrB des ^tudbs»
d'y entrer, pendant, qu'ils laissaient le cœur de leurs citoyens ou-'
verts à Tadmiration et au désir des richesses , et qu'ils y intro-
duisaient eux-mêmes une violente passion d'en amasser, en fai-
sant regarder comme une cbose grande et honorable de devenir
riche.
Mais Fintroduction de la monnaie d'or et d'argent ne fiit pas:
la première plaie que les Laeédémoniens firent aux lois de leur:
législateur : elle fut la suite du violement d'une autre loi en-
core plus fondamentale. L'ambition fraya le chemin à Ta varice.
Le désir des conquêtes entraîna celui des richesses , sans les-
quelles on ne pouvait songer à étendre sa domination. Le prin-t
ci pal but de Lycurgue , dans l'établissement de ses lois , et sur-
tout de celle qui interdisait l'usage de For et de l'argent , était ,
comme l'ont judicieusement observé Polybe et Plutarque , de ré-
primer et de refréner l'ambition de ses citoyens, de les mettre
hors d'état de faire des conquêtes , et de les forcer en quelque
sorte à se renfermer dans l'enceinte étroite de leur pays , sans
porter plus loin leurs vues ni leurs prétentions. En effet , le gou-
vernement qu'il avait établi suffisait pour défendre les frontiè-;
res de Sparte ; mais il ne suffisait pas pour la rendre maltresse
des autres villes. -
Le dessein de Lycurgue n'avait donc pas été de former des
conquérants. Pour en ôter jusqu'à la pensée à ses citoyens, il
leur défendit expressément *, quoiqu'ils habitassent un pays en--
vironné de la mer, de s'exercer à la marine , d'avoir des flottes,
et de combattre sur mer. Ils furent religieux observateurs de
cette défense pendant près de cinq siècles et jusqu'à la défaite,
de Xerxès. A cette occasion , ils songèrent à s'emparer de rem*-
pire de la mer, pour éloigner un ennemi si redoutable. Mais «^
s'étant bientôt aperçus que ces commandements éloignés et:
maritimes corrompaient lesmcBurs de leurs généraux , ils y re«;
noncèrent sans peine, comme nous l'avons remarqué à l'occasion
du roi Pausanias.
Quand Lycurgue ' avait armé se^ citoyens de boucliers et de
lances, ce n'avait point été pour les mettre en état de commettre
* WjLtiçprfto oè ocÙTOt; vovrat; elvai xxl vavjj.«)rd!v. ( P«.«r. *i Morib. Laced.}
* Plul.iu Viia Lycurgi.
TAAiTé DBS étudjm; 379
plus impunément des injustices , mais pour s*en défendre. Il:
«o avait fait un peuple de soldats et de guerriers ' , afin qu'a
Tombre des armes ils vécussent dans la liberté , dans là modé-
ration, dans la justice, dans Tunion, dans la paix, en se conten-
tant de leur terrain sans usurper celui des autres, et en se per«
suadant qu'une ville, non plus qu'un particulier, ne peut espé-
rer un booheur solide et durable que par la vertu. Des hommes
corrompus, dit encore Plutarque' , qui ne voient rien de plus
beau que les richesses , et qu'une domination puissante et éten-
due , peuvent donnée la préférence à ces vastes empires qui
ont assujetti l'univers par la violence. Mais Lycurgue était con-
vaincu qu'une ville n'avait besoin de rien de tout cela pour être
heureuse. Sa politique , qui a fait avec justice l'admiration de
tous les siècles, avait pour principal but l'équité, la modération,
la liberté, la paix ; et elle était ennemie de l'injustice, de la vio-
lence , de Farabition, de la passion de dominer et d'étendre-
les bornes de la république de Sparte. Ces sortes de réflexions
que Plutarque sème de temps en temps dans ses Vies, et qui en
font la plus grande et la plus solide beauté , peuvent contribuer
infiniment à donner aux jeunes gens une véritable notion de ce*
qui fait la solide gloire d'un État réellement heureux , et à les
détromper de bonne heure de l'idée qu'on se forme de la vaine
grapdeur de ces empires qui ont englouti les royaumes , et de-
oes fameux conquérants qui ne doivent ce qu'ils sont qu'à la
violence et à l'usurpation.
3. ExceUerUe éducation de la jeunesse, La longue durée des
lois établies par Lycurgue est certainement une chose bien
merveilleiise ; mais le moyen qu'il employa pour y réussir n'est
pas moins digne d'admiration. Ce moyen «fut le soin extraordi-
nahre qu'il prit de faire élever les enfants des Laoédémoniéns
dans nne exacte et sévère discipline. Car , comme le fait remar-
quer Plutarque, la religion du serment aurait été un faible lien ,
^' OO |U^v TOÛTOYe AuxovpY()> xe- T60To<7wéTa^sxal(n>vi^p(xo(XEVy57ra);
f oi^MOv Y)v Tore icXeurrov i^yo^H^^^ èXsuOéptoi , xoi aùràpusK Ycv6(jLevoi
àicoXiTcsTv T^,v TcôXiv àXX' a>aic£p évè; xai <yappovoOvtsç âwl irXsûrrov xpôvov
àv8p^ ^Cci> xal tcoXeok ÔXtqç vofitZitov SiaTeXûdt. ( P^-ut. ia nta Lyo,)
cùdàti(Mviav àwc* àpc-rij; ènCvstrOai ' Ptut- »bid. et ia Viia Ages.
xal 6(AOvotai; t^ç irpo; aOrriv, Tcpo;
880 TBAITÉ DBS BTUDBSt
si par réducatioii et la nourriture il n'eût imprimé les lois dans
leurs mœurs, et ne leur eût fait sucer presque avec le lait Tamour
de sa police. Aussi vit- on que ses principales ordonnances se con-
servèrent pendant plus de cinq cents ans , comme une bonne et
forte teinture qui a pénétré jusqu'au fond '. £t Océron fait la
même remarque , en attribuant le courage et la vertu des Spar-
tiates non pas tant à leur bon naturel qu'à Texcellente éducation
qu'on recevait à Sparte : Cujus civitatis spectata ac nobilUata
virtusy non solum natura corrohorata, verum etiam cUsci"
plina , putatur». Ce qui fait voir de quelle importance il est pour
un État de veiller à ce que les jeunes gens soient élevés d'une
manière propre à leur inspirer l'amour des lois de la patrie.
■ Le grand principe de Lycurgue , et Aristote le répète en ter-
mes formels^, était que, comme les enfants sont à l'État, il faut
qu'ils soient élevés par l'État et selon les vues de l'État. C'est pour
cela qu'il voulait qu'ils fussent élevés en public et en commun,
et non abandonnés au caprice des parents, qui, pour l'ordinaire,
par une indulgence molle et aveugle et par une tendresse mal
entendue, énervent en même temps et le corps et l'esprit de leurs
enfants 4. A Sparte, dès l'âge le plus tendre, on les endurcissait
au travail et à la fatigue par les exercices de la chasse et de la
course : on les accoutumait à supporter la faim et la soif, le
chaud et le froid. £t ce que les mères auront bien de la peine à
se persuader, c'est que ces exercices durs et pénibles tendaient
à leur procurer une forte et robuste santé capable de soutenir les
fatigues de la guerre, à laquelle ils étaient tous destinés, et la
leur procuraient en effet.
4. Obéissance. Mais ce qu'il y avait de plus excellent dans,
l'iducation de Sparte ;, c'est qu'elle enseignait parCaitemeot aux
jeunes gens à obéir. De là vient que le poète Simonide donne à
cette ville une épithète bien magnifique^, qui marque qu'elle
« *Q<mep PoKpîî; àxpàTOu xai loyy' ^oW. Mb. S.) -
pOLc xaôavLatxévrjc. [P».ut. Ia compar, * « MolU» illa edvMlio, qnam hwJnl-
iMfc, e. NuvTa , S 5. ] ^^^ ^**V"" • ÎT^/T"^ "^ÎT
a Clc. pro Flaeeo, B. 63. ^ «* corporU frugit. » (Qoi.t. lib. I,
* OÙ YW^ YoaiÇetv avrèv a(»TOv ®*^' ^'^ ' e ' «.-„♦ & <■&*•
T^< TcdXeo);. Aeï 8è tôv kocvcov xotvifjv ^
7roiei<r6ai xat ti^v ioxYi^iv. C Aust.
TBAiré DES ÉTtJDBS. 881
seule savait dompter les esprits et rendre les hommes souples et
soumis aux lois , comme les chevaux que Ton forme et que Ton
dresse dès leurs plus tendres années. (Test pour cela qu*Agésilas
conseilla à Xénophon de faire venir ses enfants à Sparte , afin
qu'ils y apprissent la plus belle et la plus grande de toutes les
sciences ' , qui est celle de commander et d'obéir. Il l'avait bien
apprise lui-même , et il en sentait toute j'importance. Plutar-
que observe qu'il ne parvint pas, comme les autres rois*, à
commander sans avoir auparavant parfaitement appris à obéir ;
et que ce fut pour cela que de tous les rois de Lac^Jémone il fut
celui qui sut le mieux s'accorder avec ses sujets ^, ayant ajouté
à la grandeur véritablement royale et aux manières nobles qui
loi étaient naturelles, un air de bonté, d'humanité, d'affabilité
populaire, qu'il tenait de l'éducation.
11 donna dans la suite le plus mémorable exemple de sou-
mission à la loi et à l'autorité publique , qui soit dans l'histoire;
et ce n'est pas sans raison que Xénophon et Plutarque mettent
cette action au-dessus de tout ce qu'il a fait de plus glorieux.
Après les grandes victoires qu'il avait remportées contre les Per-
ses, toute l'Asie étant déjà émue, et la plupart des provinces
prêtes à se révolter , il songeait à aller attaquer le roi de Perse
dans le cœur de ses Ëtats , et il se préparait à partir pour cette
grande expédition. Sur ces entrefadtes arrive un courrier qui lui
annonce que Sparte est menacée d'une furieuse guerre , et que
les éphores le rappellent, et lui ordonnent de venir au secours
de sa patrie. Agésilas , sans délibérer un moment , partit en s'é-
criant : O malheureux Grecs y plus ennemis de vous-mêmes que
les barbares! Il faut être bien maître de soi , et bien respecter
l'autorité publique , pour renoncer avec une si prompte obéis-
sance à toutes les conquêtes qu'il avait déjà faites et aux magni-
fiques espérances qu'un avenir presque assuré lui présentait.
Les princes , dit Plutarque S font consister ordinairement leur
MaOT]<TO(Aévov; tôv {laOïquàTtav oppLOffratov aOxôv toi; Otdqxooiç Tca-
x6 xaXÀiarov, à^xzà^w, xal «px^tv. pé<Txe % tc}) çuerei Vjyeiiovtxcd xaî (ki-
[ PI.UT, in ^gex. S 20. ] (ri>tx(j> icpo(ncT7]<Tà^.£voc àirà xf\^
a A Sparte, le» enfants destiné, au àytovy); Ta 5ti|X0TIX0V xal OiXovOott)-
trdiM éUient dispenaé* de la •érèrité de ^^^ i <>> 'r r r
Indiscipline. , « Plut, ad Prindpem indoctom.
^ Aïo xau icoAu Ta>v paatAecov eu-
ZSt TBAITB DKS BTtJDES*
grandeur en ce qu'ils commandent à tous et n'obéissent à per-
sonne. Souvent même , dans la crainte qu'une raison trop éclai-
rée ne vienne à les maîtriser, et n'émousse, pour ainsi dire, la
pointe et la force d'une autorité à laquelle ils ne veulent point
mettre de bornes , ils affectent de demeurer dans l'ignorance de
leurs devoirs. Qui sera donc, ajoute Plutarque, le maître des rois,
qui n'en ont point ? Ce sera la loi , cette reine souveraine des
dieux et des hommes, comme l'appelle Pindare : mais une loi
non écrite dans les livres, mais gravée dans le cœur ; qui les sui-
vra partout, qui ne les aband(Hinera jamais, et qui exercera sur
leur esprit un doux et souverain empire. Un officier .disait tou&
les matins au toi des Perses, en l'éveillant : Souvenez-vous, sei-.
gneur, d'accomplir les ordonnances d'Orosmade : c'était le légi»*
lateur des Perses. L'amour du bien public et de la justice en dit
autant à un prince bien sensé et bien instruit.
Pour mieux faire connaître le caractère des Lacédémoniensefe
leur parfaite soumission aux lois , je rapporterai ici un endroit*^
d'Hérodote *, bien digne d'être remarqué. Xerxès, près d'entrer^
dans la Grèce, demanda à Démarate , l'un des rois de Sparte ,
qui s'était réfugié auprès de lui, s'il croyait que les Grecs osas-:
sent l'attendre ; et il lui recommanda surtout de lui parler avec
sincérité. « Puisque vous me l'ordonnez, lui répondit Démarate^
« la vérité va vous parler par ma bouche. Il est vrai que de tout
« temps la Grèce a été nourrie dans la pauvreté : mais on a intro-
« duit chez elle la vertu , que la sagesse cultive , et que la vi-
« gueur des lois maintient. C'est par4'usage que la Grèce sait
« faire de cette vertu qu'elle se défend également des incommo;
« dites de la pauvreté et du joug de la domination. Mais , pour ne
« vous parler que de mes Lacédémoniens , soyez sûr que, nés et
« nourris dans la liberté, ils ne prêteront jamais l'oreille à au«
« cune proposition qui tende à la servitude. Fussent-ils aban-
« doAnés par tous les autres Grecs , et réduits à une troupe de
« mille soldats ou à un nombre encore moindre, ils viendront
« au-devant de vous et ne refuseront point le combat. • Le roi,
* [ Lib. VII , $ 102. ] ar«6 qoelqnes. remarques car wm caqiree-
'^ J'insérerai à la fin de eet article le sioa de ce pactage qal a'ect poist
texte grec de ce paesàge d'Hérodote difBcalté. ...
TB41Té DBS ÉTUDES. 383
eotendaat un tel discours, se mit à rire; et , comme il ne pou-
vait comprendre que des hommes libres et indépendants, tels
qu'on lui dépeignait les Lacédémoniens , qui n'avaient point de
maîtres qui pussent les contraindre , fussent capables de s'ex-
poser ainsi aux dangers et à la mort , « Ils sont libres > et indé-
« pendants de tout homme , reprit Démarate ; mais ils ont au*
« dessus d'eux la loi, qui les domine , et ils la craignent plus que
« vous-même n'êtes craint de vos sujets. Or, cette loi leur défend
à de fuir jamais dans le combat , quelque grand que soit le nom-
k bre des ennemis ; et elle leur commande , en demeurant fer*
n mes dans leur poste , ou de vaincre ou de mourir. » La chose
arriva comme Démarate l'avait prédit. Trois cents Lacédémo-
' niens, ayant à leur tête Léonide, l'un des rois de Sparte , osèrent
disputer le passage des Thermopyles à Tarmée innombrable des
Perses. Enfin, après avoir fait des efforts incroyables décourage ,
accablés par le nombre plutôt que vaincus , ils périrent tous avec
leur chef, excepté un seul qui se sauva à Lacédémone , où il fut
traité comme un lâche et comme un traître à la patrie. On éleva,
dans la suite , un superbe tombeau dans ce lieu-là même à ces
braves défenseurs de la Grèce, avec cette inscription , qui était du
poëteSimonidC'
>a •
'û Çeîv', àYYçtXov Aaxe$at(AOviot;, ôri tî) 8e
Kei|ieôay ToTç xeivcov 7CEtô6(i.evoi vo(AC(AOtc.
c'est-à-dire : Passant , va annoncer à Lacédémone que nous
sommes morts ici pour obéir à ses saintes lois. Il est bon de
t^ire remarquer aux jeunes gens la simplicité des inscriptions
antiques.
Observations critiques sur un passage d* Hérodote.
s
1% 'EXXàôt Trevty) {Jièv alei xoxe cuvTpoçoç brzv àpetri Se iTiaxtoç è(rri ,
> * *EX8*jOepot yàp èovTe; où Tràvta vovra; èv t^ xàÇei , èTrixpaTeeiv, ^
ÈXeuOepot elaiv ' ëiccirri y^p <^9( ^' àTrdXXuaOai.
(TTCÔTIQC « VOJAO? , xov 07CoS&i(l/xîvou<Ti ^ « V9ît\ animo Lacedsemonii in Ther-
iroUc^ !ti jxâXXov, ^ ol aol <yé* iroteO- mopy"» occidcront, in qpos Simonide» :
<ri yÔV Xà àv èxetVO; àvcoy^* àvwyei ^'*^' •'«'P''»' Spanae . nos te hic vidi«se i«-
8è Xtbtrrè aiSÎ , OÙX èÔV «pSUyeiV oOSèv Dum^^IinSi'» patri» Icgiba. ob^equInHir., »
irXîjÔoç àvSpûv èx {Aàx>i;, àXXà (xe- (Crc. lib. i, Tu», Çuœtt. n. loi.)
3S4 TBAITÉ DBS AtODES.
T^ Te mvCnv deica(iôvtTOu , xai t^v 6eoicoauvY)v '.
Valla traduit ainsi ce passage : Grœcia semper quidem
alumnafuit pavpertntiSy hospes virtuHs y quant a sapientia
accivU et a severa disciplina; quam usurpans Grœcia , et
paupertatem tueiur, et dominatum. Henri Estienne, au lieu de
paupertatem tuetur^ a substitué à la marge paupertatem pro-
pulsât ; ce qui est conforme au texte grec , tàv itcvîtiv à7ra{i.uvETai.
Ce passage m*a embarrassé; et certainement il n'est point sans
difficulté. Il semble présenter une contradiction évidente , en di-
sant d*abord que la pauvreté a toujours été en honneur dans la
Grèce , et ensuite que la même Grèce rejette et écarte loin d'elle '
la pauvreté. (Test pourquoi la traduction de Valla me plaisait
assez , et en la suivant je trouvais un fort beau sens dans ce pas-
sage : « La Grèce, disait Démarate à Xerxès, jusqu'ici a tou-
« jours été le domicile de la pauvreté et l'école de la vertu. lus-
« truite par les leçons de ses sages , et soutenue par une rigide
R observation de ses lois , elle s'est toujours conservée jusqu'ici
« et dans l'amour de la pauvreté et dans l'honneur du comman-
« dément, et patfpertatem tuetur ,et dominatum, » Mais , pour
donner ce sens au passage d'Hérodote , il fallait changer le texte
et supposer qu'il y avait iirapiuvsTat au lieu de àirajAuvi tai , comme
apparemment Valla l'avait supposé.
Me trouvant dans cet embarras, je proposai ma difficulté à un
ami absent, fort versé dans la connaissance des auteurs grecs
et latins , et dont les observations et les conseils m'ont été d'un
grand secours dans l'ouvrage que j'ai donné au public. Tinsérerai
ici sa réponse, qui pourra être utile aux jeunes maîtres , en leur
montrant comment il faut s'y prendre pour expliquer des endroits
obscurs et difQciles.
Je crois, m'écrit cet ami, avoir rencontré le vrai sens du pas-
sage d'Hérodote. J'en donnerai la traduction française , après
avoir établi les fondements qui la justifient.
La principale difficulté consiste dans le sens qu'on doit donner
I Herod. I. 7, p. 473, edit. Henr. Steph. ann. 1592.
TfiAITlÉ DBS ETUDES. S85
à àir«(AuviTai. Si Ton y trouve de Téquivoque en le oonstniisant
avec ircvtr.v , cette équivoque est levée par «^Knrcouwiv , que le
même verbe gouverne également. Or ^eoiroouw) ne signifie point
ici Vhonneur du commandement, comme vous le traduisez.
Car, 1*" pour soutenir cette version, il faudrait changer âirx^
(AuviTAi en ifrafAuvcTat de SOU autorité, et contre la foi des manus-
crits et des imprimés , qu'il n*est jamais permis d'abandonner, à
moins d'y être forcé par Tévidence du sens que forme le texte.
T Le caractère propre des Grecs, surtout dans ces premiers
temps , était l'amour de la liberté , de l'indépendance , de Taf-
franchissement de tout joug, r(xù7ovcpt.ix , et non pas le désir de
la domination, l'ambition du commandement , la gloire des con-
quêtes.
3<* Que l'on nomme, si l'on, peut , non un peuple, mais une
seule ville sur laquelle les Grecs eussent alors étendu leur em-
pire, et sur laquelle ils affectassent l'honneur du commandement,
Démarate se serait donc rendu ridicule de vanter à Xerxès le
commandement des Grecs, pendant qu'il ne pouvait montrer un
village sur lequel ils l'exerçassent.
4" Quand on accorderait pour un moment que ce Lacédé-
monien aurait voulu exagérer la jalousie des Grecs pour l'hon-
neur du commandement , capable de leur faire tout sacrifier
pour se conserver cette glorieuse possession , jamais il ne se se-
rait servi du mot ^eottcouvy) pour exprimer cette pensée. Il lui au-
rait préféré certainement TQ^sfAovia , àpxrj, ^uva<rreia, xpodoç, et
peut-être xoipxvtYi s'il avait voulu parler comme Homère. Car
^Koiroauvv) ne signifie que la domination d'un maître sur ses es-
claves , dominatio herilis in serves. C'est un terme odieux , qui
emporte l'idée de servitude dans celui qui y est soumis , et qui
donne une idée entièrement opposée au génie des Grecs , lesquels
dans la suite, quoique leur ambition eût été allumée par leurs
grandes victoires sur les Perses , ne pensèrent néanmoins jamais
à établir nulle part cet empire despotique : ^aaffoauvïjv. Les Athé-
niens et les Lacédémoniens , qui partagèrent tour à tour l'hon-
neur du commandement, affectèrent dans leurs conquêtes, les
premiers d'introduire dans toutes les villes la démocratie , et
les autres Varisiocratie , et à les animer contre la servitude des
33
886 TBAITB DES ÉTUDBS.
Perses par cette image flatteuse de la liberté. Je ne m'arrête point
à le prouver, toute l'histoire y est formelle.
5*^ Ce que Démarate ajoute immédiatement desLacédémoniens,
pour prouver par cet exemple particulier sa thèse générale ,
montre clairement qu'il ne s'agit pas ici d'une «^mttooûwiv active
<[u'il8 veuillent se conserver sur les autres , mais d'une «^eoncoûviay
passive que Xerxès exigeait d'eux , mais à laquelle jamais les
Spartiates ne pourraient se résoudre quand ils seraient aban-
donnés de tous les Grecs , et qu'ils resteraient seuls livrés à une
mort certaine. Cest le but du raisonnement , c'est ce qu'il ne faut
pas perdre de vue;
Je ne vois donc pas comment on peut recevoir une traduction
qui combat en même temps le texte formel de l'original , la pro-
priété des termes, le vrai caractère des peuples, l'évidence des
faits , et la suite du raisonnement de celui qui parle.
Voici la traduction queT j'ose substituer ' :
« Il est vrai que de tout temps la Grèce a été nourrie dans la
« pauvreté. Mais on a introduit chez elle la vertu , que la sagesse
« cultive , et que la vigueur des lois maintient. Cest par l'usage
n que la Grèce sait faire de cette vertu , qu'elle se défend égale-
R ment des incommodités de la pauvreté et du joug de la do-
« mination. »
2. Chose blâmable dans les lois de Lycurgue.
Sans entrer ici dans un détail exact de tout ce qui pourrait
être blâmé dans les ordonnances de Lycurgue , je me conten-
terai de quelques légères réflexions , que le lecteur sans doute ,
justement blessé et révolté par le simple récit de quelques-unes
de ces ordonnances , aura déjà faites avant moi.
1 . ( Sur le choix des enfants qui devaient être élevés ou ex-
posés, ) En effet , pour commencer par le choix des enfants qui
devaient être élevés ou exposés, qui ne serait choqué de l'injuste
et barbare coutume de prononcer un arrêt de mort contre ceux
des enfants qui avaient le malheur de naître avec une complexion
' \jt sens adopté par l'ami de Rollin est en effet le seul admissible. Voyei la
taole de Torcher, tom. V, p. 337 de sa traduction d'Hérodote. - L.
TBAITE DBS ETUDBS. 887
trop faible et trop délicate pour pouvoir soutenir les fatigues et
les exercices auxquels la république destinait tous ses sujets?
Est-il donc impossible, et cela est-il sans exemple, que des en-
fants, faibles d'abord et délicats, se fortifient dans la suite de
rage, et deviepnent même très-robustes? Quand cela serait,
n'est-on en état de servir sa patrie que par les forces du corps?
et compte-t-on pour rien la sagesse, la prudence, le conseil,
la générosité , le courage y. la grandeur d'âme , et toutes les qua-
lités qui dépendent de Tesprit' ? Omnino illttd honestum,
quod ex animo exceUo magnificoque quxrimus, animi effi-.
citar, noK corporis virions^. Lycurgue lui-même a-t-il rendu
moins de service et fait moins d'honneur à Sparte par rétablis-
sement de ses lois que les plus grands capitaines par leurs vic«
toires? Agésilas était d'une taille si petite et d'une mine si peu
avantageuse, qu'à sa première vue les Égyptiens ne purent s'em-
pêcher de rire; et cependant il avait fait trembler le grand roi de
Perse jusque dans le fond de son palais.
Mais ce qui est bien plus fort que tout ce que je viens de
rapporter, un autre a-t-il quelque droit sur la vie des hommes
que celui de qui ils l'ont reçue, c'est-à-dire que Dieu même? Et
un législateur n'usurpe-t-il pas visiblement son autorité quand
indépendamment de lui il s'arroge un tel pouvoir? Cette ordon-
nance du Décalogue , qui n'était autre chose que le renouvelle-
ment de la loi naturelle , Tu ne tueras point, condamne géné-
ralement tous ceux des anciens qui croyaient avoir droit de vie et
de mort sur leurs esclaves et même sur leurs enfants.
2. {Soin unique des corps,) Le grand défaut des lois de Lycur-
gue, comme Platon et Aristote l'ont remarqué, c'est qu'elles ne
tendaient qu'à former un peuple de soldats. Ce législateur paraît
en tout occupé du soin de fortifier les corps, nullement de ce-
lui de cultiver les esprits. Pourquoi bannir de sa république tous
les arts et toutes les sciences ^ , dont un des fruits les plus avan-
tageux est d'adoucir les mœurs, de polir l'esprit, de perfec-
tionner le cœur, et d'inspirer des manières douces , civiles,
' Cic. de OfSc. lib. I, n. 79. ad hamanitatem iafonaarj solet. v\ Pm
^ Ibid. n. 76. Àreh. n. 4.)
3 « Oiiines artes , quibus aetas puerili*
388 TBAITB DBS ÉTUDES.
honnêtes, propres, en un mot, à entretenir la société , et à ren-
dre le commerce de la vie agréable ? De là vient que le caractère
des Lacédémoniens avait quelque chose de dur , d'austère , et sou-
vent même de féroce , défaut qui venait en partie de leur éduca-
tion, et qui aliéna d'eux l'esprit de tous les alliés.
3. {Cruauté barbare à l'égard des enfants.) C'était une excel-
lente pratique à Sparte d'accoutumer de bonne heure les jeunes
gens à souffrir le chaud , le froid , la faim , la soif; et d'assujet-
tir par différents exercices durs et pénibles le corps à la raison * ,
à laquelle il doit servir de ministre pour exécuter se« ordres , ce
qu'il ne peut faire s'il n'est en état de supporter toutes sortes de
fatigues. Mais fallait-il porter cette épreuve jusqu'au traitement
inhumain dont nous avons parlé Pet n'était-ce pas une brutalité et
une barbarie dans des pères et des mères , de voir de sang-froid
couler le sang des plaies de leurs enfants , et de les voir même
souvent expirer sous les coups de verges?
6. (Feimeié peu humaine dans les mères,) On admire le cou-
rage des mères Spartiates , à qui la nouvelle de la mort de leurs
enfants tués dans un combat, non-seulement n'arrachait aucune
larme, mais causait une sorte de joie. J'aimerais mieux que dans
une telle occasion la nature se Ht entrevoir davantage, et quelV
mour de la patrie n'étouffât pas tout à fait les sentiments de la
tendresse maternelle. Un de nos généraux , à qui dans l'ardeur
du combat on apprit que son fils venait d'être tué, parla bien plus
sagement : « Songeons , dit-il , maintenant à vaincre l'ennemi ;
« demain je pleurerai mon fils. »
5. (Excessif loisir.) 5e ne vois pas comment on peut excuser
la loi qu'imposa Lycurgue aux Lacédémoniens de passer dans
l'oisiveté tout le temps de leur vie , excepté celui où ils faisaient
la guerre. Il laissa tous les arts et tous les métiers aux esclaves
et aux étrangers qui habitaient parmi eux, et ne mit entre les
mains de ses citoyens que le bouclier et la lance. Sans parler du
danger qu'il y avait de souffrir que le nombre des esclaves néces-
saires pour cultiver les terres s'accrût à un tel point qu'il passât
' « Ezercendom corpat, et ita afB« bore toiermado. v {De {}ffic. lib. I,
ciendam e«t , ut obedire consilk) rationi- n. 7tt. )
que poMit in exMqaeadis negotiis et la-
TfiAlTB DES ETUDES. 389
de beaucoup celui des maîtres , ce qui fut souvent parmi eux une
source de séditions, dans combien de désordres un tel loisir de-
vait-il plonger des hommes toujours désœuvrés, sans occupation
journalière et sans travail réglé! C'est un inconvénient qui n*est
encore aujourd'hui que trop ordinaire parmi la noblesse, et qui
est une suite naturelle de la mauvaise éducation qu'on lui donne.
Excepté le temps de la guerre, la plupart de nos gentilshommes
passent leur vie dans une entière inutilité. Ils regardent égale-
ment Tagriculture , les arts , le commerce au-dessous d'eux , et
ils s'en croiraient déshonorés. Ils ne savent souvent manier que
les armes. Ils ne prennent des sciences qu'une légère teinture , et
seulement pour le besoin ; encore plusieurs d'entre eux n'en ont
aucune connaissance, et se trouvent sans aucun goût pour la lec-
ture. Ainsi il n'est pas étonnant que la table , le jea, les parties
de châsse, les visites réciproques , des conversations pour l'ordi-
naire assez frivoles, fassent toute leur occupation. Quelle vie pour
des hommes qui ont quelque esprit !
6. {Pudeur et modestie absolument négligées,) Mais ce qui
rend Lycurgue plus condamnable , et ce qui fait mieux connaî-
tre dans quelles ténèbres et dans quels désordres le paganisme
était plongé, c'est de voirie peu d'égard qu'il a eu à la pudeur
et à la modestie. Un maître chrétien ne manque pas d'opposer à
cette licence effrénée la sainteté et la pureté des lois de TÉvangile;
et par ce contraste il leur fait sentir quelle est la dignité et Tex*
ceUence du christianisme.
Il le fait encore d'une manière qui n'est pas moins avanta-
geuse , par la comparaison même de ce que les lois de Lycurgue
ont de plus louable avec celles de l'Evangile. C'est une chose
bien admirable , il faut Ta vouer , qu'un-^euple entier ait con-
senti à un partage déterres qui égalait les pauvres aux riches.,. et
que par le changement de monnaie il se^ soit réduit à une espèce
de pauvreté. Mais le législateur de Sparte , en établissant ces lois ,
avait les armes à la main. Celui des chrétiens ne dit qu'un mot ,
Bienheureux les pauvres d'esprit! et des milliers de fidèles ,
dans la suite de tous les siècles, renoncent à leurs biens , vendent
leurs terres, quittent tout, pour suivre Jésus-Christ pauvre.
33.
390 TBAITé DES ÉTUDES.
S-ur le vol permis chez les Lacédémoniens.
.rai cru devoir traiter cet article séparément et avec quelque
étendue, parce que, dans le jugement qu*on en porte , il me sem-
ble qu'on n*est pas assez attentif à examiner le fond des choses.
On condamne durement cette coutume des Lacédémoniens,
comme pouvant porter les jeunes gens à peu respecter , en d'au-
tres occasions , le bien d'autrui , et comme étant contraire à la
loi naturelle et au Décalogue. Dans le dénombrement qu'on fait
des crimes permis chez différentes nations , de l'inceste parmi
les Perses , du meurtre des pères vieux ou infirmes chez les In-
diens, de l'adultère chez d'autres peuples, on ne manque pas
d*y faire entrer le vol des Lacédémoniens , et de faire remarquer
que chez les Scythes ■ , nation regardée ordinairement comme
barbare , et qui , destituée de lois , ne connaissait et ne cultivait
la justice que par une espèce d'instinct naturel , le vol était cou-
damné et puni comme un des plus grands crimes.
Mais peut-on raisonnablement présumer que le plus grand des
législateurs (j'entends parmi les païens) ait autorisé formellement
un désordre aussi grossier que le vol, pendant que les plus pe-
tits législateurs , dans tous les pays et dans tous les siècles , ont
eu soin de le punir sévèrement, et même de mort?
Plutarque , qui rapporte cette coutume dans la Vie de Lycur-
gue , dans les Mœurs des Lacédémoniens , et dans plusieurs au-
tres endroits, n'y donne jamais le moindre signe d'improbation ,
quoiqu'il soit ordinairement un juge si équitable et si éclairé dans
la morale : et je ne me souviens pas qu'aucun des anciens en ait
fait un crime aux Lacédémoniens ni à Lycurgue.
D'où peut donc être venu le jugement peu favorable qu'en
portent souvent les mo'demes? De ce qu'ils ne se donnent pas
la peine d'en peser les circonstances , ni d'en pénétrer les motifs.
1° Les jeunes gens à Lacédémone ne font ces larcins que par
ordre de leur commandant >.
S"" Ils ne les font que dans un temps marqué , et en vertu de
la loi ^
' « Jastitia geatis ingeuiis calta , non '^ Plat, in Vita Lyc.
legibM. Nollam scelas apad eos fnrto ^ Apophtheg. Lacon
graviut. » (Justin. lib. 2, cap. 2 )
TBAITB DBS ETUDES. 391
3" Ils ne volaient jamais que des légumes et des vivres ' , comme
des suppléments au peu de nourriture qu*on leur donnait exprès
en très-petite quantité. Ainsi tous ces larcins n'étaient regardés
que comme des tours de souplesse qu'on leur permettait publi-
quement, pour chercher de quoi vivre plus au large.
4° Le législateur avait eu plusieurs motifis en permettant cette
sorte de vol. .
C'était pour rendre les possesseurs plus vigilants à serrer et
à garder leur bien.
On voulait par là inspirer aux jeunes gens plus de hardiesse
et d'adresse , comme étant destinés à la guerre.
On leur donnait peu de nourriture afin qu'ils ne fussent jamais
rassasiés , jamais replets et chargés d'embonpoint ; qu'ils fussent
alertes et légers; qu'ils apprissent à supporter la faim , et qu'ils
eussent une santé plus forte et plus égale.
Mais le principal motif > était que tous ces jeunes gens étant
sans exception destinés à la guerre , il jugeait important de les
accoutumer de bonne heure à la vie de soldat : de leur apprendre
à vivre de peu , à pourvoir eux-mêmes à leur subsistance sans
avoir besoin du pain de munition ; à soutenir de grandes fatigues
à jeun; à se maintenir longtemps avec peu de vivres dans un pays
où les ennemis , accoutumés à une grande consommation , mou-
raient de faim dès les premiers jours , et étaient obligés d'aban*
donner le terrain, chassés par l'impuissance où ils étaient d'y vi-
vre , au lieu que le Lacédéraonien y trouvait de quoi subsister
sans peine. C'est à quoi le législateur, tout guerrier et unique-
ment attentif à former des soldats , avait voulu pourvoir de loin'
par l'éducation en les accoutumant à une grande frugalité et à
une grande sobriété, faute desquelles la plupart des desseins
échouent à la guerre , et les plus fortes armées sont dans l'impos*
sibilité de maintenir leurs conquêtes. De sorte qu'aujourd'hui ,
où par la bonne chère et par la somptuosité des tables on a mul-
tiplié les besoins des armées , le plus embarrassant des soins de
ceux qui les commandent est de pourvoir aux vivres , et le pre-
mier obstacle qui les empêche d'avancer dans le pays ennemi est
> lo«t. Lacon. — « Ibid.
392 TKÀITE DBS ETUDES.
le défaut de subsistance. Aussi ce que nos meilleurs généraux
regardent comme ce qu*il y a de plus singulier et de plus incroya-
ble dans rhistoire ancienne, e^estla facilité et la promptitude
avec lesquelles les plus grosses armées se transportaient d'un
pays dans un autre.
Ce sont ces avantages que Lycurgue a voulu procurer à un
peuple tout guerrier; et il ne pouvait choisir un mo3^n plus ef-
ficace ni plus certain. Cest jusque-là qu'il faut aller pour enten-
dre sa loi et pour lui rendre justice. Après toutes ces observa-
tions , je ne sais si Ton fera encore aux jeunes Lacédémoniens
un grand scrupule de leurs vols , et si on les croira obligés à
restitution. En ce cas , il est aisé de les justifier par des raisons
encore plus solides et plus foncières.
C'est un principe constant que , depuis le premier partage des
biens , nous ne possédons plus rien que dépendamment des lois
et selon la disposition des lois ; et qu'en abandonnant à chaque
particulier la jouissance de la portion de bien qui lui est échue ,
elles peuvent y faire les réserves, les restrictions, et y imposer
les servitudes et les charges qu'elles jugent convenables. Or, tout
le corps de TËtat de Sparte, en acceptant les lois de Lycurgue,
était convenu solennellement que, sur les trente-neuf mille lots
distribués aux Spartiates, il serait permis aux jeunes gens de
prendre , parmi les légumes et les vivres , ce que le possesseur
ne garderait pas avec assez de soin, sans qu'il pût se plaindre
de la rapine ni avoir action contre le ravisseur. Aussi il est clair
que lorsque le jeune homme était surpris , il n'était jamais puni
comme ayant fait une injustice et pris le bien d'autrui , mais
seulement comme ayant manqué d'adresse.
Rien n'est plus ordinaire dans tous les États que ces sortes de
réserves , et de semblables droits accordés sur le bien d'autrui.
C'est ainsi que Dieii, non-seulement avait donné aux pauvres le
pouvoir de cueillir du raisin dans les vignes, et de glaner dans
les champs et d'en emporter même les gerbes entières , mais en-
core accordé a tout passant , sans distinction , la liberté d'entrer
autant de fois qu'il lui plaisait dans la vigne d'autrui eSt d'en
manger autant de raisin qu'il voulait, malgré le maître de la vi-
gne. Dieu en rend lui-même la première raison : c'est que la
TRAITE DES ET C DES. * 393
terre d'Israël était à lui, et que les Israélites n'en étaient que les
fermiers , qui en jouissaient à cette condition onéreuse.
De semblables servitudes sont établies dans les autres républi-
ques, sans qu'on s'avise d'y soupçonner la moindre injustice. Les
soldats ont droit de logement chez les particuliers ; droit d'y
prendre leur subsistance dans les marches ou dans les quartiers
d'hiver, de se faire fournir de chariots et d'autres besoins. Un
seigneur a droit de s'emparer ' , comme il lui plaît et quand il
lui plaît, de tout le gibier et des bétes fauves qui sont chez ses
vassaux, quoique les terres qui nourrissent ces bétes ne lui ap-
partiennent point, et même d'empêcher les propriétaires de tou-
cher à ces bêtes, quoiqu'ils les aient vues naître chez eux.
C'est ainsi que tout te corps de l'État lacédémonien , composé
de tous les particuliers, avait transporté publiquement aux
jeunes gens le droit de venir prendre dans les jardins et dans
les salles les vivres qui les accommodaient. Et ces jeunes gens
n'étaient pas plus criminels en se servant de cette liberté , que
les bourgeois d'Athènes en allant prendre dans les jardins et
dans les vergers de^ Gimon ce qui leur convenait , parce que
tous les particuliers de Sparte étaient censés avoir donné una-
nimement aux jeunes gens , qui après tout étaient leurs propres
enfants, la même permission que Cimon avait accordée aux
Athéniens , qui n'étaient que ses concitoyens.
Pour ce qui regarde l'exemple des Scythes , chez qui le vol
était sévèrement puni , la raison de la différence est sensible.
Cest que la loi , qui seule décide de la propriété et de l'usage
des biens, n'avait rien accordé chez les Scythes à un particulier
sur le bien d'un autre particulier, et que la loi chez les Lacédé-
moniens avait fait tout le contraire. C'eût été un véritable vol
d'aller prendre du fruit dans les jardins de Périclès , de Thé-
mistocle, d'Alcibiade, parce qu'ils s'en étaient réservé la pro-
priété ; mais ce n'^en était point un d'en aller cueillir dans les
yergers de Cimon et de Pélopidas , parce qu'ils avaient associé à
la jouissance de ces biens tous leurs concitoyens.
Il n'était nullement à craindre que la coutume reçue à Sparte
< U est presque inatile d'observer que cet exemple n'a plus d'application parmi
nous. — L.
^94 TRAITÉ DES ÉTUDES.
apprît aux jeunes gens à ne pas lespecter en d'autres cas le bien
(J'autrui : car les établissements de Lycurgue, qui avaient banni
de Sparte Tusage de For et de l'argent, et qui obligeaient tous les
citoyens de vivre et de manger ensemble , avaient rendu le vol
des meubles et de la monnaie , ou inutile , ou même impossible.
Aussi ne voit-on pas que pendant tant de siècles on ait jamais
découvert un seul vol à Lacédémone.
QUATRIEME MORCEAU TIRÉ DE L'HISTOIRE GRECQUE *.
Beaux jours de Thèbes, et délivrance de Syracuse.
Ce n'est que dans le dessein d'être court que je joins ces deux
morceaux d'histoire, quoiqu'ils soient tout à fait séparés; et que
par la même raison, sans presque faire aucun récit, je me con
te itérai de faire connaître le caractère de ceux qui y ont eu le
plus de part.
1. Beaux jours de Thèbes,
^ul trait de Thistoire ne fait mieux sentir, ce me semble, ce
que peut le vrai mérite, et de quelle ressource sont pour un
État de grands capitaines , que ce qui arriva à Thèbes dans un
assez court espace d'années. Cette ville par elle-même était très-
faible , et elle venait tout récemment d'être comme réduite en
servitude. Lacédémone, au contraire, était depuis longtemps
en possession du commandement et; maîtrisait toute la Grèce.
Deux Thébains par leur courage et par leur sagesse abattirent
le pouvoir formidable de Sparte, et portèrent leur patrie au plus
haut point de gloire. Je ne ferai presque que montrer cet événe-
ment, sans entrer dans un grand détail.
Ces deux Thébains furent Pélopidas et Épaminondas , tous
deux sortis des plus illustres familles de leur ville. Le premier
était né avec de grands biens , qu'il augmenta beaucoup étant
devenu seul héritier d'une maison très-riche et très-florissante.
Pour l'autre , la pauvreté lui était domestique , et il l'avait reçue
comme un héritage de père en filsî mais il se la rendit encore
• Voyer. l'Histoire AucicDDe, tome V de notre cditiun. — U
TBAITB DES ETUDES. 39û
plus familière et plus facile à supporter par l'étude sérieuse qu'il
fit de la philosophie , et par le genre de vie simple qu'il suivit
toujours d'une manière constante et uniforme. L'un montra l'u •
sage qu'on devait faire des richesses , et l'autre celui qu'on pou-
vait faire de la pauvreté. Pélopidas faisait part de ses biens à
tons ceux qui avaient besoin d'être secourus et qui méritaient
de l'être, faisant voir, dit Plutarque, qu'il était le maître et
non l'esclave de ses biens. N'ayant pu jamais porter Épaminon-
das , son ami , à accepter ses offres et à user de son bien , il ap-
prit de lui à vivre comme pauvre qu milieu des richesses. Il fai-
sait à dessein la visite des maisons des pauvres , pour apprendre
d'eux à se passer de beaucoup de choses. Il aurait eu honte ,
disait-il , de dépenser plus pour sa table et pour ses habits que
le dernier des Thébains ; et il n'était si sévère contre lui-même
que pour être en état de partager son bien avec un plus grand
nombre d'honnêtes gens qui en avaient besoin.
Ils étaient tous deux également nés pour les grande^ choses ;
avec cette différence pourtant que Pélopidas s'appliquait da-
vantage à exercer son corps , et Épaminondas à cultiver son
esprit. Ils employaient tout leur loisir, l'un aux exercices de la
lutte et à la chasse , l'autre à la conversation et à l'étude de la
philosophie.
Mais ce que les personnes les plus sensées ont admiré par-
dessus tout en eux , a été cette amitié et cette union inaltérable
qu'ils conservèrent pendant tout le cours de leur vie , quoiqu'ils
se trouvassent presque toujours employés ensemble , soit dans
le commandement des armées , soit dans le gouvernement de
la république : union fondée sur une estime mutuelle de part
et d'autre , et encore plus sur l'amour du bien public , qui
faisait que chacun d'eux regardait les succès de l'autre comme
les siens propres. Cette intelligence et ce bon accord , qualités
infiniment rares parmi ceux qui tiennent ensemble le timon de
rÉtat , comme on peut le voir par l'exemple des plus grands
hommes d'Athènes, ne peut être que l'effet d'une véritable
grandeur d'âme, et d'une vertu solide, qui, ne cherchant ni
la gloire, ni les richesses, sources funestes des dissensions et de
l'envie , mais le bien et l'agrandissement de la patrie , est bien
396 TBAITÉ DES ÉTUDES.
au-dessus des petitesses et des faiblesses d'une basse jalousie,
pour qui le mérite d'autrut est un tourment.
La première et la plus éclatante preuve que Péiopidas donna
de son courage et de sa prudence, fut le dessein hardi qu'il con-
çut et qu'il exécuta, quoiqu'il fût encore fort jeune, de délivrer
sa patrie du joug de la domination des Lacédémoniens , qui par
surprise s'étaient emparés de la citadelle de Thèbes. Il sut former
en peu de temps une conspiration considérable contre les tyrans.
Quoique cette affaire eût été conduite avec tout le secret possi-
ble , un moment avant Texécution un courrier , qui avait fait
grande diligence , demanda Archias , chef des tyrans , qui tous
ensemble étaient à table et se réjouissaient ; et il lui remit entre
les mains une lettre qu'il disait être fort pressée et regarder des
affaires sérieuses. £n effet, on sut depuis qu'elle marquait uu
détail circonstancié de toute la conjuration. Archias' , se met-
tant à rire , A demain donc , dit-il , les affaires sérieuses ; et il
mit la lettre sous le coussin sur lequel il était appuyé. Mais il
n'y eut point de lendemain pour lui. Il fut tué la nuit même
avec tous les tyrans , et la citadelle reprise. On peut dire que le
changement qui arriva bientôt après dans les affaires , et que
la guerre qui rabaissa l'orgueil de Sparte et qui lui ôta l'empire
de la Grèce, furent l'ouvrage de cette seule nuit, dans laquelle
Péiopidas , sans prendre ni château ni place , mais avec une
petite poignée de gens , délia, pour ainsi dire, et rompit les
nœuds de la domination des Lacédémoniens , qui paraissaient ne
pouvofr jamais être ni rompus ni déliés.
Il eut part, dans la suite, à toutes les victoires que Thèbes
remporta contre Lacédémone. Après de si grandes et de si heu-
reuses expéditions , toutes les villes de Thessalie appellent Péio-
pidas contre le tyran qui les opprime. Il marche aussitôt , et
leur rend la liberté par sa présence. Les deux princes qui se dis-
putaient la couronne de Macédoine le prennent pour arbitre de
leur querelle. Il leur prescrit les conditions de la paix, et exige
d'eux des otages pour sûreté de leur parole : tant était grande
la renoinuiée de la puissance de Thèbes , et la confiauce qu'on
' Kai 6 lApyjac pLeiÔiàcxaç' OOxouv el; aupiov, l^rj, xà (nroùSaïa.
THAITÉ DES ETUDES. ^97
avait en sa justice! Il va ensuite, en qualité d'umbassadeur, au-
près du roi de Perse, et il en est reçu avec les plus grandes mar-
ques de distinction et d^estime; et, pendant que les députés des
autres républiques s'empressent d*en tirer des avantages parti->
culiers, il n*est occupé que duMen générai de la Grèce, et^
sans rien demander pour sa patrie , il ne veut que la liberté par*
faite de tous les Grecs et leur entière indépendance. Content de
ravoir obtenue , et peu touché des présents magniûques que le
roi lui oft'rë, ii n'accepte que ceux qui, sans Tenrichir, mar-
quaient simplement la bienveillance du prince et sa faveur.
Tant de belles actions furent terminées par une mort fort glo-
rieuse , à la vérité , mais qui laisse pourtant quelque chose à
désirer ; car Pélopidas , poursuivant trop vivement le tyran de
Phères , qui fuyait devant lui , et qui s'était retiré dans le batail-
lon de ses gardes , succomba enfîn sous le grand nombre après
avoir fait des actions héroïques de courage. Il aurait dû se sou-
venir que les grands hommes sont redevables de leur vie à leur
patrie, et que c'est pour elle seule et non pour eux-mêmes qu'ils
doivent mourir.
Pour ce qui regarde Épaminondas , ce n'est point sans raison
qu'il a été considéré comme le premier homme de la Grèce >. Il
serait difficile de dire s'il fut plus grand capitaine qu'homme de
bien '. Il réunissait en lui seul , comme le remarque^ Diodore de
Sicile , toutes les belles qualités des plus fameux généraux , et
n'en avait point les vices. Il était également insensible à l'ambi-
tion et à l'avarice. Il chercha, non à commander lui-même, mais
à procurer le commandement à sa patrie. Les richesses, loin de
le tenter, ne purent jamais approcher de lui : il semble qu'il se
serait cru déshonoré en devenant riche ; et sa pauvreté l'accom-
pagna jusqu'au tombeau, où il ne put être porté qu'aux dépens
du public. Étant né pauvre, il voulut toujours le demeurer ; et ja-
mais son ami Pélopidas ne put vaincre sa résistance. « Je ne rougis
« point, lui disait-il, d'une pauvreté qui ne m'a point empêché
« de mériter les premiers emplois de la république et le com-
* « Thebanum Epaminondam , haad esset. Nam et imperiom non sibi semper,
scio an sammarn Tirum Graeciae. » (Cic sed patriae qaaesivit : et pecahiss adfo
de Orat. lib. 3 , n. 139. ) parcus fait, ut sumptas funeri defuerit. »
3 (( Fuit incertam , vir melior an dux ( J79T. lib. 6 , cap. 8.)
TB. DES ÉTUD. T. II. 3*
398 TBAITÉ DES ÉTUDES.
*«c mandement de ses armées. Elle ne m'a point fait de honte , et
« je ne veux pas non plus lui en faire en Fabandonnant. >»
Il ne fut pas plus avide de gloire que d'argent <. Jamais il ne
brigua les premières places; ce furent les dignités qui allèrent
le chercher, et elles furent souvent obligées de faire violence à
sa modestie. 11 s*en acquita toujours de telle sorte , qu'il parut
leur faire plus d*honneur que lui-même u*en était honoré.
Sa droiture, sa sincérité , son amour invincible pour la justice ,
lui attiraient une pleine confiance des citoyens et même des en-
nemis. On ne pouvait s'empêcher d'aimer et d'admirer en lui un
caractère de bonté et de douceur constante que rien n'était ca-
pable d'altérer, et qui ne diminuait rien de la haute estime et de
la vénération que ses grandes qualités lui attiraient. C'est en ces
sortes de vertus que Plutarque fait consister la véritable gran-
deur d'Épaminondas >. Rien , en effet , n'est plus rare que ces
{qualités dans un pouvoir presque souverain , au milieu des guer-
res et des victoires , à la tête des grandes affaires ; et il n'y a rien
qu'il soit plus nécessaire de bien montrer aux gens de qualité,
qui souvent sont tentés d'y substituer l'artifice , la dissimulation ,
les airs de hauteur et de faste.
L'élévation de ses sentiments lui fit toujours supporter
avec douceur et avec patience la jalousie de ses égaux, la
mauvaise humeur de ses citoyens, les calomnies de ses ennemis,
et l'ingratitude de sa patrie après ses grands services. Il était per-
suadé que la grandeur d'âme consiste principalement à souffrir
ces épreuves sans se troubler ^ , sans se plaindre , sans rien ra-
battre de son zèle , parce qu'il en est de la patrie comme de ceux
qui nous ont donné la vie * , dont nous devons endurer les mau-
>ais traitements avec soumission.
' « GloriflB qaoque non cnpidior, quam xal TcptféTTjn. ( P«.ot. in Pe/op. )
pecuniœ : quippe recusanti omnia irapc- 3 Tô ôè (XUXOq?àvnri{JUX xal t:^ f ireî-
ria îngesta snnt; honoresque ita gwsit, ^^ 'ETtatieivwvÔaç ^vevxe nùduK ,
at ornamentom non acci père, ted aare \,i^^ „i,l,^ ;IwX^<.;m^ ««î ..<.«/mVpv.i...
ipsi dignitati Tideretur. Jam Utterarum H'^Y^j^spo; àvSpeiaç xai («YaXo^/V.
stodinm. jam philosophie doctrina tan- Xt*« '^>' f^ "^^^^ TCoXiTixoi; aveÇixa-
ta, ut miraMle videretur, unde tan» in- Xiav 7:0M)U(l£V0«. (W. ibid. )
•ignis militiie «cientia homini inter litte- * « Ut parentiim «aevitiam, sic patriœ»
ras nato. » (Just. lib. 6, cap 8 ) patiendo ac ferendo leniendam esse, w
' 'Hv àXTiÔûc {iiY«C iYitpaTet(f, (Liv. lib. 37, n. 34.)
xal Sixaioouvip , xal \u'^(ùfi^fjfj.(s^ i
TRAITÉ DES ETUDES. 399
Jamais personne ne sut mieux que lui le métier de la guerre. Il
joignait à un courage intrépide une prudence consommée. Et
toutes ces vertus ne furent pas moins Teffet de Fexeel lente édu*
cation quUl avait reçue que de son heureux naturel. Dès sa
plus tendre jeunesse il avait témoigné un goût merveilleux pour
rétude et pour le travail ; en sorte qu*on pourrait s*étonner
comment un homme né parmi les lettres , et nourri dans le sein
de la philosophie , avait pu acquérir une science si parfaite de
Tart militaire.
Voilà ce qui fait les grands hommes , et comment ils se for-
ment ; et Ton ne saurait trop en avertir les jeunes gens destinés
à la guerre, aux premières places de TÉtat, et généralement a
quelque emploi que ce soit, dont plusieurs regardent Tétude
comme inutile pour eux , et presque déshonorante. Cicéron ' ,
dans le troisième livre de TOrateur, fait un long dénombrement
des capitaines les plus illustres de la Grèce, qui tous avaient pris
grand soin de cultiver leur esprit par Tétude des sciences , et en
particulier par celle de la philosophie : Pisistrate,Périclès, Al-
cibiade ; Dion de Syracuse , dont nous parlerons bientôt ; Ti-
roothée, fils de Conon; Agésiias et Épaminondas. C'est un
grand malheur quand ceux qui entrent dans les charges et dans
le maniement des affaires publiques y entrent , pour me servir
des termes de Cicéron, nus et désarmés, c'est-à-dire sans con-
naissances , sans lumières , et presque sans aucune teinture des
sciences qui servent à orner et à embellir l'esprit. Nunc contra
plerique ad honores adipiscendos , et ad rempubUcam geren-
dam nudi veniimt atque inermes, nullu cognitione rerum,
mdla scientia ornati *.
2. Délivrance de Syracuse.
Deux hommes fort illustres travaillèrent à rétablir la liberté
daiis Syracuse , Dion et Timoléon. Le premier en jeta les fonde-
ments , et le second acheva entièrement ce grand ouvrage.
DION.
Je ne sais si parmi les vies des hommes illustres que Plutarque
« l)e Orat. lib. 3, m 137, 141. » Ibid. n. I3«.
s
400 TBAITÉ DES ÉTDBBS.
nous a laissées il y en a aucune plus belle et plus curieuse que
celle de Dion ; mais il n'y en a point certainement qui marque
davantage quel est le prix de la l)onne éducation , et de quelle
utilité peut être la conversation des gens savants et vertueux.
Cest presque Tunique point auquel je m'arrêterai, en faisant
quelques réflexions sur les circonstances de la vie de Dion qui y
ont le plus de rapport.
PBEMIÈBB BEFLEXION.
Conversation des gens de lettres et de probité infiniment utile
aux princes.
Dion était frère d' Aristomaque , que le premier Denys avait
épousée. Une espèce de hasard , ou plutôt, dit Plutarque, une
providence particulière , qui jetait de loin les fondements de la
liberté de Syracuse , y avait amené Platon , le plus célèbre des
philosoplies. Dion devint son ami et son disciple , et profita bien
de ses leçons. Car, quoique élevé dans des mœurs basses sous un
tyran, quoique accoutumé à une sujétion craintive et servi le ,
quoique nourri dans le faste et les délices, en un mot dans un
genre de vie qui fait consister le souverain bien dans la volupté
et dans la magnificence , il n'eut pas plutôt entendu les discours
de ce philosophe et goûté de cette philosophie qui mène à la
vertu , qu'il sentit son âme enflammée d'amour pour elle.
liC second Denys avait succédé à son père dans un âge où,
eomme le dit Tite-Live d*un autre roi de Syracuse ' , à peine
était-il capable d'user modérément de sa liberté , loin de pou-
voir gouverner avec sagesse. Dès qu'il fut monté sur le trône, le
premier soin des courtisans fut de s'emparer de son esprit , et
d'obséder ce jeune prince par des flatteries continuelles. Ils ne
pensaient qu'à lui fournir tous les jours de vains amusements ,
le tenant toujours occupé à des festins, à des commerces de fem-
mes, et à tous les autres plaisirs les plus honteux. Dion, per-
suadé que tous les vices du jeune Denys ne venaient que de la
> « Pnenim , Tixdam Bbertatem, ne- pnecipitandain in omnia TÎtia ac«epe-
dum dominationem , modice latarum. runt. » ( Liv. lib. 24, n. 4.)
\a\t id ingeniam tatorea atqae amid ad
TBAITB DES KTUDBS. 401
mauvaise éducation qu'il avait eue, chercha à le jeter dans des
conversations honnêtes, et à lui faire goûter des discours capa-
bles de former les mœurs. Pour cela il rengagea à faire venir à
sa cour Platon. Quelque répugnance qu'eût le philosophe pour
ce voyage, dont il n'espérait pas un grand fruit, il ne put résis-
ter aux vives sollicitations qu'on lui fit de toutes parts. Il arriva
donc à Syracuse, et y fut reçu avec des marques d'honneur et
de distinction extraordinaires.
Platon trouva les plus heureuses dispositions du monde dans
le jeune Denys , qui se prêta sans réserve à ses leçons et à ses
conseils. Mais comme il avait lui-même infiniment profité des
avis et des exemples de Socrate son maître, le plus habile homme
qu'ait eu le paganisme pour faire goûter la vérité , il eut soin
de manier l'esprit du jeune tyran avec une adresse merveilleuse,
évitant de heurter de front ses passions , travaillant à gagner sa
confiance par des manières douces et insinuantes , et surtout
s'étudiant à lui rendre la vertu aimable, pour la rendre en même
temps victorieuse du vice , qui ne retient les hommes dans ses
liens qu'à force d'attraits, de douceurs, de plaisirs et de délices
qu'il leur présente.
Le changement fut prompt et étonnant. Le jeune prince ,
plongé jusque-là dans l'oisiveté , dans la mollesse et dans l'igno-
rance de tous ses devoirs, qui en est une suite inévitable, sor-
tant comme d'un sommeil léthargique , commença à ouvrir les
yeux , à entrevoir la beauté de la vertu , à goûter les douceurs
et les charmes d'une conversation également solide et agréable,
et il se livra avec autant d'empressement au désir d'apprendre
et de s'instruire qu'il en avait eu auparavant d'éloignement et
d'horreur. La cour, qui est le singe des princes , et qui suit en
tout leurs inclinations , entra dans les mêmes sentiments. Tou-
tes les salles du palais, comme autant d^écoles de géométrie,
étaient pleines de la poussière dont les géomètres se servent pour
tracer leurs figures ; et en très-peu de temps l'étude de la philo-
sophie et des plus hautes sciences devint le goût dominant et
général.
Le grand fruit de ces études , par rapport à un prince , n'est
pas Feulement de lui remplir l'esprit d'une infinité de connais-
94.
402 TBÀTTB DES BTUDE8.
sinoes très-curieuses, très-utiles, et souvent très-nécessaires,
mais encore plus de le retirer de Toisiveté, de Tindoleoce et
des vains amusements de la cour; de Taccoutumer à une vie ap>
pliquée et sérieuse ; de lui faire naître le désir de s'instruire des
devoirs de la royauté, et de connaître ceux qui ont excellé dans
Tart de régner; en un mot, de le mettre en état de gouverner
par lui-même et de voir tout par ses propres yeux , c'est-à-dire
d^étre véritablement roi. Mais c*est à quoi s'opposeront toujours
les courtisans et les flatteurs , comme cela ne manqua pas d'ar-
river sous le jeune Denys.
SECONDE BÉFLEXION.
Fiat leur S j peste funeste des cours et ruine des princes.
Ce que dit Cicéron ' de la flatterie par rapport à l'amitié n'est
pas moins vrai par rapport à la cour des princes, qu'elle en est le
poison le plus mortel : Sic habéndum est, nuUam in amicitiis
pestem esse majorem, quam adulationem ^. Il entend par flat-
teurs ces hommes faux et doubles , d'un esprit souple et pliant ,
qui, vrais protées, prennent mille formes différentes selon le
l)esoin ; uniquement attentifs à plaire au prince , toujours occu-
pes à étudier ses goûts et ses inclinations , et à lire sur son visage
ce qu'il désire ; se faisant une loi de ne lui présenter jamais au-
cune vérité choquante, de ne le contredire en rien , et de parler
toujours le même langage que lui. Les gardes veillent autour du
palais des rois , dit un ancien , pour écarter des ennemis moins
dangereux que n'est la flatterie. Elle trompe les sentinelles ^ ;
elle pénètre non-seulement dans le cabinet , mais dans le cœur
du prince , et elle travaille à lui enlever ce qu'il y a de plus pré-
cieux et de plus essentiel à son bonheur, c'est-à-dire un esprit
sage et équitable, le discernement du vrai et du faux , l'amour
de la justice et du bien public.
Il n'est pas étonnant ^ qu'un jeu ne prince comme Denys , qui ,
* De Amicit. n. 91. ditur. » ( Strks. de Regno )
* Ibid. n. 91-93. < n Vix artibas honestia pndor retiue-
^ n Sola quippe hiec (adulatio), ne- tur, uedum iiiter rertamina vitiuram pu-
quicqaatn vi^ilHiitibas satfilitibus impe- dicitia , ant modestia, aut quidqunm
riuin depraedatiir; regiimque nobilissi- probi moHs .<^crvaretur. » (Tac. Annal.
mam partem, antmam uimirum, aggre- iib. 14, cap. L'*.)
TBÂlTé DBS ÉTUDES. 403
avec le plus excellent naturel et au milieu des meilleurs exem-
ples , aurait eu bien de la peine à se soutenir, ait eniin succombé
à une tentation si délicate dans une cour infectée depuis long-
temps, où il n'y avait d'émulation que pour le vice, et où il
était environné d'une troupe de flatteurs qui ne cessaient de le
louer et de l'applaudir en tout. Ils commencèrent par jeter un
ridicule parfait sur la vie retirée qu on lui faisait mener , et sur
les études auxquelles on rappliquait, comme s'il s*agissâit d'en
faire un philosophe. Ils allèrent plus loin , et travaillèrent de
concert à lui rendre suspect , et même odieux, le zèle de Dion et
de Platon , en les lui représentant comme d'incommodes cen-
seurs et d'impérieux pédagogues ' , qui prenaient sur lui une au-
torité qui ne convenait ni à son âge ni à son rang. Enfin Dion
et Platon , sous différents prétextes et en différents temps , furent
éloignés de la cour, qui se trouva de nouveau abandonnée à tou-
tes sortes de désordres et d'excès.
On voit par là combien il est difficile à un prince d'éviter les
pièges qui lui sont tendus par la conspiration d'un petit nombre
de personnes qui occupent les premières places auprès de lui et
les premiers emplois; qui ont intérêt à se ménager les uns If s
autres, à lui cacher une partie de ce qui devrait lui être connu ,
et à s'accorder sur divers points malgré leurs intérêts différents,
leurs jalousies, leurs haines secrètes , pour se rendre seuls les
maîtres des affaires , pour borner à eux seuls la conOance du
prince, et pour le tenir comme captif dans l'étroite enceinte dont
ils Font environné. Claudentes prîncipem senem, et agentes
ante omnia ne quid sciât '.
TROISIEME BEFLEXION.
Grandes qualités de Dion mêlées de quelques légers déjauts.
Il est difficile de trouver réunies dans une seule personne au-
tant d'excellentes qualités qu'on en voit dans le prince dont nous
parlons. Grandeur d'âme, noblesse de sentiments, générosité à
répandre ses biens , valeur héroïque dans les combats accom-
■ u Tristes et saperciliosos aiienie vitœ Episl. 123. )
ccnsoves, puUIicos psedagngos. » ( Skm. * Lamprid. in Vita Alex.
401 TRAITE DES ETUDES.
pagnée d*un sang-froid et d'une prudence peu commune , un
esprit vaste et capable des plus graudes vues , une fermeté iné-
branlable dans les plus grands dangers et dans les revers de
fortune les plus inopinés , un amour de la patrie et du bien
public porté presque jusqu'à Texcès : voilà une partie des vertus
de Dion. II saisit les préceptes de la philosophie avec une ardeur
dont Platon témoigne avoir vu peu d'exemples ; et il Tétudia ,
non par curiosité ou par vanité, mais pour s'instruire de ses
devoirs et pour en faire la règle de sa conduite.
Quelque passionné qu'il fût pour la philosophie , cette étude
ne le détourna jamais de son devoir , et il sut contenir son ar-
deur dans de justes bornes*. Après que Denys l'eut obligé de
quitter Syracuse et la Sicile , il menait dans son exil la vie la plus
agréable qu'il soit possible d'imaginer pour un homme qui a bien
goûté une fois la douceur de l'étude ; jouissant tranquillement
de la conversation des philosophes, assistant à leurs disputes.
y brillant d'une manière toute particulière par la beauté de son
génie et par la solidité de son jugement; parcourant les villes de
la docte Grèce pour y cueillir, s'il est permis de parler ainsi, la
fleur des beaux esprits , et pour y consulter les plus habiles po-
litiques ; laissant partout des marques de sa libéralité et de sa
magnificence , également aimé et respecté de tous ceux qui le
connaissaient, et recevant dans tous les lieux où il passait des
honneurs extraordinaires , qu'on rendait encore plus à son mé-
rite qu'à sa naissance. C'est du milieu d'une vie si douce qu'il
s'arracha pour aller secourir sa patrie qui implorait sa protection,
et pour la délivrer du joug de la tyrannie sous lequel elle gémis-
sait depuis longtemps.
Jamais peut-être entreprise ne fut plus hardie, et n'eut en
même temps un succès plus heureux. Il partit avec huit cents
hommes seulement et deux vaisseaux de charge, pour aller at-
taquer à main armée une puissance aussi redoutable que celle
de Denys. « Qui aurait jamais cru , dit un historien , qu'un
« homme, avec deux vaisseaux de charge, fût venu à bout de
« détrôner un prince qui avait quatre cents navires de guerre ,
' a Retinuitque, quod est difdciilimain, ex sapientia modum. u ( Tac. ia /'i/a
Àgric. n. 4. )
TBAITB DBS ETUDES. 405
a cent mille hommes de pied, dix mille chevaux , une aussi grande
« provision d'armes et de blé, et autant de richesses qu'il en fal-
« lait pour entretenir et pour soudoyer des troupes si nombreu-
« ses ; qui , outre cela , était maître d'une des plus grandes villes
a de Grèce; qui avait des ports, des arsenaux, des citadelles
«( imprenables, et qui était soutenu et fortiûé par un grand nom-
a bre d'alliés très-puissants? La cause des grands succès de Dion
« fut sa magnanimité et son courage , et l'affection de ceux à
« qui il devait procurer la liberté'. »
Mais ce que je trouve de plus beau dans la vie de Dion , de
plus digne d'admiration, et, s'il était permis de parler ainsi, de
plus au-dessus de l'humain, c'est cette grandeur d'âme et cette
patience inouïe avec laquelle il souffrit l'ingratitude de ses ci-
toyens. Il avait tout quitté pour venir à leur secours ; il avait ré-
duit la tyrannie aux abois , et touchait au moment où il devait
les rétablir dans une entière liberté. Pour prix de tant de ser-
vices, ils le chassent honteusement de leur ville, accompagné
d'une poignée de soldats étrangers dont ils n'ont pu corrompre
la fidélité ; ils le chargent d'injures , et ajoutent à la perfidie les
plus durs outrages. Il n'a , pour punir ces ingrats et ces rebelles ,
qu'à fa ire un mouvement; il n'a qu'à laisser agir l'indignation de
ses soldats. Maître de leur âme comme de la sienne, il arrête
leur impétuosité, et , sans désarmer leurs mains , il met un frein
à leur juste colère , ne leur permettant , dans le feu même et
dans l'ardeur du combat , que d'effrayer et non de tuer ses en-
nemis , parce qu'il les regardait toujours comme ses concitoyens
et comme ses frères.
Il disait, dans une autre occasion , « que les capitaines pas-
« saient ordinairement leur vie à s'exercer aux armes et à ap-
« prendre le métier de la guerre ; que , pour lui , il avait passé
« un fort long temps à Athènes, dans l'académie , pour y appren-
« dre à dompter la colère, l'envie et le ressçntiment ; que la
« marque de la victoire que l'on a remportée sur ses passions ,
(t ce n'est pas d'être doux et affable à ses amis et aux gens de
« bien , mais de se montrer humain à ceux qui nous ont fait in-
« justice, et d'être toujours prêt à leur pardonner... Il est vrai •,
* Diod. Sic. Hist. Ub. 16.
406 TBJLITi DES ETUDES.
« disait-il , que , selon les lois bamaines , il est plus pardonna-
t. ble et plus permis de se venger quand on a été maltraité que
« de commettre le premier une injustice contre les autres. Mais
« si on consulte la nature, on trouvera que l'une et Tautre de
« ces fautes viennent de la même source , et qu'il y a autant de
« faiblesse à se venger d'une injure qu'à la faire le premier. »
Toutes les injustices et les ingratitudes de sa patrie ne furent
pas capables de ralentir son zèle. Après beaucoup d'aventures il
Ja rétablit dans sa liberté, et en chassa les tyrans. Il n'eut pas
la consolation de jouir du fruit de ses travaux. Un traître forma
un complot contre lui , et l'égorgea dans sa propre maison. Sa
mort replongea Syracuse dans de nouveaux malheurs.
On ne pouvait , ce me semble, reprocher à Dion qu'un défaut:
c'est qu'il avait quelque chose de dur et d'austère dans l'humeur,
qui le rendait moins accessible et moins sociable , et qui éloi-
gnait un peu de lui jusqu'aux plus gens de bien, et jusqu'à ses
meilleurs amis. Platon l'avait souvent averti de ce défaut. Il
avait tâché même de l'en corriger, en le liant particulièrement
avec un philosophe qui avait du jeu et de l'agrément dans l'es-
prit, et qui était fort propre à lui insphrer des manières douces
et insinuantes. Il l'en fit encore depuis souvenir dans une lettre
qu'il lui écrivit, où il lui parle ainsi : « Faites réflexion ' , je vous
« prie, qu'on trouve que vous manquez de douceur et d'affa-
« bilité; et mettez-vous bien dans l'esprit que le moyen le plus
A sûr de faire réussir les affaires, c'est de se rendre agrénbie à
« ceux avec qui l'on a à traiter. La fierté * écarte le monde , et
' *Ev6v{JioO 8è xal Ôti SoxeTç tktIv d'occasion de la faire paraître. Ce vice
êv8ee<rrépa)(; xoO TtpoaYJxovTO; Ôepa- demande des témoins et des spectateurs.
TreuTixô; Vivai- jx^ o^ XaveaveTaTdè f "»" » îtîT ^t" \! Ï.T/' ï ^*??-
^ , ^ , , *^ ' - , û ' n vent dire que la fierté écarte tout le
OTl 6ta TOy opeaxeiy toi; avepoîHOlÇ, ^«nde; qu'elle éloigne de nous ceai qui
xai TO Ttoatreiv e<mv. ^ nous devraient être le pins nuis : qu'au
^ 'H 6 a06âSeia, èpr^LiCf. ^voixo;. lien qne l'affobilité attire du monde de
Cette pensée de Platon est parfaitement tous cotés auprès des grands , et les fait
belle, mais ne se fait pas sentir tout comme habiter au milieu d'une foule de
d'un coup. M. Dacier l'a traduite ainsi : - personnes, même inconnaes et étt an-
La fierté est toujours compagne de la SO' gères , qui les approchent volontiers et
liltule ; ce qui n'offre aucune idée , ou qui s'empressent de s'attacher à eux ; au
plutôt en présente une absolument con- contraire la fierté fait autour d'eui un
traire à la vérité. Car il n'est point vrai désert, met tout en fuite, et les réduit
que la fierté se trouve toujours dans la à demeurer seuls comme dans une 8oli>
solitude. Un homme seul et réduit à lui- tude, et par là les prive du secours des
même en est peu susceptible, et n'a point hommes dont ils ont besoin pour le suc-
TBAITB DES BTDDES. 407
« réduit un homme à la solitude. » Malgré les reproches qu'on
lui faisait de la gravité trop austère et de l'inflexible sévérité
avec laquelle il traitait le peuple ' , il se piqua toujours de n*ea
rien relâcher, soit quo son naturel fdt entièrement éloigné des
attraits de Finsinuation et de la persuasion , «oit que, dans le des-
sein qu'il avait de corriger et de ramener les Syracusains gâtés
et corrompus par les discours flatteurs et complaisants des ora-
teurs , il crût devoir employer des manières plus fermes et plus
mâles.
Dion se trompait dans le point le plus essen^el du gouverne-
ment. A compter depuis le trône jusqu'à la dernière place deJ'ft-
tat, quiconque est chargé du soin de gouverner et de conduire les
outres doit, avant tout, étudier l'art de manier les esprits', de
les fléchir, de les tournera son gré, de les amener à son point;
ce qui ne se fait point en voulant les maîtriser durement, en leur
commandant avec hauteur, en se contentant de leur montrer la
règle et le devoir avec une rigidité inflexible. Il y a dans le bien
même et dans la vertu , et dans l'exercice de toutes les charges,
une exactitude et une fermeté , ou plutôt une sorte de roideur,
qui souvent dégénère en vice quand elle est poussée trop loin.
Je sais qu*il n'est jamais permis de courber la règle : mais il est
toujours louable et souvent nécessaire de l'amollir et de la ren-
dre plus maniable : ce qui se fait surtout par des manières dou-
ces et insinuantes , en n'exigeant pas toujours le devoir avec
une extrême rigueur, en fermant les yeux sur beaucoup de pe-.
tites fautes qui ne méritent pas d'être relevées, en avertissant
avec bonté de celles qui sont plus considérables ; en un mot , en
tâchant par tous les moyens possibles de se faire aimer, et de
rendre la vertu et le devoir aimables.
ce» de leur» affaires. 'H Ô* aÙ6à8eia , ' 'AXXà fUdSl TE ^«(vETai TTpÔ; xb
épY){i.tql ^ûvoixoç. La fierté réduit un ntdavàv SucncepourrC}) xexpYijiivoç, &v-
homme à la solitude. Ticnr^v T6 Tou; Supaxouffiou; èr(<iy
= Rnllin explique très-bien cette &yet(JLévoiK xai ètaTeOpu(Jl(JlévOUÇ ICpO*
pensée de Platon , que Plutarque aimait 6u{ii0U(i£V0{. ( Pi«ut. in f^ita Dion. )
hrnucoup, et a laquelle il fait allusion ^ C'est ce qu'un ancien poëte appelait
plus d'une fois (in Dione , i^S. — Op. flexaMma atque omnium regina rerum
moral, p. 09, SOS ). — L oratio. u (Cic de Divinat Ub. I. n. 80.)
40S TBAITB OIS BTOOS8.
TIMOLÉON.
Timoléon, qui était de Corinthe, acheva à Syracuse ce que
Dion y avait commencé si heureusement ; et il se signala daDs
cette expédition par des exploits inouïs de valeur et de sagesse ,
qui égalèrent sa gloire à celle des plus grands hommes de son
temps. Après avoir obligé Denys de se retirer hors de la Sicile ,
il rappela tous les citoyens que la tyrannie avait dispersés en
différentes contrées, il en rassembla jusqu^à soixante mille
pour repeupler la ville déserte , il leur partagea les terres , il leur
donna des lois, et il établit une police avec les commissaires de
Corinthe ; il purgea toute la Sicile des tyrans qui Pavaient si
longtemps inîestée , rétablit partout la sûreté et la j^ix , et
fournit aux villes ruinées par la guerre tous les moyens de se
relever.
Après de si glorieuses actions , qui lui avaient donné un cré-
dit sans bornes , il se déposa lui-même de son autorité, et passa
le reste de sa vie à Syracuse en simple particulier, goûtant la
douce satisfaction de voir tant de villes et tant de milliers d'hom-
mes lui devoir le repos et la félicité dont ils jouissaient. Mais il
fut toujours respecté et consulté comme Foracle commun de la
Sicile. Il n*y avait ni traité de paix , ni établissement de loi, ni par-
tage de terres , ni r^lement de police, qui fussent bien faits si
Timoléon ne s'en était mêlé et ne les avait finis lui-même.
Sa vieillesse fut éprouvée par une affliction bien sensible, qu'il
supporta avec une patience étonnante ; je veux dire par la perte de
la vue. Cet accident, loin de rien diminuer de la considération
et du respect qu'on avait pour lui , ne servit qu'à les augmenter.
Les Syracusains ne se contentèrent pas de lui rendre de fi*équen-
tes visites ; ils lui menaient encore à la ville et à la campagne
tous les étrangers qui passaient chez eux, afin qu'ils vissent leur
bienfaiteur et leur libérateur. Quand ils avaient à délibérer dans
l'assemblée publique sur quelque affaire importante , ils l'appe-
laient à leur secours ; et lui , sur un char à deux chevaux , il
traversait la place , se rendait au théâtre , et , monté sur ce char,
il était introduit dans rassemblée avec des cris et des acclama-
tions de joie de tout le peuple. Après qu'il avait dit son avis,
TAJLITÉ DBS ÉTUD£S. 409
qui était toujours religieusement suivi, ses domestiques le ra-
menaient au travers du théâtre , et tous les citoyens le recondui-
saient jusque hors des portes avec les mêmes acclamations et
les mêmes battements de mains.
On lui rendit encore de plus grands honneurs après sa mort.
Rien ne manqua à la magnificence de son convoi , dont le plus
bel ornement furent les larmes mêlées aux bénédictions dont
chacun s'empressait de combler le défunt, et qui n'étaient accor-
dées ni à la coutume ni à la bienséance , mais partaient d'une af-
fection sincère et de la plus vive reconnaissance. Il fut ordonné
qu'à l'avenir toutes les années , le jour de son trépas , on célé"
brerait en son honneur des jeux de musique et des jeux gymni-
ques, et qu'on ferait des courses de chevaux.
Nous n'avons encore rien vu de plus accompli que ce que l'his-
toire nous apprend de Timoléon. Je ne parle pas seulement de
ses exploits guerriers et de l'heureux succès de toutes ses entre*
prises. Ce que j'admire le plus en lui, c'est son amour vif et
désintéressé pour le bien public, ne se réservant que le plaisir de
.voir les autres heureux par ses services ; c'est son extrême éloi-
gnement de tout esprit de domination et de hauteur, sa retraite à
la campagne, sa modestie, sa modération, sa fuite des hon-
neurs, et, ée qui est encore plus rare, son aversion pour toute
flatterie et même pour les plus justes louanges. Quand on rele-
vait en sa présence sa sagesse >, son courage , et la gloire qu'il
avait eue de chasser les tyrans , il ne répondait autre chose si-
non qu'il se sentait obligé de témoigner une grande reconnais-
sance envers les dieux de ce qu'ayant résolu de rendre à la Si-
cile la paix et la liberté , ils avaient bien voulu pour cela se
servir principalement dé son ministère : car il était bien persuadé
que tous les événements humains sont conduits et réglés par les
ordres secrets de la Providence divine.
Je ne puis finir cet article , qui regarde le gouvernement de
la Sicile , sans prier le lecteur de comparer l'heureuse et paisible
> « Quom saaa landes aadiret praedi- conttitoissent, tûm se potissimam dacem
cari , nunqaam nliad dixit , qaam se in esse voluissent. Nihil eoim rerum huma-
ea re maximas diis gratias agere atqae narnm sine deomm nnmine agi pnta-
babere, qnod, quam Siciliam recreare bat. m (Co&rbl.Nbf. in Tlmol. cap. 4;)
95
410 TAAITB DSS éTUDBS.
vieillesse de Timoléon, estimé , honoré, aimé généralement de
tous les peuples , avec la vie misérable que traînait Denys le
tyran ( je parle du père ), toujours agité de troubles et de frayeurs
qui ne lui laissaient aucun repos, et devenu Thorreur et ïexé-
eration du public >. Pendant tout le temps de son règne, qui fut
de trente-huit ans , il porta toujours sous sa robe une cuirasse
d'airain. II ne haranguait son peuple que du haut d'une tour.
N*osant se fier à aucun de ses amis ni de ses proches , il se fai-
sait garder par des étrangers et des esclaves , et sortait le plus
rarement qu il pouvait , la crainte l'obligeant de se condamner
lui-même à une espèce de prison. Pour ne point confier sa tête
et sa vie à la main d'un barbier , il chargea ses filles , encore
très-jeunes, de ce vil ministère; et quand elles furent plus
âgées, il leur ôta des mains les ciseaux et le rasoir, et leur ap-
prit à lui brûler la barbe et les cheveux avec des coquilles de
noix ; et enfin , il se rendit lui-même ce service , n'osant plus ap-
paremment se fier à ses propres filles *. Il n'allait jamais de nuit
dans la chambre de ses femmes sans avoir fait fouiller partout
auparavant avec grand soin. Le lit était environné d'un fossé
très-large et très-profond , avec un petit pont-levis qui en ouvrait'
le passage. Après avoir bien fermé et bien verrouillé les portes
de sa chambre, il> levait ce pont-levis, afin de pouvoir dormir
en sûreté 3. Ni son frère, ni^on fils même, n'entraient dans sa
ehambre sans avoir changé d'habits et sans avoir été visités par
les gardes. Est-ce régner, est-ce vivre, que de passer ainsi ses
jours dans une défiance et une frayeur continuelles ? Un roi 4,
véritablement digne de ce nom , n'a besoin de gardes que pour
la bienséance et pour l'éclat extérieur de la majesté, parce qu'il
vit au milieu de sa famille ^, qu'il ne voit partout où il va que
ses enfants , qu'il ne visite que ses amis , qull ne marche que
dans un pays confié à ses soins et à sa bonté , et que tous ses su-
jets, loin de le craindre, ne craignent que pour lui.
I Cic. Tasc. Qaaest. Hb. 5 , n. &8-63. cap. 13. )
3 De Offic. lib. 3, n. 25. & m Qaod tatins imperiam est , quam
3 Plat in Vita Dion. iilad qaod an^ore et caritate munitur 7
* « Princeps, sais beneficiis tatas. Qni» secnrior qnam rex itle, qaem non
nihil prœsidio eget : arma oruameuti metonnti sed cai metaant sabditi. »
caasa babet. m (Si*, de Ctcm. lib. 1, (Sthbs. cfe Regno.)
TBAITB DBS ÉTUDBS. 4tf
Quelle comparaison , dit Cicéron > dans un de ses livres deg
Tusculanes, entre la vie malheureuse et tremblante de Denys
le tyran , et celle que menait un Platon , un Archytas , et tant
d^autres philosophes qui vivaient du même temps ! Ce prince ,
au milieu du faste et de la grandeur, condamné par son propre
choix à une espèce de cachot , exclu du commerce des honnêtes
gens , passait sa vie avec des esclaves , des scélérats , des barba-
res , regardant comme ennemi quiconque savait faire cas de la
liberté, ne s'occupant que de meurtres et de carnages, et pas-
sant les jours et les nuits dans une frayeur continuelle. Les au-
tres , liés ensemble par l'estime et le goût des mêmes biens et des
mêmes études, formaient entre eux la plus douce et la plus agréa-
ble société qu'il soit possible d*imaginer, exempts de tout soin
et de toute inquiétude , et ne connaissant d'autre plaisir que ce-
lui qui vient de la contemplation de la vérité et de Tamour de
la vertu , en quoi ces philosophes faisaient consister tout le bon-
heur de rhomme.
C'est dans leur école et dans leurs conversations que Dion *
avait puisé ces principes et ces sentiments qu'il s'efforçait d'ins-
pirer au jeune Denys, en l'exhortant à gouverner ses sujets avec
bonté et douceur, comme un bon père gouverne sa famille. « Pen-
te sez, lui disait-il , que les liens qui maintiennent et affermis-
n sent la domination monarchique, et que votre père le vantait
« d'avoir rendus aussi difficiles à rompre que le diamant, nesont
c( ni la crainte , ni la force , comme il l'a cru , ni le grand nombre
« de galères , ni ces milliers de barbares qui composent votre
a garde ; mais l'affection , l'amour et la reconnaissance que font
« naître dans le cœur des peuples la vertu et la justice des prin-
ce ces; et que des liens formés parde tels sentiments, quoique plus
ft doux et moins serrés que ces autres si roides et si durs , sont
« pourtant plus forts pour la durée et pour le maintien des États :
« que d'ailleurs un prince n'est ni honoré ni estimé parce qu*il
« est habillé magnifiquement, qu'il a de grands équipages et des
« meubles somptueux, qu'il entretient sa maison dans le luxe,
« dans la délicatesse ,' dans les délices et dans tous les plaisirs
u les plus recherchés, pendant que du côté de l'esprit et de la
* Tusc. Qiuest. Hb 5 n 0166. ' Plat, in Vita Diou.
412 TBAITi DES ÉTODBS.
« raison il n*a aucun avantage sur le moindre de ses sujets, et
« qu'uniquement occupé à parer et à enrichir ses appartements,
« il dédaigne de tenir le palais de son âme décemment et royale-
« ment orné. »
ABTICLB II.
De rhistoire romaine.
Quelque prévenu que paraisse Tite-Live en faveur du peuple
dont il écrit l'histoire , on ne peut nier que le magnifique éloge
qu'il en fait dès l'entrée de son ouvrage n'ait de très-justes fonde-
ments ; et Ton doit reconnaître avec lui qu'il n'y a jamais eu de
république ni plus puissante , ni gouvernée avec plus de justice,
ni plus riche en grands exemples , et qu'il n'y en a point eu non
plus où l'avarice et le luxe soient entrés si tard , et où la pau-
vreté et la frugalité aient été en si grand honneur, et pendant un
si longtemps. Cœterum, dit Tite-Live, autmeamor negotii
susceptifallity aut nuUa unqitam respublica nec major ^ nec
sanctior, nec bonis exempUs ditiorfuit; nec in quam (am seras
.avarUia luxuriaque immigraverint, nec ubi tantus ac tam-
diupaupertati ac parclm^onix honos/uerit '.
La Providence , après avoir montré dans Nabuchodonosor,
dans Cyrus, dans Alexandre, avec quelle facilité elle renverse
les plus grands empires et en forme de nouveaux , a pris plaisir
à en établir un d'un genre tout différent , qui ne tînt rien de
cette impétuosité précipitée des premiers , et de ce tumulte où le
hasard paraît plus dominer que la sagesse ; qui s'étendît par me-
sure et par degrés ; qui fût conquérant par méthode ; qui s'af-
fermît par la sagesse des conseils et par la patience; dont la puis-
sance fût le fruit de toutes les plus grandes vertus humaines, et
qui par tous ces titres méritât de devenir le modèle de tous
les autres gouvernements. Dans cette vue , elle a jeté de loin les
fondements capables de porter ce grand édifice. Elle y a préparé
par une longue suite de grands hommes , et par un enchaîne-
ment d'événements singuliers que les païens n'ont pu s'empêcher
d'admirer, et auxquels ils ont été forcés d'avouer que la Divinité
• Tite-Liv. in Pnef. ...
V
TBAIT^ DES BTDDB8. 4f3
présidait. Tite^Live , dès le commeDcement de son Histoire , dit
que Torigine et la fondation du plus grand empire qui fut sur la
terre ne pouvait être que l'ouvrage des destins ■ , et l'effet d'une
protection particulière des dieux. Il fait déclarer par Romulus *,
dans le moment qu'il est adn\is dans le ciel , que les dieux veu-
lent que Rome devienne la capitale de l'univers , et que nulle
puissance humaine ne pourra lui résister. (1 rapporte avec soin
les prodiges qui , dès la fondation de cette ville 3, en attestaient
la future grandeur, et fait remarquer, dans plusieurs de ceux qui
la gouvernèrent d'abord comme un secret instinct et un pressen-
timent assuré de la puissance à laquelle elle était destinée. Enfin
Plutarque dit 4 en termes exprès que, pour peu d'attention que
l'on fasse sur la cx)nduite et sur les actions des Romains , on rf-
connaîtra clairement qu'ils ne seraient jamais parvenus à ce
haut point de gloire si les dieux n'en avaient pris soin dès le
commencement , et si leur origine n'avait eu quelque chose de
miraculeux et de divin. Et dans un autre endroit , qui m'a paru
bien digne d'attention , il attribue cette rapidité incroyable de
conquêtes^ qui étonna l'univers, non à des efforts humains de
prudence et de valeur, mais à une protection spéciale des dieux,
dont la faveur, comme un vent impétueux, semblait s'être hâtée
d'accroître par de prompts succès et de porter au loin la puis-
sance romaine.
C'est de l'histoire de ce peuple que j'entreprends de donner ici
quelque idée. J'en rapporterai pour cela quelques morceaux dé-
tachés, comme j*ai fait en traitant de l'histoire grecque ; et je choi-
sirai ceux qui font mieux connaître le caractère et l'esprit du peu-
ple romain , et qui présentent de plus grandes vertus et de phis
beaux modèles. J'y joindrai aussi quelques réflexions , pour ap-
I (f Debebétur, at opinor, fatis tantœ dicandam tanti imperii molem traditar
origo urbis, maximique secandam deo- deos. » (Ibid. n. 65.)
rum opes imperii principium. » (Ltv. * Plat, in VitaRom.
lib. 1, n. 4. ) & *H gOpoia Twv 7roaY(i.àT&)v xai t6
2. M Abi : nuncia Romanis, coelestes |^Otov trie elç TO^auxYiv Suva|iiv xal
ita velle ut mea Roma caput orbi» ter- aOerKJlv dûiiiî;, oO YSP^riv àvepwKWV
ramm sit. . . sciantaue. et ita Dôsteris ■••v « - '^ "^ - «
tradant, nolla. ope. humanan™!; V^ outrai; 7rpO(TXtopou<Tav l^ejiO-
romani» resiitere powe. . (Id. ibid. n. "^'«^f ®"<f & itOfATT^ xai ltveu{MtTl
J6 ) tvx^C éictxaxwo(i,évir|ç éntÔitxvutat
3 n Inter principia condendi hajus ope- ToT; op0c5^ ^oyiCoi^S^OlC* ( Pt>«T. dâ
riii ( Capitolii ) , moTisse namen ad in* Fort. Hom. )
36.
414 TEAITB DBS ÉTUDES.
prendre aux jeunes gens à tirer de leurs lectures tout le fruit
qu'on en doit attendre.
Le premier morceau de cette histoire traitera de la fondation
de Fempire romain par Romulus et Numa : le second , de l'ex-
pulsion des rois et de l'établissement de la liberté : le troisième
aura beaucoup plus d'étendue , quoiqu'il ne renferme que l'es-
pace d'environ cinquante ans , depuis le commencement de la
seconde guerre punique jusqu'à la défaite de Persée , roi de Ma-
cédoine , qui est le temps des plus grands événements de This-
toire romaine. ËnGn , le quatrième et dernier morceau aura pour
matière le changement delà république romaine en monarchie,
prévu et marqué par l'historien Polybe.
PBBMIEB HOBGBAU DB L'HISTOIBB BOMAINE.
Fondation de Fempire romain par Romtdus et Numa.
On trouve réunis dans Romulus et dans Numa tous les prin-
cipes et les fondements de la puissance de Rome , les causes de
son agrandissement et de sa durée, les maximes de sa politique ,
les règles de son gouvernement, le génie particulier de son
peuple, et l'esprit dont il a été animé dans toute sa conduite et
dans toutes ses différentes situations pendant plus de douze
siècles. C'est dans ces deux règnes que le peuple romain a puisé
les caractères propres et singuliers qu'il a portés depuis avee
tant d'éclat et de succès; et l'impression en a été si intime et
si profonde , qu'elle a duré sans altération , non-seulement du>
temps des rois et de la république, mais sohs les empereurs , et
jusqu'à la décadence de l'empire.
PBEMIEB CABACTEBE DES BOMAINS.
La valeur.
Un des caractères dominants du peuple romain a été d'être
belliqueux , entreprenant , conquérant ; de se consacrer tout
entier à la profession des arnees, et de préférer à tout la gloire
qui revient des exploits guerriers. Romulus , son fondateur, sem-
ble lui avoir inspiré ce caractère. Ce prince, endurci dès son
TBAITé DES lârUOES. 41 &
enfance par les pénibles exercices de la chasse , et accoutumé i^
combattre contre les voleurs; obligé ensuite de défendre les
franchises de Tasile qu'il avait ouvert; u*ayaut pour sujets de
son nouveau royaume qu'un assemblage de gens hardis , déter-
minés , féroces , qui n'espéraient de sûreté pour leurs person*
nés que par la force , et qui, ne possédant rien , ne pouvaient
trouver de subsistance qu'à la pointe de l'épée , ce prince , dis-je ,
s'accoutuma à avoir toujours les armes à la main , et il passa
son règne à faire successivement la guerre aux Sabins , aux Fi-
dénates , aux Véiens et à tous les peuples voisins.
Il mit fort en honneur la bravoure militaire, par les fré-
quentes victoires qu'il remporta , et par ses exploits personnels.
Et l'éclat avec lequel on le vit entrer deux fois dans Rome por-
tant un trophée à la tête de ses troupes victorieuses , au milieu
d'une foule de captifs et parmi les acclamations de tout le peu-
ple, donna lieu aux triomphes qui furent en usage dans la suite,
et qui étaient en même temps l'aiguillon le plus puissant de
l'ambition des généraux, et le dernier comble de la grandeur à
laquelle ils pouvaient aspirer. Romulus ne fut pas moins atten-
tif à animer le courage des simples soldats par les récompenses
et les différents honneurs militaires , et par l'amorce des ter-
res conquises qu'il leur partageait.
SECOND CÂBACTÈBE DES BOMÂINS.
Mesures sages pour étendre Pempire,
Un autre grand caractère des Romains consiste dans les sa-
ges mesures qu'ils ont toujours prises pour étendre et agrandir
leur empire, et dont Romulus leur a donné l'exemple. Ce
prince , persuadé qu'un État n'est puissant qu'à proportion de la
multitude des sujets qui le composent , employa deux moyens
pour augmenter le nombre des siens.
Le premier fut Fusage modéré et prudent qu'il flt de ses vic-
toires et de ses conquêtes. Au lieu de traiter les vaincus en en-
nemis, selon la coutume des autres conquérants, en les exter-
minant, en les dépouillant, en les réduisant en servitude, ou en
les forçant, par la dureté du joug qu'on leur impose , de haïr le
nouveau gouveroenieut, il les regarda tous comme ses sujets ua-
416 TBAITB DBS ÉTUD8S.
tarels , les fit habiter avec lui dans Rome , leur communiqua
tous les privilèges des anciens citoyens, adopta leurs fêtes et leuis
sacrifices, leur ouvrit indifféremment l'entrée à tous les emplois
civils et militaires ; et, en les intéressant partons ces avantages
au bien de l'État , il les y attacha par des liens si puissants et si
volontaires , qu'ils ne furent jamais tentés de les rompre.
Les Romains , portant au fond du cœur un pressentiment
secret de la grandeur à^laquelle ils étaient destinés, furent en
tout temps fidèles à suivre cette maxime d'une politique. si pro-
fonde et si salutaire. On sait que c'était ordinairement le géné-
ral même qui avait fait la conquête d'une ville ou d'une province ,
qui en devenait le protecteur, qui plaidait leur cause dans le
«énat, qui défendait leurs droits et leurs intérêts, et qui , ou-
bliant sa qualité de vainqueur, ne se souvenait que de scelle de
patron et de père, pour les traiter tous comme ses clients et ses
enfants.
Le second moyen que Romulus employa fut de ne pas dédai-
gner des bergers , des esclaves , des gens sans biens et sans nais-
sance , pour augmenter le nombre de ses sujets et de ses citoyens.
Il savait que les commencements des villes et des États <, aussi
bien que de toutes les autres choses humaines, étaient faibles
et obscurs, et que c'est ce qui avait donné lieu aux fondateurs
des villes de feindre que leurs premiers habitants étaient nés et
sortis de la terre. Il reçut donc dans son asile tous les fugiti£s
que l'amour de la liberté et les poursuites pour dettes ou pour
d'autres raisons obligeaient de chercher une retraite. Ce premier
bienfait , joint à la fête des Saturnales , que Numa introduisit
depuis, et où les maîtres admettaient leurs esclaves aux mêmes
festins, et vivaient avec eux dans une parfaite égalité, inspira
aux Romains plus de douceur et de bonté pour leurs esclaves que
n'en a eu aucun peuple policé. Chaque citoyen avait le pouvoir,
en donnant la liberté à ses esclaves, de les rendre citoyens ro-
mains comme lui , de leur en accorder le rang et tous les droits,
* c( Urbes quoque , at cœtera , ex infi- nrbes, qui obscaram atqae hamflem con-
mo nasci : deinde . qaas saa Tîrtus ac ciendo ad ae maltitiidinem , natam t
dii jayent, magnas sibi opes magnumqae terra sibi>prolem ementiebantar, asylum
uomen facere. . . Adjicifindae moltitudi' aperit. » (LtT. Ub. I, a. 8 et 9. )
niii causa, vetere consiiio condentiam
TBAITB DES ÉTUDES. 417
et de les unir à FÉtat d'une manière si étroite et si honorable,
qu'on n'a point vu d'affranchi qui n'ait préféré cette nouvelle pa-
trie à son pays natal et à sa famille.
C'est par ces deux moyens que Rome se renouvelait sans
cesse et se fortifiait. C'est par là qu'elle réparait ses pertes, qu'elle
remplaçait les anciennes familles qui s'éteignaient par les acci-
dents de la guerre ; qu'elle trouvait dans son sein des recrues
toujours prêtes à remplir les légions, et des sujets capables d'oc-
cuper tous les emplois de la paix et de la guerre ; et que , se sen-
tant surchargée par une multiplication trop féconde , elle était
en état d'envoyer au loin de nombreux essaims , et d'établir sur
ses frontières de puissantes colonies , qui servaient de remparts
contre les ennemis, et faisaient la sûreté des nouvelles conquêtes.
En s'incorporantsans cesse des étrangers, et les transformant
en citoyens et en membres , elle leur communiquait ses mœurs,
ses maximes, son esprit, la noblesse de ses sentiments, son zèle
pour le bien public ; et, en les associant à sa puissance, à ses avan-
tages et à sa gloire , elle formait un État toujours florissant, que le
dehors et le dedans contribuaient également à fortifier et à agrandir.
Les Romains évitèrent en tout temps la faute capitale que fit
Périclès s quoique d'ailleurs un des plus grands politiques qu'ait
eus la Grèce, en déclarant qu'on ne tiendrait pouir Athéniens na-
turels et véritables que ceux qui seraient nés de père et de mère
athéniens. Par ce seul décret, qui excluait plus du quart de ses
citoyens, il affaiblit extrêmement sa république. Il la mit hors d'é-
tat de faire des conquêtes , ou de les conserver; et , forcé de se
contenter d'avoir les villes conquises pour alliées ou pour tribu-
taires , au lieu de les unir à soi comme membres du corps de
l'Ëtat et comme parties de sa république , selon les principes
des Romains , il les vit bientôt secouer le nouveau joug et se
mettre en liberté.
C'est avec raison que Denys d'Halicamasse * regarde la cou-
tume introduite par Romulus d'incorporer dans l'État les villes
et les nations vaincues , comme la plus excellente maxime de
' Plat, in Vita Pericl. iiri T^Jv i^yejjwviav dcvaf 6vT(i>v oOx
*' KpotTKJTOv &icàvT(i>v itoXiTEujjui- èXaxÉOTTiv |jLoTpav •K&ç&ax'S,, (Dxouïb.
Tcov Owàpyov, ô xai •«}; ^eêaiou Hulic. Jntiq. rom, llb.U. )
'Pc<>(j.aioiç êXsuOepia; ^px^» îtal tôv
418 TBAITB DBS BTUDBS.
politique , et qui a le plus contribué à Tét'ablissemcnt et à raffer-
missement de la grandeur romaine. Il remarque que ce fut le
mépris ou l'ignorance de cette maxime qui ruina la puissance
des Grecs , qui mit Sparte hors d'état de se relever après la ba-
bataille de Leuctres , et qui , à la bataille, de Chéronée , fit perdre
pour toujours aux Thébains et aux Athéniens l'empire de la
Grèce ; au lieu qu'on a vu la république romaine survivre aux
plus sanglantes défaites , et mettre sur pied de nouvelles armées
encore plus nombreuses que celles qu'elle venait de perdre.
L'empereur Claude, dans un excellent discours qu'il fit au
sénat pour justiGer le privilège de citoyen romain qu'il avait ac-
cordé aux peuples de la Gaule, remarqua judicieusement que ce
qui avait perdu les républiques de Lacédémone et d'Athènes <
était Textréme différence qu'elles avaient mise entre les citoyens
et les peuples conquis , traitant toujours ces derniers comme
des étrangers, les tenant séparés de tout, et ne les intéressant
ainsi jamais aubien public : au lieu que le fondateur de Rome,
par une politique infiniment mieux entendue, avait incorporé
dans le nombre des citoyens les peuples qu'il avait vaincus ; et que,
dans le jour même où il les avait combattus comme ennemis, il
les avait reçus comme membres de l'État, admis à tous les privi-
]éi:;es des sujets naturels, et engagés parleur propre intérêt à
défendre la même ville qu'ils avaient attaquée.
Ce fut principalement par ce moyen , comme on l'a déjà re-
marqué , que le plus étendu de tous les empires fit un corps
dont toutes les parties étaient liées beaucoup plus par l'affection
que par la crainte. Les Romains avaient des colonies dans tous
les pays ; et les peuples de toutes les provinces étaient admis au
gouvernement de l'Etat sans qu'il y eût presque de différence en-
tre eux et les vainqueurs. Les Gaules étaient pleines de famil-
les consulaires >. I^es charges civiles et militaires étaient égale-
* « Qaid aliad exitlo Laoedœmoniis et sait Céréalier général de l'armée ro-
Atheniensibas ftait. quamquam armis tnaine ^ à ee1^x de TYéve» et de Langres).
poUerent , niai qnod victos pro alienige- Ipii i^eramqne legionibas nostris priEM-
nis arcebanti? At condîtor noster Romn- detis : ipsi hasaliasqae provinciaa regi-
las tautum sapientia raluit, at plerosqae tis. Nihil aeparatam , claasumye . . .
populos eodem die hostes dein cires ba- Proinde pacem et nrbem , qaam victi
baerit. » (Tac. Annal, lib. l.l,cap. 24.) victoresque eodem jure obtinemas, aina-
2 « Cietera in communi sita sunt (cfi- te, colite. » (Tac. IHst. lib. 4, cap. 74.)
TB4ITE DBS ETUDRS. 41^
ment remplies ou par les Romains, ou par des hommes du pays.
Saint Augustin remarque, en quelque endroit, qu'on distin-
guait peu à Carthage si elle était libre ou vaincue , tout étant
commun entre ses citoyens et ceux de Rome , et le gouverne-
ment étant égal pour l'un et pour l'autre.
Ce principe de politique à l'égard des peuples vaincus , observé
exactement à Rome dans tous les temps , çst bien digne d*at-
tention, et peut être d'un grand usage. Les voies dures et hau-
tes ne sont propres qu'à entretenir une division dangereuse ,
qui éclate à la première occasion. Le bon traitement au con-
traire fait aimer le vainqueur, attache au nouveau gouvernement,
efface les anciennes impressions ; et comme les peuples con-
quis servent ordinairement de frontière, leur fidélité devient
une barrière plus ferme et plus sûre que tous les remparts.
TROISIÈME CARACTÈBE DES ROMAINS.
Sagesse des délibérations dans le sénat.
Le troisième caractère est la sagesse du sénat, qui commença
sous Romulus à prendre une forme arrêtée et fixe. Le sénait
était le conseil public de la nation , toujours subsistant > ; com-
posé, non de membres arbitraires, mais de personnes tirées
des plus considérables familles. Les sénateurs, intéressés par
leurs fortunes et par leurs dignités au succès du gouvernement,
capables , par la maturité de l'âge et par une longue expérience ,
de gouverner sagement , tenaient le milieu et la balance entre
l'autorité souveraine du prince et la faiblesse du peuple, et four-
nissaient une foule de magistrats formés au bien et préparés
aux plus grands emplois par une excellente éducation , rem*
plis de lumières et de sentiments supérieurs à ceux du vulgaire.
On les appelait pères {patres), afin que d'un côté ce nom les
fît souvenir qu'ils étaient en place et tenaient un rang distingué
* c Majores nostri , qaum regum po- todem , prœsidem , propngnatorem eoUo*
testatem non talissent , ita magistratus cayerunt. Hajns ordinis auctoritate «ti
annaos creaverant, ut conciliam senatos magittratas , et quasi ministros gniTU-
reipublic» praeponerent sempiternam : simi coneilii esse Tolnerunt : seoataM
deligerentur antem in Id conciliam ab autemipsumproiimommordinnflisplaii-
nnirerso populo, nditusqae in illum «uni' dore confirmari» plebis libartatem et
mum ordinem omnium ciyiam iodustiias commoda tueri atqne aagere voloerimt. »
ac Yirtuti pateret. Senatum reipub. eus- (Cic. Orat. pro Sext. n. 137. )
«ISO TRAITS DES ETUDES.
pour devenir les protecteurs du peuple, dont ils devaient procu-
rer les avantages avec une vigilance , un désintéressement , un
zèle de pères^; et que d*un autre côté le peuple fût averti du res-
pect et de l'affection qu'il était obligé de leur témoigner, et de
la confiance avec laquelle il devait faire usage de leur conseil ,
de leur crédit et de leur protection.
Ce sénat fut dans tous les siècles suivants le plus ferme appui,
la principale force, la plus grande ressource de TÉtat, même sous
les empereurs. On sait la célèbre parole de Cinéas, que Pyrrhus
avait député vers les Romains. Quand il fut de retour, il dit à
son maître que le sénat de Rome lui avait paru une assemblée
de rois ' , tant il y avait reconnu de grandeur et de majesté. Ce
n^est point dans les édifices >, dit l'empereur Othon à l'occasion
d'une émeute où il craignait pour le sénat, ni dans la magnifi-
cence extérieure, que consistent la gloire et la durée de l'empire.
Tout ce qui n'est que matériel est peu de chose; il peut se dé-
truire et se rétablir, sans que l'essentiel souffre aucun change-
ment. Mais c'est attaquer le fond de l'État et le prince même ,
que de donner atteinte à l'autorité du sénat.
Taurai lieu de parler encore ailleurs du sénat, lorsque j'exa-
minerai plus en détail la forme du gouvernement établi dans la
république romaine.
QUATRIÈME CÂEACTSBB DES BOMÂINS.
Union étroite de toutes les parties de VÉtut,
Le peuple romain n'était d'abord qu'une multitude confuse,
formée par l'assemblage tumultueux et fortuit de plusieurs peu-
ples, opposés de caractères et d'intérêts, différents d'inclinations
et de professions, pleins de jalousies et d'animosités. Pour faire
cesser cette diversité, nuisible à l'affermissement solide de l'État,
Romulus commença par distribuer tous les citoyens en tribus et
en légions ; et ensuite Numa, allant encore plus loin au-devant
■ « Qa«m qal ex regibiu constare aima intercidere ae reparari promiscaa
,dixit, aaas Teram tpeciem romani sena* sant : aeternitat reram, et pax gentiam ,
tas cepit. » (Lit. lib. 9, n. 17.) et mea cam reetra salas, incolamltate
^ « Quidl Tos pplcherrimam banc or- senatas flrmatar. u ( Tac. Hiat, lib. 1 ,
bem domibos et tectis , et congestu la- cap. 84. )
pidam stare creditis? Mata ista et iua-
TfiAlTE DBS ÉTUDES. 421
du mal', rassembla tous ceux d'un même art et d'un même mé-
tier, et les réunit dans une même confrérie , en leur assignant
des jours de fêtes et des cérémonies propres, pour leur faire ou-
blier par ces nouveaux liens de religion et de plaisir la diversité
de leur ancienne origine.
Mais ce qui contribua le plus à établir une parfaite concorde
dans ce peuple naissant fut le droit de patronage établi par^
Romulus * ; parce qu'en unissant par des liens très-étroits et
très-sacrés les patriciens avec les plébéiens , les riches avec les
pauvres , il semblait ne Mre du peuple entier qu'une seule fa-
mille. On appelait les premiers patrons ou protecteurs, et les
autres clients. Les patrons étaient engagés par leur nom même
à protéger en toute occasion leurs clients , comme un père sou-
tient ses enfants; à les aider de leur conseil, de leur crédit, de
leurs soins; à conduire et poursuivre leurs procès, s'ils en avaient;
en un mot , à leur rendre toutes sortes de bons offices. Les
clients, de leur côté, rendaient toute sorte d'honneurs à leurs
patrons, les respectaient comme de seconds pères , contribuaient
de leurs biens à marier leurs filles si elles étaient pauvres, à ra*
dieter leurs enfants s'ils avaient été pris par l'ainemi , à les faire
subsister eux-mêmes s'ils tombaient dans quelque disgrâce. On
a déjà remarqué que dans les temps postérieurs ce n'était pas
seulement des particuliers, mais des villes et des provinces en-
tières , que Ton iMettait sous la protection des grands de Rome.
Cette union des citoyens, comme l'observe Denys d'Halicar-
nasse, formée ainsi dès le commencement, et cimentée avec
soin par Romulus, s'affermit de telle sorte dans la suite, que
pendant l'espace de plus de six cents ans , quoique la république
fût continuellement agitée par les divisions intestines qui exer-
cèrent si longtemps le peuple et le sénat , jamais on n'en vint
jusqu'à prendre les armes et à répandre le sang ; mais les dis-
putes, quelque échauffées et violentes qu'elles fussent, se paci-
fiaient toujours à l'amiable, sur les remontrances qui se faisaient
de part et d'autre 3, chacun cédant mutuellement de son côté, et
relâchant quelque chose de ses droits ou de ses prétentions.
• Plat, in Vita Nam». ^ Ueiôovreç xal ôiôàffxovTEç àXXiQ-
^ Dionys. HaUcarn. Ântiq. rom. lib. 2. Xouç, xaî xà (ièv eIxovXEC, xà 8è nop*
36
422 TUAITÉ DES ÉTUDES.
CINQUIÈME CABACTÈBE DES BOMAINS.
Amour de la simplicité, de la frugalité y de la pauvreté ,
du travail, de l'agriculture.
Un des premiers soins de Numa, quand on Teut choisi pour
roi, fut d'inspirer à ses nouveaux sujets J'amour du travail , de
la simplicité, de la frugalité , de la pauvreté , dont le goût et
l'estime ont duré si longtemps parmi les Romains. La manière
dont il était monté sur le trône lui donnait droit de recomman-
der fortement toutes ces vertus à ses citoyens.
Numa' était né et faisait sa résidence ordinaire à Cures,
principale ville des Sabins, d'où les Romains , unis avec cette
nation , s'appelèrent Quirites. Porté naturellement à la vertu ,
il avait encore cultivé son esprit par l'étude de toutes les sciences
dont son siècle était capable, et surtout de la philosophie. 11 en
mit les règles en pratique dans toute sa conduite. La campagne
et la solitude faisaient ses délices. Il s'y occupait à cultiver la
terre, et à étudier dans les ouvrages de la nature les merveilles
de la puissance divine.
11 jouissait d'un si doux repos, lorsque les ambassadeurs des
Romains vinrent lui annoncer que les deux partis qui divisaient
Rome s'étaient enfin réunis à le choisir pour leur roi. Cette
nouvelle le troubla, mais ne le déconcerta pas. Il leur représenta
combien il était dangereux , à un homme qui était heureux et
content dans la vie qu'il menait, de passer brusquement à un
genre de vie tout opposé. « J'ai été nourri et élevé, leur dit-il,
« dans la discipline dure et austère des Sabins; et, hors le temps
« que je donne à étudier et à connaître la Divinité, je ne
« m'occupe qu'à cultiver la terre et à nourrir des troupeaux. Si
« l'on croit voir en moi quelque chose d'estimable, ce sont
a toutes qualités qui doivent m'éloigner du trône : l'amour du
« repos, une vie retirée et appliquée à l'étude, une extrême
« aversion de la guerre, et une grande passion pour la paix.
« Me siérait-il bien , entrant dans une ville qui ne retentit que
« du bruit des armes et qui ne respire que les combats , de
éxovTwv >aft6avovT£; , icoXiTixàç Xvffeiç. ( Oiowrs. Halic. Hb. 2. )
èlcotouvTO tàç Twv è^iù.TWMXtù'^ ôia- * Plut, iu Vita Humas.
TRAITÉ DES ÉTUDES. 423
« vouloir enseigner et inspirer le respect des dieux, Tamour
a de la justice, la haine des violences et de la guerre, à un peuple
<t qui semble désirer beaucoup plus un capitaine qu'un roi ? »
Le refus de Numa ne servit qu*à redoubler les instances
des Romains. Us le prièrent et le conjurèrent de ne pas les
rejeter dans une nouvelle sédition, qui aboutirait à une guerre
civile , puisqd'il n'y avait que lui seul qui fût au gré des deux
partis.
Quand ces ambassadeurs se furent retirés, son père et Martius
son parent n'oublièrent rien pour le porter à accepter le sceptre.
« Si vous n'êtes sensible, lui disaient-ils > ni au plaisir d'amasser
« de grands biens parce que vous vous contentez de peu , ni à
u Fambition de commander parce que vous jouissez d'une gloire
« plus grande et plus réelle, qui est celle de la vertu, considérez
« que bien régner c'est rendre à Dieu l'hommage et le culte qui lui
« est le plus agréable. C'est Dieu qui vous appelle , ne voulant
<i pas laisser inutile et oisifle grand fonds de justice qu'il a mis
Cl en vous. Me vous dérobez donc point à la royauté, puisque
« c'est à un homme sage le plus vaste champ du monde pour
« faire de belles et de grandes actions. C'est là qu'on peut servir
« magnifiquement les dieux, et adoucir insensiblement l'esprit des
« hommes et les plier sous le joug de la religion , car les sujets
« se conforment toujours aux mœurs de leurs princes. Les Ro-
« mains ont aimé Tatius , quoiqu'il fût étranger ; et ils ont con-
« sacré par des honneurs divins la mémoire de Romulus , qu'ils
« adorent. Que sait-on si ce peuple victorieux n'est pas las de
u guerres, et si, plein de triomphes et de dépouilles, il ne désire
« pas un chef plein de douceur et de justice, qui le gouverne eo
*i paix sous de bonnes lois et sous une bonne police ? Mais quand
« il continuerait d'aimer la guerre avec la même fureur, ne vaut-il
« pas mieux tourner ailleurs cette fougue en prenant en main
« ses rênes , et unir par des nœuds d'amitié et de bienveillanoe
<• votre patrie et toute la nation des Sabins avec une ville si
» puissante et si florissante ? »
Numa ne put résister à de si fortes et de si sages remontran-
ces , et il se mit en marche. Le sénat et le peuple, pressés d'un
merveilleux désir de le voiriso^rtirent de Rome, et allèrent au-
424 TRAITÉ DCS ÉTUDES.
devant de lui. L'idée qu'ils avaient conçue depuis longtemps de
88 probité s'était i)eaucoup accrue par ce que les ambassadeurs
leur avaient rapporté de sa modération * . lis comprenaient qu'il
fallait qu'il y eût un grand fonds de sagesse dans un homme ca-
pable de refuser la royauté , ^t qui regardait avec indifférence
et même avec mépris ce que le reste des hommes considère
comme le comble de la grandeur et de la félicité fiumaine.
ISuma conserva sur le trône les vertus qu'il y avait portées. Au-
tant que les bienséances de son rang le pouvaient permettre , il
vécut avec la simplicité et la modestie qu'il avait choisies dès le
temps de sa vie privée. On voit en lui un modèle parfait de la
royauté. Il tempère la majesté du prince par la modération du
philosophe, ou plutôt il la relève par un nouvel éclat , et la rend
plus aimable et plus assurée. Content de s'attirer le respect par
ses qualités vraiment royales , il bannit le vain appareil de sa
grandeur, qui n'impose qu'aux sens , et doàt sa vertu n'avait pas
besoin. Il est sans faste , sans luxe , sans gardes. Dès le premier
jour de son règne il casse la cohorte queRomulus tenait toujours
auprès de sa personne, en déclarant qu'il ne voulait ni se délier
de ceux qui se Gaieut > à lui, ni commander à des hommes qui
se déQeraient de lui.
11 partage entre les pauvres citoyens les terres conquises, aOn
de les éloigner de l'injustice par les fruits légitimes de leur tra-
vail , et afin de les porter à l'amour de la paix par les soins de
l'agriculture , qui en a besoin. Il arrête et il charme leur ardeur
trop bouillante pour la guerre , par les douceurs d'une vie tran-
quille et utilement occupée. Pour les attacher à la culture des
terres d'une manière plus intéressante et plus fixe , il les distri-
bue par bourgades , leur donne des inspecteurs et des surveil-
lants, visite souvent lui-même les travaux de la campagne,
juge des maîtres par l'ouvrage, élève aux emplois ceux qu'il re-
eonnatt laborieux , appliqués, industrieux , réprimande les né-
gligents et les paresseux. Et par ces différents moyens, soutenus
de son exemple et appuyés par la persuasion, il met l'agriculture
si fort en honneur, que , dans les siècles suivants , les généraux
» IMonys. Halicarn. lib. 2. ^ ouTe ^flcot^eueiv àTCioirovvTWV ^Çîou.
' Oûre Yàp &TCt(rre7v iciffievouoiv, ( Plot. )
TBÂITB DES ETUDES. 425
d'armées et les premiers magistrats, bien loin de regarder
comme au-dessous d'eux les occupations rustiques, faisaient
gloire < de cultiver leurs champs de ces mêmes mains victorieu-
ses et triomphantes qui avaient dompté Tennemi ; et le peuple
romain ne rougissait pas de donner le commandement de ses
années et de confier le salut de TÉtat à ces illustres laboureurs
qu'il allait prendre à la charrue, et leur faisait quitter le soin de
leurs terres pour prendre celui de l'empire.
Scipion l'Africain s après avoir vaincu Annibal, bêchait lui-
même la terre, selon TusaTge des anciens, plantait et greffait
ses arbres , et s'occupait des travaux rustiques. Personne n'i-
gnore combien Caton l'ancien , surnommé le Censeur ^^ s'était
appliqué à l'agriculture, dont il nous a même laissé des précep-
tes. Cicéron^, dans son beau plaidoyer pour Roscius d' Amène,
entre dans une juste indignation contre l'accusateur de sa par-
tie , qui , ayant dégénéré de Tancien goût, décriait le séjour de
Roscius à la campagne, et voulait qu'on le prît comme une
preuve de la haine de son père contre lui*, et qui, par le même
principe, aurait dû regarder comme un homme dégradé et dés-
honoré un Attilius , que les députés du peuple romain trouvèrent
dans son champ occupé actuellement à semer ses terres, a Nos
« ancêtres , dit-il, pensaient bien autrement. £t c'est par une
* « Plaribns monnmentis scriptoram bas rusticis fessam : exercebat enim
admoneor, apad antiqaot nostros fuisse opère se, terramqae (ut mosfait priscis)
glorisp caram rusticationis : ex qua QaiU' ipse subigebat. » (Sbw. Ep. 86.)
tiusCiacinaatBSjObsessi consniis et exer- ** n Mae tu, Eruci, accusator esses ri-
citas liberator , ab aratro vocatos ad die- diculas , si illis temporibas natus esses ,
taturam yenerit ; ac rarsus , fasctbos quant ab aratro arcessebantor qui coa*
depositis , quos festinaotius Victor reddi» suies fièrent. Etenim qui praeesse agro
derat quam sumpserat imperator , ad colendo flagitium putes , profecto illam
eosdem juvencos et quatuor jogerum Attilium, qaem sua mana spargentera
avitum hierediolum redierit. Itemque C. semen, qui missi eraut, convenerunt ,
Fabricius et Carias Dentatus , aller hominem turpissimam atqae inbonestis-
Pyrrhofioibas Italiae polsOfdomitis alter simum judicares. Ât hercule majores
Sabinis, accepta quae Tiritim divideban- nostri longe aliter et de illo et de ceeteris
tar captivi agri septem jugera non minus talibus viris existimabant. Itaque ex mi-
industrie coluerit, quam fortiter armis nima tenuissimaqae republica maximam
quaesierat. Et ne singulos intempestive et florentissimam nobis reliquerunt. Suos
nunc- persequar , quam tôt alios romani enim agros studiose colebant, non alie-
generis intuear memorabiles daces hoc nos capide appetebant ; quibus rébus et
semper duplici studio floruisse, vel de^ agris, et urbibas, et nationibas rempu-
feudcndi vel colendi patries qaeesitosque blicam , atque hoc imperium , et populi
fines. » (CoLiiM. de Re rust. lib. 1.) romani nomen auxeront. m (Orai. pro S.
^ a In hoc angolo ille Carthaginis Rose. Amer, n. 50.)
^orror , Scipio , ablaebat cocriia iabori-
33.
4"}^ TBATTÉ DES ÉTUDES.
« telle conduite que de faible et de médiocre qu'était notre ré-
« publique ils l'ont rendue puissante et si florissante. Ils cul-
« tivaient leurs propres terres avec soin, et ne désiraient point
« celles d'autrui par le sentiment d'une basse et insatiable ava-
« rice; et par là ils ont enrichi la république et grossi Tempire
« romain de tant de terres, de villes et de nations. »
Mais cet amour du travail et de la vie champêtre n'a pas seu-
lement contribué aux conquêtes et à l'agrandissement de l'em-
pire romain ; il a servi aussi à y conserver pendant tant de siècles
cette noblesse de sentiments, cette générosité, ce désintéresse-
ment, qui ont encore plus illustré le nom romain que toutes
les plus fameuses victoires. Car, il faut l'avouer, cette vie inno-
cente de la campagne > a une liaison bien étroite avec la sagesse ,
dont elle est comme la sœur; et l'on peut avec raison la regar-
der comme une excellente école de simplicité >, de frugalité , de
justice, et de toutes les vertus morales.
Numa , élevé dans cette école , inspira le même goût et les
mêmes sentiments , non-seulement à ses propres sujets , mais
aux villes voisines , comme l'observe Plutarque dans la magni-
fique description qu'il nous a laissée de sou règne. Car le peuple
romain n'était pas le seul qui fût adouci et calmé par la justice
et Thumeur paclGque de ce bon roi, mais aussi les villes des
environs, dans lesquelles, comme si un doux zéphyr eût soufflé
du côté de Rome, on aperçut un admirable changement de
mœurs, et l'on vit succéder à la fureur de la guerre un ardent
désir de vivre en paix , de cultiver la terre , d'élever tranquille-
ment ses enfants, et de servir les dieux en repos. Dans tout le
pays ce n'étaient que fêtes, que jeux , sacrifices, festins , et ré-
jouissances de gens qui se visitaient et qui allaient les uns chez
les autres, sans aucune crainte , comme si la sagesse de Numa
eût été une riche source d'où la vertu et la justice eussent coulé
dans l'esprit de tous les peuples , et répandu dans leur cœur
la même tranquillité qui régnait dans le sien.
En effet, pendant le règne de Numa on ne vit ni guerre ni
esprit de révolte ; et l'ambition de régner ne porta personne à
* <c Res nistica, sine dabitatione, > « Vita rustica parcimoniae, dili-
proxima et quasi consanguinea sapieutiae gentin , jastitiae magistra est. m ( Orai.
est. » (CoLUM. de Re Kust lib I.) ptv Rose. Amer. n. 75.)
TRAITS DES ETUDES. 427
conspirer contre lui. Mais , soit que le respect pour son émioente
vertu, ou la crainte de la Divinité, qui le protégeait si visible-
ment , eût désarmé le crime ; soit que le ciel , par une faveur
singulière, prît plaisir à préserver cet heureux règne de tout at-
tentat qui pût en souiller la gloire ou en troubler la joie, il a
servi de preuve et d'exemple à cette grande vérité que Platon osa
prononcer I, longtemps depuis 9 lorsqu*en parlant du gouverne-
ment il dit : Les villes et les hommes ne seront délivrés de leurs
maux que lorsque, par une protection particulière des dieux ^
la souveraine puissance et la philosophie^ se trouvant réunies
dans un même homme, rendront la vertu victorieuse du vice*.
Car le sage D*est pas seulement heureux, mais il rend encore heu-
reux tous ceux qui écoutent les paroles qui sortent de sa bouche.
11 n'a presque jamais besoin d'en venir à la force et aux menaces
pour réduire ses sujets, qui, voyant éclater la vertu dans un mo-
dèle aussi illustre et aussi exposé aux yeux qu'est la vie de leur
prince, se portent naturellement à Timiter, et à mener comme lui
une vie irrépréhensible et heureuse ; ce qui est le fruit le plus doux
d'un sage gouvernement, comme d'un autre côté la plus solide
gloire d'un prince est de pouvoir inspirer à ses sujets une si noble
inclination et de les conduire à une vie si parfaite, ce que per-
sonne n'a su si bien faire que ISuma.
J'ai cru devoir exposer avec quelque étendue les raisons de
Numa pour refuser la couronne , les motifs qui le déterminèrent
à l'accepter, les excellentes règles qu'il suivit dans son gouver-
nement, et la belle description que fait Plutarque des merveil-
leux effets que produisit son règne, fondé sur la justice et sur
l'amour de la paix. Ce caractère est grand, et presque unique
dans l'histoire; et il me semble que le devoir d*un maître est de
bien faire sentir à ses disciples des endroits si pleins de beaux
sentiments, et si propres à former en même temps et l'esprit et
le cœur.
1 « Atqne ille qaidem princeps ingenii sent. Hanc conjanctionem videlicet po
et doctrinse. Plato , tum denique fore te^itatis et sapientiae salati censuit ciTÎta-
hcatas respablicas putavit , si aut docti tibus esse posse. u ( Cic. ad Quint, frat.
et sapientes homines eas regere ccepis- lib. I, Epist. I.)
6cnt ; aut , qui regerent , omne suum stu- ' Lib. 5 , de Rep.
diuin in doctrina ac sapientia collocas-
438 TRATTB DES ÏÏTUDES.
SIXIÈME CABACTÈBE DES BOMAINS.
Sagesse des lois.
Numa comprit , dès le coinmeacement de son règne , que la
justice , qui est la base des empires et de toute société, était en-
core plus nécessaire à un peuple élevé dans l'exercice des armes,
accoutumé à subsister par la violence, et à vivre sans discipline
et sans police. Pour adoucir la férocité de ces esprits , et pour
réduire à Tuniformité tant de caractères différents, il établit des
lois sages , et les rendit aimables par sa modération et sa dou-
ceur, par rexemple des plus grandes vertus, par un amour in-
variable pour réquité envers les étrangers aussi bien qu'à l'é-
gard des citoyens. Par cette conduite , il inspira à ses sujets un
si grand respect pour la justice , qu'il changea toute la face de
la ville. Et le zèle pour observer des lois si utiles et si saintes ,
et pour en perpétuer Fesprit, fut si grand, que l'on vit toujours
à Rome, jusque sous les derniers empereurs, une tradition
suivie de jurisprudence, une espèce d'école de sages législateurs
et de célèbres jurisconsultes , qui , formant leurs décisions sur
les plus pures lumières de la raison et sur les plus sûres maxi-
mes de l'équilé naturelle, composèrent ce corps de droit et de
jurisprudence qui est devenu l'admiration de tout l'univers, et
que toutes les nations policées ont adopté^ ou du moins imité,
en y puisant les lois les plus salutaires.
SEPTIÈME CABACTÈBE DES BOMAINS.
La religion.
Le septième caractère est un grand respect pour la religion,
une exacte fidélité à tout commencer par elle et à y rapporter
tout. Romulus avait déjà montré beaucoup d'attachement pour
la religion, comme Plutarque l'observe ; mais Numa le porta
beaucoup plus loin, et s'appliqua à lui donner plus de lustre
et plus de majesté. Il en prescrivit les règles particulières; il en
marqua en détail les exercices et les rites, et les accompagna de
tout ce que les cérémonies pouvaient avoir de plus auguste et
les fêtes de plus agréable et de plus attirant. Par ces spectacles
nouveaux de religion , et par ce commerce fréquent avec les
TBAITÉ DES ÉTUDES. 429
clioses saintes , qui semblaient rendre la Divinité présente par-
tout, il rendit les esprits plus dociles, plus traitables , plus hu-
mains , et tourna insensiblement le penchant qu^ils avaient à
la violence et à la guerre vers Tamour de la justice et vers le
désir de la paix, qui en est le fruit. Cette habitude de faire en-
trer la religion dans toutes les actions remplit le peuple d'une,
vénération pour la Divinité si profonde et si durable, que dès
lors , et dans tous les siècles suivants, on ne créait point de ma-
gistrats, on ne déclarait point la guerre, on ne donnait point de
bataille, on n'entreprenait rien en public, et l'on ne faisait rien
en particulier, ni mariage, ni funérailles, ni voyages, sans l'avoir
consacré par la religion. Le soin qu'il eut de bâtir un temple à
la Foi , et de la faire regarder comme la dépositaire sacrée des
paroles données et des promesses , et comme la vengeresse in •
exorable de leurs violements, rendit le peuple si fidèle à ses
engagements , que jamais dans aucune nation la sainteté du
serment ne fut plus inviolable.
Polybe et Tite-Live rendent sur cela un ^orieux témoignage
aux Romains. Le premier > dit que quand ils avaient une
fois prêté serment, ils gardaient inviolablement leur parole,
sans qu'il fût besoin ni de cautions, ni de "témoins, ni de
promesses par écrit; au lieu que toutes ces précautions étaient
inutiles chez les Grecs. Le second ' remarque que « les diffé-
« rents et continuels exercices de religion établis ^r Numa ,
« qui faisaient intervenir la Divinité à toutes les actions humai-
« lies, avaient rempli d'une si grande, religion tous les esprits ,
« qu'une parole donnée et un serment n'avaient pas moins de
tt poids et d'autorité à Rome que la crainte des lois et des.
« châtiments. Et non -seulement les Romains prirent le carac-
« tère et les mœurs pacifiques de Numa, se formant sur leur roi
« At' aÙT^ç T^ç xarà tôv 6pxov mînes ad regl», velat onici exemplî,
merrew; xripoOffi TÔ xaSTJxov. (PoLTB. more» formareat, tum fiuitimi etiam
lib. 6. ) popali , qai ante , castra , non urbem
à « Deorum awidua insidens cura , positam in medio , ad «oHidtandam om-
qinim intéresse rebu» humaais cœleste '»»a™ P«cem crcdiderant, in eam vcr«-
numen videretur, ea pietate omnium cundiam addacti sunt. «t civitatem to-
pectora irabuerat , ut fides ac juijuran- **"> >« en**"™ versam deorum violari du-
dam proxime legum ao pœnaram metnm ^^^ »««• » (»'»▼• !»»>••, «^^ 21.)
civitatem regermt. Et qvum ipsi se ho*
430 TRAITÉ DES ETUDES.
« comme sur un modèle parfait, mais les nations voisines, qui
K auparavant avaient regardé Rome moins comme une ville que
« comme un camp destiné à troubler la paix de tous les peuples,
« conçurent une si profonde vénération pour le prince et pour
« ses sujets, qu'ils auraient cru que c'eût été commettre un
• crime et une .espèce de sacrilège que d'attaquer une ville tout
« occupée du culte et du service des dieux. »
£n commençant à parler de Fhistoire romaine , il m'a paru né-
cessaire de donner d'abord une idée de ce fameux peuple, dont
les principaux caractères , qui l'ont rendu si célèbre et Tont si
fort élevé au-dessus de tous les autres peuples , se trouvent heu-
reusement réunis dans Ronnilus et Pïuma , ses deux fondateiirs.
On voit par là de quelle conséquence sont, non-seulement pour
les particuliers, mais même pour des nations entières, les pre-
mières impressions qu'on leur donne ; et il est visible que ce
furent ces grandes et solides vertus , établies dans Rome dès sa
naissance , et toujours cultivées de plus en plus et infiniment
accrues dans la suite des siècles , qui la rendirent victorieuse et
maîtresse de l'uni vers : car, selon la judicieuse remarque de Denys
d'Halicamasse >, c'est une loi immuable et fondée dans )a na-
ture même, qtib ceux qui sont supérieurs en mérite le devien-
nent aussi en pouvoir et en autorité , et que les peuples qui ont
plus de vertu et de courage l'emportent tôt ou tard sur c^ux qui
en ont moins.
SECOND MORCEAU DE l'HISTOIBE BOMAINE.
Fxpvlsion des rois et établissement de ta liberté.
L'époque de l'expulsion des rois et de l'établissement de la
liberté à Rome est trop considérable pour ne s'y pas arrêter. Cet
événement mémorable est la base de la plus fameuse république
qui ait jamais été ; c'est la source de ses beaux jours, et de tout ce
qu'on a admiré en elle de plus grand et de plus merveilleux. De
là le peuple romain contracta encore deux caractères singuliers,
l'un de haine irréconciliable contre la royauté et contre tout ce
' «t>û<Te(o; yàp 89] v6(jlo; (ÎTcafft xoi- j^eiv cusX tûv Tfjxxôvtov toù; xûêittovoç.
vÔÇy ÛV OÙ^eiç àvocXuaei XP^^^^ > ^P' (Dioms. Ualic. Antiq. rom. lib. I.)
TBAITE DBS ETUDES. 431
qui en présentait la moindre apparence, Tautre d'un violent
amour de sa liberté, dont ii fut jaloux dans tous les temps pres-
que jusqu'à Texcès. La modération réciproque que le sénat et le
peuple gardèrent dans leurs disputes fait encore un troisième
caractère bien digne d'être remarqué.
PBEMIEH C4BAGTEBE.
Haine de la royauté.
Plusieurs circonstances et divers motifs concoururent à faire
naître cette haine implacable de la royauté et à la fortîGer.
1" Le mécontentement et Taversion que le peuple romain cou-
vait depuis longtemps contre les violences et le gouvernement
tyrannique des Tarqtiins éclatèrent enfin à l'occasion de Tou-
trage fait à Lucrèce, et de la manière funeste dont elle punit sur
elle-même le crime du pnuce, en se donnant la mort de sa pro-
pre main.
2** Ces dispositions augmentèrent infiniment par la fermeté
inouïe avec laquelle le consul Brutus fit en sa présence trancher
la tête à ses enfants , pour être entrés dans un complot qui ten-
dait au rétablissement des rois. Le sang de deux fils répandu par
un père, avec le saisissement et l'effroi de tous les assistants,
fit sentir plus vivement quel étrange malheur c'était que le joug
des Tarquins, puisqu'il en fallait acheter l'affranchissement à
un si grand prix. Cette exécution sanglante, et la fin tragique
de Lucrèce , qui faisaient également horreur à la nature, gravè-
rent si avant dans tous les esprits l'aversion de la royauté, que
même dans les siècles suivants ils n'en purent souffrir jusqu'à
l'ombre; et ils crurent, à l'exemple de leurs ancêtres, devoir
sacrifier ce qu'ils avaient de plus cher, et tenter ce qu'il y a de
plus extrême pour écarter un mal qu'ils étaient accoutumés ,
dès la jeunesse , à regarder comme le plus grand et le plus insup-
portable de tous les maux.
Z° En livrant au pillage les biens du roi , en abattant son pa-
lais et sa maison de campagne, en consacrant au dieu Mars
ses champs près de Rome afin d'en rendre la restitution impos-
sible , en jetant dans le Tibre la moisson de ses terres , ils ache-
432 TBAITÉ DBS ÉTUDES.
Térent de rendre la rupture irréconciliable ; et tout le peuple ,
qui avait pris part à Tinsulte et au pillage, comprit qu'il ne pou-
vait trouver Timpunité que dans une résistance inflexible.
4** L'acharnement opiniâtre des Tarquins à fatiguer les Ro-
mains par une longue et rude guerre , et à soulever contre eux
tous leurs voisins , les mit dans la nécessité de se défendre sans
ménagement. Les attaques réitérées , les fréquentes batailles ,
la mort d'un de leurs consuls tué dans le combat avec les plus
considérables des citoyens , entretinrent et échauffèrent leur
animosité, et firent passer en habitnde la crainte et la haine de
la royauté. On peut juger de l'horreur qu'ils en avaient conçue
dès le commencement, par la réponse qu'ils firent aux ambas-
sadeurs du roi Porsena , qui sollicitait fortement le rétablisse-
ment des Tarquins. Ils déclarèrent < qu'ils étaient disposés à
ouvrir phitôt leurs portes aux ennemi^ qu'aux rois, et qu'ils
aimeraient mieux perdre leur ville que leur liberté.
5° La loi qui donnait pouvoir de prévenir quiconque tent^erait
de se rendre mattre de la république, et de le tuer avant qu'il
fût juridiquement condamné, pourvu qu'après le meurtre on
apportât des preuves de l'attentat, semblait armer indifférem-
ment la main de tous les citoyens contre l'ennemi commun,
établir tous les particuliers comme également dépositaires de
la liberté publique , et les rendre responsables de sa conser-
vation.
6*" La valeur héroïque d^Horatius Cociès , avec les récompen-
ses et les honneurs extraordinaires qu^il reçut pour avoir arrêté
seul sur le pont l'armée auxiliaire des Tarquins ; l'audace intré-
pide de Scévola , qui punit sa main pour avoir manqué son coup ;
le courage de Glélie et de ses compagnes ; les triomphes décernés
à Publicola et à iMarcus son frère à cause des victoires rempor-
tées sur les rois; l'éloge funèbre et les honneurs solennels ren-
dus à Brutus comme père de la liberté, et ceux qu'on rendit en-
suite à Publicola en reconnaissance de son amour constant pour
la république : tous ces objets enflammèrent de plus en plus
X « Ita indaxÎMe in animam , bostibai bertati erit ia iUa itrbe fini* , idem arbi
potiua quam regibns portas patefacere ; ait. » (Liv. lib. 2, n. 16.)
eam esse voluntatem omniom , ut qui li-
TBAITÉ DES ETUDES. 4SS
le zèle pour la liberté et la haine de la tyrannie, et , en attirant
Tadmiration de tous les esprits vers ces grands modèles , leur
inspirèrent Un ardent désir de les imiter.
70 Le serment solennel que fit le peuple sur les autels, en son
nom et au nom de toute la postérité , que jamais , sous quelque
prétexte que ce pilt être , il ne souffrirait qu'on rétablît à Rome
la royauté' , fut toujours dans la suite des siècles aussi présent
à ce peuple que s'il eût tout récemment secoué le joug d'une
servitude également dure et honteuse.
Cette aversion , cimentée par tant de sang et fortiûée par de si
puissants motifs , a passé d'âge en âge non-seulement pendant
que la république a subsisté, mais sous les empereurs mêmes,
et n'a pu s'éteindre qu'avec l'empire. L'entreprise de Manlius »,
qui aspirait à la royauté , effaça le souvenir de toutes ses gran^
des actions, et le fit précipiter impitoyablement du haut de ce
roc même qu'il avait sauvé d'entre les mains des ennemis. Rien
ne hâta plus la mort de César que le soupçon qu'il avait donné
qu'il pensait à se faire déclarer roi. Ses successeurs , outre la
puissance tribunitienne , accumulèrent les titres de César, d' Au-
guste , de grand pontife , de proconsul , d'empereur, *de père de la
patrie; mais ni leur ambition, ni la flatterie des peuples^ n'osa
aller plus loin, ni trancher le mot. Et quoiqu'ils fussent , autant
qu'aucun roi de la terre , en possession d'une puissance absolue ;
quoique quelques-uns même, comme Caligula, Néron, Domitien ,
Commode , Caracalla , Héliogabale, poussassent l'abus de la
souveraineté jusqu'à la plus cruelle tyrannie , aucun ne s'est ha-
sardé à prendre le diadème , parce qu'il était regardé comme la
marque d'un titre dont huit ou dix siècle^ n'avaient pu effacer
ce qu'il avait d'odieux ; et , ce qui est étrange et parait presque
incroyable, pendant que leur religion impie leur permettait de
se donner pour des dieux , une politique plus réservée leur dé-
fendait de se donner pour des rois.
' n Omniam primum aTÎdam norae dejecerant : locnsqae idem ia ano ho-
libertatis populam , ne postmodam flecti mine et eximiae glorise monimentum et
precibas aut donis regiîs posset, jure- pœuae nltimae fait... Ut sciant homines
iurando adegit (Brutas) , neminem Roma» qnae et quanta décora fœda cnpiditas re*
passuros regnare. » (Id. ibid. n. I.) gni, non ingratasolam , sed invisa etiam
• M Damnatum tribuni de saxoTarpeio reddiderit. m (Id. lib. 6, n. 20.)
TR. DES KTUD. T. II. 37
434 TBAITÉ DES ÉTUDES.
SECOND GA.KACTÈBE.
Amour excessif de la liberté, et application à en étendre les
droits.
On sait que le corps entier de la république romaine était
composé de deux ordres , qui avaient chacun leurs magistrats
particuliers aussi bien que leurs intérêts différents, et qui furent
toujours opposés entre eux. L'un s'appelait le sénat , et il était
comme le chef et le conseil de PÉtat ; l'autre était le simple
peuple, nommé en X^Xinplebs ou plèbes, qui était distingué de
la noblesse et des familles patriciennes. Ces deux ordres réunis
ensemble formaient ce qu'on appelle proprement le peuple ro-
main , populus romanus, dont les assemblées générales se te-
naient ou par centuries , et étaient nommées centuriata comi'
tia, et le sénat y était plus puissant; ou par tribus, tribulu
comitia, et le peuple y dominait davantage.
Ce peuple, à qui les victoires fréquentes et les conquêtes sur
ses voisins avaient déjà fort élevé le cœur, prit encore des sen-
timents plus hauts et conçut plus d'amour pour la liberté, par la
part qu'on lui donna à l'autorité et aux affaires publiques , et
par les complaisances que le sénat fut obligé d'avoir pour lui
dans les premiers temps qui suivirent la révolution.
Rien ne fut plus capable de flatter ce peuple que la prompti-
tude avec laquelle le consul Pnblieola fit raser dans une nuit sa
maison, sur quelques murmures qu'on faisait contre sa situa-
tion élevée, et contre la grandeur de l'édifice, que l'on traitait
de citadelle.
Le même Publicola , pour ôtér au gouvernement consulaire
ce qu'il montrait de terrible , et pour le rendre plus populaire
et plus doux , fit ôter dans la ville les haches des faisceaux qu'on
portait devant les consuls ; et, en se présentant à l'assemblée du
peuple, il fit baisser les faisceaux ', comme s'il les lui soumet-
tait et lui faisait hommage de son autorité.
Il augmenta encore extrêmement le pouvoir du peuple et ses
I c( Gratam id raallitudini spectaculom coiualis majestatem yimque majorem
fuit, summissasibi esse imperiiiosignia, esse, m (Lit. lib. 2, n. 7.)
confessionemque factam populi quam
TRAITÉ DES £T(JU£$. 435
immuDités par la loi qui permettait d'appeler au peuple du ju-
gement des consuls et du sénat ; par celle qui condamnait à mort
ceux qui prendraient quelque charge sans la recevoir du peuple ;
par la loi qui affranchissait des impôts les pauvres citoyens; par
celle qui exemptait de punition corporelle ceux qui désobéi-
raient aux consuls , et qui réduisait toute la peine de leur dé-
sobéissance à une amende pécuniaire.
Il crut aussi, pour affermir davantage Tautorité du peuple,
devoir se décharger de la garde et de la dispensation des deniers
publics, et en interdire le maniement à ses proches et à ses
amis. Il les mit donc en dépôt dans le temple de Saturne ; et ,
en permettant au peuple de choisir lui-même deux gardes du tré-
sor, il lui donna beaucoup de part à l'administration des ûnances,
qui sont la force d'un État, le nerf de la guerre, et la matière
des récompenses.
Le peuple , ayant pris goût pour le gouvernement et pour l'au-
torité , fut toujours attentif dans la suite à porter plus loin les
anciennes bornes ; et l'on ne pouvait le flatter plus agréablement
qu'en lui donnant des ouvertures et des prétextes pour étendre
ses prérogatives et ses droits.
La plus forte barrière qu'il opposa aux entreprises du sénat
et des consuls, et le plus ferme appui de son crédit et de sa li-
berté, fut l'établissement des tribuns du peuple ', qui fut une
des conditions de sa réunion avec le sénat, et de son retour dans
la ville lors de sa retraite sur le mont Sacré. La personne de ses
tribuns , qui étaient proprement les hommes du peuple , fut
déclarée inviolable et sacrée. On en créa d'abord deux , et ils
furent multipliés.dans la suite jusqu'au nombre de dix. L'entrée
dans cette charge fut absolument interdite aux patriciens ; et ,
pour les mettre hors d'état d'influer par leur crédit dans l'élec-
tion des tribuns , il fut ordonné que tous les magistrats plébéiens
seraient nommés dans les assemblées qui se faisaient par tri-
bus % où les sénateurs avaient moins d'autorité. La violence et
' « Agi deinde de concordia eœptam , * c Volero', tribanas plebb, rogatio*
roncetsamqae iu conditiones. at plebi nem tulit ad populam , at plébeii ma>
«ai magistratus essent sacrosancti, qui- gUtrato* tribatis comitlis fièrent. Uaud
bas auxilii Latlo advertn* consoles esset, parra rea , sab titalo prima specie mi'
neve cui patmm capere eam magistra- nime atroci , ferebatar ; sed quas patrieiis
tum Uceret. » (Lit. Ub. 2, n. 23.) omnem potcstatem per dientiam saffk'a*
436 TfiAlTÉ DES ÉTUDES.
r injustice des décemvirs , qui fut Toccasion de la seconde retraite
du peuple sur le mont Aventin, donna lieu aussi à fortifier de
nouveau la puissance des tribuns. Il fut arrêté que les lois por-
tées par le peuple dans les assemblées par tribus obligeraient le
peuple romain entier, et par conséquent le sénat comme le reste,
ce qui arma les tribuns d'une grande autorité ' : qu'on ne crée-
rait aucune magistrature dont il ne fût permis d'appeler; et Fou
donnait pouvoir à tout particulier de tuer impunément quicon-
que contreviendrait à cette ordonnance : que la personne des
tribuns serait de nouveau déclarée plus que jamais sacrée et in-
violable. Leur pouvoir en effet allait fort loin, et s'étendait jus-
que sur les consuls même, qu'ils prétendaient avoir droit de
faire mettre en prison, comme ils le déclarèrent publique-
ment dans une occasion où le sénat eut recours à leur auto-
rité pour réduire à leur devoir des consuls qui refusaient de lui
obéir.
Après que le peuple eut ainsi affermi son autorité, il ne cessa
de former de nouvelles entreprises que les tribuns , par com-
plaisance ou par zèle , ne manquaient pas de seconder avec cha-
leur. Il n'y a point d'efforts qu'il ne fît ponr s'ouvrir le chemin à
toutes les dignités , et surtout au consulat , qui était la première
charge de l'État, dans laquelle résidait presque toute l'auto-
rité publique , et qui était réservée aux seuls patriciens. Après
de longues et de vives contestations , il y parvint enfin ; et une lé-
gère aventure en fit naître l'occasion. Qu'il me soit permis d'en
insérer ici le récit, l'un des plus beaux et des plus naturels qui
se trouvent dans Tite-Live.
Fabius Ambustus^ avait marié sa fille aînée à Serv. Sul-
gia creandl quos Tellent tribunes au- militom , domo sarores Fabias , quam in»
ferret. ■ (Lit. ibid. n. 26.) ter se , ut fit, sennonibas tempas tere»
' « Qua lege tribanitiis rogationibus rent , lictor SalpicH , quam is de foro se
telam acerrimum datum est. u (Id. lib. domum reciperet, forem, at mos est,
3, n. 55.) Tirga percateret. Quam ad id, moris
"^ a Pro coUegio pronunciant , placere ejas insaeta , expavisset minor Fabia ,
consoles seuatui dicto audientes esse : si riaui sorori fuit , miranti ignorare id so-
adversas conseosum amplissimi ordinis rorem. Cœternm , is risus stimulus par-
ultra tendant , in vincula se duci eos jus- yia mobili rébus animo mnliebri sabdi-
snros. M (Id. lib. 4 , n. 26.) dit : £requentia quoque proseqnentinm
3 « M. Fabii Ambusti , potentis viri , rogantiumque numquid veUet , credo
filise dus nuptae, Strr. Sulpicio major, fortunatum matrimonium ei sororis vi-
minor C. Licinio Stoloni crat. . . Forte sum ; suique ipsam malo arbitrio , quo
ita incidit, ut in SerT. Sulpicii, tribuni a prozimis qnisqne minime antciri Tult,
THAITB DES ÉTUDES. 439
A ayez la figure d'homme aussi bien qu'eux. Y a-t-il donc rien
« de plus outrageux et de plus infamant que de déclarer une par-
« lie de la ville indigne de s'allier avec les patriciens , comme
« étant souillée et impure? £t quant aux dignités, la républi-
R que a-t-elle lieu d'être mécontente du service des plébéiens
« dans toutes les charges qui leur ont été confiées ? Il ne leur
ft reste donc plus que le consulat. C'est eu ce point désormais
« qu'ils doivent faire consister leur salut et leur liberté , et ce
a n'est que du jour qu'ils y seront parvenus qu'ils peuvent comp-
tt ter être devenus libres, et avoir secoué le joug de la servitude
a et de la tyrannie. »
Du côté du sénat il n*y avait pas quelquefois moins de vio-
lence et d'emportement. Tout ce qu'on accordait au peuple pour
affermir sa liberté', ils croyaient que c'était autant de perdu
pour eux : et * , quoiqu'ils reconnussent que leur jeunesse
était souvent trop vive et trop échauffée , cependant , s'il fallait
que de part ou d'autre on sortît des bornes, ils aimaient mieux
voir l'audace poussée trop loin du côté de leurs partisans que de
celui de leurs adversaires : tant, dit Tite-Live, il est difficile
dans ces sortes de disputes , où l'on croit ne vouloir qu'établir
une parfaite égalité entre les deux partis , de tenir la balance
dans un équilibre si juste qu'elle ne penche ni de côté ni d'autre,
chacun travaillant insensiblement à s'élever pour abaisser sou
adversaire, et à se rendre formidable pour n'être point soi-
même en état de le craindre , comme s'il n'y avait point de milieu
entre faire et souffrir l'injure.
Cependant , il faut l'avouer à la gloire du peuple romain, cette
disposition prochaine, ce semble, à en venir aux dernières
extrémités et à éclater par de sanglantes séditions ^ , qui est la
* « Qaidqaid libertati plebis cavere» doi altro se efficiant : et injariam a no-
tur, id patres decedere sais opibas cre* bis repulsam, tanquam aut facere aat
dehant. m (Liv. lib. 3, n. 65.) pati necesse sit , injungimas aliis. » (Id.
* « Seniores patrom , ut nimia fesoces lib. 3 , n. 65.)
suos credere juvenes esse , ita malle , si ^ n ^ternaa esse opes romanas, nisi
niodus excedeodas esset , sais qoam ad- inter semetipsos seditionibos saeriant. Id
versariis saperesse animos. Adeo mo- unam Teneaam , eam labem civitatlbiu
deratio tiiendae libertatis , dam aequari opulentis repertam , at magna imperia
velle simalando ita se qaisque extoUit , mortalia essent. Dia snstentatum id mat
ut d eprimat aliam , in difllcili est ; ea- lam partim patrum consiliis , partim pa^
vendoque ne metuant liomines, metaen- tientia plebis. >• (Id. lib. 2 , n 4i.)
A40 . TBAITB DES ETUDES.
source et la cause ordinaire de la ruine des grands empires , fut
longtemps arrêtée et comme suspendue, partie par la sagesse
des sénateurs, partie par la patience du peuple ; et pendant plus
de six cents ans, comme on l'a déjà remarqué, jamiiis ces disputes
domestiques ne dégénérèrent en guerres civiles.
Il se trouvait toujours dans le sénat de ces hommes graves
et sages, amateurs zélés du bien public, qui, évitant également
les deux excès contraires ', ou de trahir les intérêts du sénat
pour se rendre agréables au peuple , ou d*aigrir et d'irriter le
peuple en se déclarant trop vivement pour le sénat, savaient ra-
mener doucement les esprits à la paix et à Tunion, et, par de pru-
dentes condescendances, prévenir les suites funestes qu'une résis-
tance trop ferme aurait infailliblement attirées. Ils représentaient
à leurs consuls trop échauffés et trop violents , tel qu'était un
Appius *, qu'ils ne devaient pas prétendre porter la majesté con-
sulaire au delà des justes bornes que demandait le bien commun
de la paix et de la concorde ; que, pendant que les tribuns et les
consuls tiraient tout chacun de leur côté, la république ainsi di-
visée et déchirée demeurait sans force, les deux partis songeant
moins à la conserver qu'à s'en rendre maîtres. Us représentaient
aussi aux tribuns ^ qu'il ne serait ni glorieux ni utile pour eux de
vouloir établir et accroître leur autorité sur la ruine de celle du
sénat, qui était le conseil public; et que Tunique moyen d'affermir
la liberté dans Rome, et de maintenir l'égalité entre les citoyens,
était de conserver à chaque corps et à chaque ordre ses droits ,
ses privilèges et sa majesté.
Le peuple , de son côté, montrait quelquefois une modération
étonnante , et se piquait d'une générosité dont on aurait de la
peine à croire qu'une multitude fût susceptible : témoin ce qui
' V Alios consoles , aat per proditio- trahant , nihil relictam esse Tiriam in
nem dignitatis patram plebi adulatos , medio : distractam laceratamqae rem-
aut acerbe tuendu jara ordinis , aspe* pablicam magis quorum in manu ait ,
riorem domando multitadinem fecisse. qaam ut incolumis sit , qaœri. n (Id. lib.
T. Quintinm oratîonem memorem ma* 'i , n. 57.)
jestatis patrom concordiaeque ordinum ^ „ jf^ \^ omnia triboni potestatit
habuisse. » (Liv. lib. ',\ , n. G9,) suae implerent, ut nullum publicnra con-
* « Ab Appio petitnr ut tantam con* silinm sinerent esse. Ita demnm liberam
sularem majestatem esse Tellet , quanta civitatem fore > ita œquatas Icges , si sua
in eoncordi civitate esse posset. Dum quisque jura ordo , suam majestatem ic-
tfibnni consulesque ad se quisque omnia ne: t. » fil. lib. 3 . n. 03).
TRAITE DES ETUDES. 437
picius, de race patricienne, et la cadette à un jeune homme
plébéien , nommé Licinius Stolo. Un jour que celle-ci était allée
rendre visite à sa sœur, pendant qu'elles s'entretenaient ensem-
ble, Sul picius , alors tribun des soldats avec la puissance con-
sulaire, revenant chez lui, le premier des licteurs frappa à la
porte avec la verge qu'il portait à la main, comme c'était l'ordi-
naire , et fit grand bruit. La jeune Fabia , pour qui cette cou-
tume était nouvelle, ayant fait paraître quelque frayeur, sa
sœur se mit à rire d'une telle simplicité , s'étonnant que cet
usage lui fût inconnu. Comme souvent les moindres choses font
impression sur les personnes du sexe^ cette innocente plaisan-
terie piqua jusqu'au vif la cadette. La foule des personnes qui
accompagnaient le tribun militaire par honneur, et qui lui de-
mandaient ses ordres, lui fit sans doute regarder le sort de son
aînée comme beaucoup plus heureux que le sien ; et une secrète
jalousie, qui fait qu'on ne peut voir sans peine ses proches au-
dessus de soi , lui fit regretter d'être alliée comme elle Tétait.
Dans le trouble que cette plaie de son cœur encore toute ré-
cente lui causait , son père , l'ayant trouvée plus triste qu'à l'or-
dinaire , lui en demanda la cause. Mais , comme elle ne pouvait
Ta vouer sans paraître manquer d'amitié pour sa sœur et de
respect pour son mari, elle dissimula quelque temps. Enfin
Fabius , par sa douceur et ses caresses , tira d'elle le sujet de
son chagrin, et l'obligea à lui avouer qu'elle avait de la peine de
se voir engagée par une alliance inégale dans une maison où ja-
mais ne pouvait entrer ni charge ni crédit. Son père la con-
sola , et lui dit de prendre courage , l'assurant que bientôt elle
verrait dans sa maison ces mêmes dignités qui lui faisaient trou-
ver sa sœur si heureuse. C'est à quoi , depuis ce moment , il
travailla de toutes ses forces avec son gendre Licinius. Ayant as-
socié à leur dessein L. Sextius, jeune homme entreprenant, à
qui il ne manquait, pour mériter les plus hautes dignités , que
pornituisse. CoDfusam eam ex recenti doloris , qaod jancta impari esset , napta
raorsu animi quum pater forte Tidisset, in domo quam nec honos nec gratia ia-
percauctatus satin salva , avertentem trare posset. Consolans inde filiam Am>
causam doloris (quippe nec satis piam bastos , bonom animum babere jussit ,
adversus sororem , nec admndam in vi- eosUem propediem domi yisnram bnno*
rtim bonoriflcam ) elicuit, comiter scis- res , qoos apad sororem viderat. » (Lir.
citaiido , ut fateretar eam esse caosam lib. 6,n. 34.)
37.
438 T&iklTE DES ETUDES.
le rang de patricien , ils saisirent Toccasion favorable que la
conjoncture du temps leur présentait ; et , après avoir livré aux
patriciens bien des attaques , ils les forcèrent enfin d'admettre
les plébéiens au consulat. L. Sextius fut le premier à qui cet hon-
neur fut accordé.
Depuis cette victoire, rien ne demeura inaccessible au peuple :
préture, censure, dictature même et sacerdoce , tout lui fut ou-
vert , tout lui fut accordé , le sénat jugeant bien qu'après s'être
vu forcé de céder pour le consulat " , il ferait d'inutiles efforts
pour conserver le reste. C'est ainsi qu'un peuple presque es-
clave sous les rois, et faible client sous les patriciens, devint
par degrés ^al à ses patrons , et leur associé dans toutes les
dignités de la république.
TROISIÈME CÀBÀGTEBB.
Modération réciproque du sénat et du peuple dans
leurs disputes.
Les disputes 'entre le peuple et le sénat au sujet des charges
publiques durèrent fort longtemps, et furent poussées avec
une force et une vivacité qui semblaient ne pouvoir se terminer
que par la ruine de l'un des deux partis. Les tribuns du peuple,
fort violents pour l'ordisaire et fort emportés , rie cessaient d'a-
nimer la multitude par des discours pleins de fiel et d'amertume
contre les consuls et le sénat. Au sujet des mariages avec les
patriciens, qu'on avait interdits à ceux du'peuple, « Sentez- vous » ,
« leur disaient-ils, dans quel mépris vous vivez? Ils vous ôte-
« raient, s'ils le pouvaient, une partie de cette lumière qui vous
« éclaire. Ils souffrent avec peine que vous respiriez avec eux un
« même air, que vous parliez un même langage, et que vous
' « Senatu » qaum in summis imperiis taminatam, iodignam connabio haberi ? »
id non ubtinuisset , minus in praetura ten- (Ed., lib. 4 , n. 3 et 4 . )
dente. » (Liv. lib. 8, n. 15) « Nuilius eomm (qui ex plèbe creati
'^ « Ecquid sentiti» in qaanto con» «int tribuni militum ) populum romanam
tempta vivatis? Lncis vobis huju» par- pœnituisse. Consola tum snperesse^ pie-
tem , si liceat , adimant. Quod spiratis , beiis. Kam esse arcem lîbertatis , id co«
quod vocem ipittitis , quod formas ho- lumen. Si eo perventum sit, tum popu-
minum babetis, indignantur... An esse lum romannm vere exactos ex orbe re-
ulla major aut insignior contumelia po- ge«, et «tabilem libertatem suam exiati-
test , quam partem civitalis, velut con- maturum. »> (^Id-lib, 6 , n. 37.)
TBAITÉ D£$ ÉTUDEÇ. 4-11
arriva dans une assemblée où les esprits avaient paru plus
échauffés que jamais. Le peuple paraissait déterminé à ne point
prendre les armes pour repousser les ennemis qui étaient en cam-r
pagne , si Ton refusait de l'admettre dans les charges publiques.
Le sénat, voyant qu'il fallait céder ou au peuple ou aux ennemis,
après s'être inutilement relâché sur ce qui regardait les maria-
ges , crut le devoir faire aussi sur les honneurs ; et , , ayant pro-
posé de nommer des tribuns militaires au lieu de consuls >
il consentit que les plébéiens fussent admis à cette charge. L'é-
vénement montra' qu'après la chaleur et le feu des disputes,
lorsque les esprits , tranquilles et rassis , sont en état de j uger
sainement des choses , le peuple ^tait tout autre que dans les
disputes mêmes. Content de la condescendance qu'avait eue pour
lui le sénat , il ne nomma pour tribuns militaires que des patri-
ciens , par une modération , dit Tite-Live , une équité et une
grandeur d'âme qui se trouvent rarement^ même dans des par-
ticuliers. Hanc modestiam , ^quitatemqiw , et altitudinem
an'mii, uhi nunc in uno inveneris, quas tune populi universi
fuit?
TROISIÈME MOBGEAU DE L'HISTOIRE ROMAINE.
Espace de cinquante-trois ans, depuis le commencement de la
seconde guerre punique jusqu'à la défaite de Persée.
Je prends pour troisième morceau de l'histoire romaine ce
que Polybe avait choisi pour sujet de celle qu'il avait composée ;
je veux dire les cinquante-trois années qui se passèrent depuis le
commencement de la seconde guerre punique jusqu'à la fin de
la guerre de Macédoine , qui se termina par la défaite et la prise
de Persée, et par la destruction de son royaume.
Polybe regarde cet intervalle comme le beau temps delà répu-
blique romaine, où parurent les plus grands hommes, où Ton vit
briller les plus solides vertus , où se passèrent les plus grands et
les plus importants événements ; en un mot , où les Romains
• n EycAtot eoram comitiorom do- poslta certamlna laeorrupto Jadkio
cuit, alioé anfmos in oontentione Iiber> efie. » (Lit. lib. 4, n. 0.)
Itttis dignitatisqae , alios secundam de-
>442 TRAITE DES ETUDES.
commencèrent à entrer en possession de ce vaste empire qui
dans la suite embrassa presque toutes les parties du monde con-
nues pour lors , et qui parvint par de$ progrès suivis et fort ra-
pides à ce degré de grandeur et de puissance qui a fait l'admira-
tion de tout l'univers.
Or, rétablissement de l'empire romain étant, selon Polybe »,
le plus merveilleux ouvrage de la Providence divine parmi les
hommes, et ne pouvant être regardé comme Teffet du hasard et
d'une fortune aveugle , mais comme la suite d'un plan et d*un
dessein formé de loin, concerté avec poids et mesure, et conduit
à sa fin avec une sagesse qui ne s'est jamais démentie, n'est-ce
pas , remarque encore le même auteur, une curiosité bien loua-
ble et bien digne d'un esprit solide, de vouloir connaître en
quel temps , par quels préparatifs , par quels moyens , et par le
ministère de quels hommes , une si belle et si grande entreprise
a été exécutée ?
C'est ce que Polybe , l'historien le plus sensé que nous
ayons, et qui était lui-même grand homme de guerre et grand
politique , avait montré fort au long dans l'histoire qu'il avait
composée , dont le peu qui nous en reste doit faire extrêmement
regretter la perte. C'est aussi ce que j'entreprends de tracer dans
ce morceau de l'histoire romaine, mais d'une manière fort
courte et fort abrégée, en tâchant pourtant d'y faire entrer une
partie de ce qui me paraîtra de plus beau dans Polybe , dans Tite-
lA\e et dans Plutarque , qui sont les sources où je puiserai pres-
que tout ce que j'ai à dire sur ce sujet, soit pour les faits
mêmes , soit pour les réflexions que j'y joindrai.
• rolyb. Ub. I.
FIN DU TOME SECOND.
Ou